Cinq jours plus tard, le moral du groupe s’était amélioré après que le soleil eut fait son grand retour. Certes, l’air était frais, sinon froid, et le givre matinal n’était pas rare à cette altitude ; néanmoins, ils étaient au sec, et Lucas était ravi de dégourdir ses ailes lors des rondes de surveillance.
Bientôt, ils atteindraient Larimar, le premier village de leur destination.
Le Messager Arcal avait appris à ses deux Envoyés que de nouveaux Émissaires remplaceraient Zack, Sybil et Matthias. Lucas comme Syrcail étaient déçus ; notamment du départ de Matthias, qui leur avait consacré une bonne partie de son temps libre. Lucas se demandait si cette rotation des Émissaires était imposée par son père, et si oui, dans quel but ?
Les consignes lancées par Arcal le tirèrent de ses pensées, et tandis que Syrcail éparpillait les cendres de leur feu avant de s’occuper de son paquetage, Lucas sauta en contrebas de leur grotte pour accompagner Satia jusqu’à un petit ruisseau. Il veilla à rester vigilant tout en maintenant une distance polie.
Il ne la comprenait pas.
Elle avait presque l’âge de Syrcail, s’il avait bien compris. Au début, elle s’était montrée distante avec eux, restait avec son père, méfiante. Comme si son escorte pouvait se retourner contre elle ! Était-elle si ignorante du code de l’honneur massilien ? Tous les habitants de la Fédération étaient pourtant au courant.
Jamais un Massilien ne trahirait sa parole.
Il avait fallu Cérulis pour qu’elle paraisse changer d’avis sur eux. Lucas se souvenait parfaitement du changement radical de son attitude au matin qui avait suivi la découverte de son pouvoir.
Satia s’était subitement intéressée à eux, bombardant Syrcail de questions sous les regards amusés des Émissaires. Quand leur tour était venu, ils avaient moins ri ; mais s’étaient malgré tout plié à l’interrogatoire qu’elle leur avait imposé.
Lucas s’était contenté de lui répondre par monosyllabes, peu désireux de s’engager dans une conversation où il devait surveiller la moindre de ses paroles. Son père aurait sa peau s’il trahissait sa confiance en en révélant plus qu’elle ne devait savoir.
Mais ses efforts pour se montrer distant se révélaient vains. Plus il se refusait à lui répondre, plus elle insistait.
Qu’est-ce qui n’allait pas, chez elle ?
*****
Le Maitre des Vents les avait accompagnés trois jours, et si les autres s’étaient montré curieux des longs moments qu’il passait avec Satia chaque soir, les Massiliens s’étaient révélé bien trop polis pour oser le questionner.
Le pouvoir de dominer les Vents était l’un des plus rares, au sein de la Fédération, alors que celui du Feu était le plus commun, en étant détenu par l’ensemble des Prêtres de Mayar. Lucas s’était approché, chaque fois que le Maitre des Vents discutait avec Satia, tendant l’oreille pour en apprendre davantage sur les Dons. Un comportement à la limite de l’impolitesse, il en avait conscience, mais il était terriblement curieux. Et il fut surpris d’apprendre que la plupart des Prêtres et Prêtresses savaient à peine allumer un feu. Des variations de puissance qui lui apparurent logique – c’était la même chose avec le physique, même si un travail acharné permettait de combler certaines lacunes – et dont il nota de questionner son père sur le sujet. Le Don de la descendance de Félénor était-il puissant ? Il avait certainement une importance, pour que la Seycam de Massilia se soit engagée à respecter un serment si ancien.
Le Maitre des Vents les avait quittés, une fois certain que Satia maitrisait les bases de son pouvoir, non sans avoir une dernière longue conversation avec Lisko. Le Messager Arcal et lui s’étaient ensuite entretenus quelques minutes, s’étaient salués, et Cérulis avait pris son envol.
Le groupe avait repris sa progression routinière. Lucas gardait un œil sur Satia, bien décidé à se montrer vigilant. Il brûlait d’avoir une discussion avec son père, de lui parler de Cérulis et des Dons. Il devait reconnaitre qu’il connaissait finalement peu de choses. Le Maitre des Vents avait fait preuve de discrétion ; Lucas était à peu près certain qu’aucun Mecer n’avait réalisé que Satia possédait le Don du Feu. Il espérait que Lisko la surveille pour éviter tout accident.
Ce jour-là, ils s’étaient arrêtés entre deux bosquets de sapins pour la pause déjeuner, sous un ciel gris et des nuages bas. À quelques mètres, l’Émissaire Zack était en grande conversation avec le Messager Arcal. Lucas et Syrcail étaient trop loin pour entendre, mais l’air soucieux du Messager ne trompait personne.
Ils n’atteindraient pas Larimar aussi facilement que prévu.
Enfin, après une attente emplie de frustration, le Messager se dirigea vers eux.
—Des complications, dit-il en englobant leur petit groupe du regard. Des soldats impériaux.
—Si loin de la Porte ? s’étonna l’Émissaire Matthias. C’est rare.
—Oui, confirma Arcal. Je n’aime pas ça.
Lisko aussi était préoccupé, nota Lucas. C’était compréhensible si les soldats de Dvorking en avaient bien après sa fille. Que devenait son rôle à lui ? Sa dernière expérience avec les impériaux était liée à la trahison de Mélior. Assym, Syrcail et lui n’avaient pas fait le poids face aux soldats de l’Empire, s’étaient fait avoir comme des débutants. Les choses seraient-elles différentes, cette fois ? Lucas déglutit. Cette banale mission d’escorte se compliquait.
*****
Les Compagnons envoyés en repérage, le Messager Arcal leur apprit que la confrontation serait inévitable. Les impériaux restaient peu nombreux mais se déplaçaient avec discrétion et poursuivaient clairement un objectif précis.
Bien décidé à mettre toutes les chances de leur côté, Arcal les fit accélérer pour gagner les abords d’une forêt de conifères. Avec la brume qui montait, recouvrait tout, ce serait un camouflage parfait. Le Messager se prit à croire qu’ils pourraient peut-être même éviter le combat. Il se tourna vers le marchand et sa fille.
—Réfugiez-vous dans les bois. S’ils se décident à y pénétrer, nous les retiendrons ici.
—Entendu, Messager, répondit Lisko. Vous êtes certains qu’ils viendront ?
—L’Émissaire Zack les donne tout près d’ici. S’ils suivent nos traces, ils seront bientôt là. J’enverrai Tekeo à votre recherche une fois le combat terminé.
Perché sur son avant-bras, le grand aigle royal lissait ses plumes. Lisko s’efforça de rester confiant. Combattre, c’était la raison d’être des Mecers, et leurs rapaces étaient des alliés redoutables.
—N’allumez pas de feu, évitez tout ce qui pourrait vous trahir.
—Nous serons discrets. Merci, qu’Eraïm vous protège.
Satia avait les yeux agrandis par la peur. Lisko attrapa sa main et la conduisit sous le couvert végétal, tandis que le Messager lançait ses ordres. Les Émissaires et Envoyés se déployaient ; Lisko ne se retourna pas. Cette fois, le combat se ferait sans eux. Ils n’étaient pas de taille face aux troupes de l’Empire des Neuf Mondes, et Satia ne devait pas être repérée. À aucun prix.
—J’ai peur, papa, dit-elle en resserrant ses doigts autour de sa main.
—Je suis là, répondit-il dans un murmure. Tout ira bien.
Ses yeux cherchaient en vain à percevoir quelque chose ; sous les arbres, la luminosité avait chuté. Le brouillard occultait tout, les sons comme la vision. Ils avançaient lentement et prudemment.
—Je suis fatiguée, j’ai froid, se plaignit Satia.
—Encore un effort, ma chérie. Nous devons nous mettre à l’abri.
Lisko continua à encourager sa fille jusqu’à ce qu’il soit certain d’être suffisamment profond dans la forêt. Il ne savait pas trop exactement où il se dirigeait, se contentait de garder le Nord. Le Massilien lui avait assuré qu’il saurait les retrouver. Lisko ne le connaissait pas depuis longtemps, mais il lui avait été recommandé par le Djicam en personne, alors il lui faisait confiance. Jusque-là, il n’avait pas eu à se plaindre de ses décisions.
Les hurlements tout proches d’une meute de loups en chasse lui glacèrent les sangs. Les soldats impériaux n’étaient peut-être pas leurs seuls ennemis. Satia s’était figée, soudain terrifiée.
—Grimpe, lui dit-il en avisant un arbre aux branches basses, non loin de là.
Elle acquiesça, la peur l’emportant sur sa fatigue, et se hissa de branche en branche. L’escalade se révéla facile, malgré l’écorce rugueuse qui écorchait ses mains, et très vite, l’effort la réchauffa suffisamment pour que la sueur perle sur son front. Quand les branches commencèrent à fléchir sous son poids, elle s’arrêta, le souffle court.
—Papa ?
—Je suis là, ma chérie.
Elle ne le voyait pas encore, mais devinait de vagues mouvements sous elle.
—Sommes-nous assez haut ? Sommes-nous en sécurité ? questionna-t-elle dès qu’il se fut juché auprès d’elle.
Lisko prit plusieurs secondes pour reprendre sa respiration.
—Je l’espère. Difficile d’en juger avec cet épais brouillard.
Au moins Satia ne distinguait plus le sol. Elle déglutit. À quelle hauteur se trouvait-elle réellement ? Une chute serait fatale. Combien de temps devraient-ils se cacher ainsi ? Elle était parfois si lasse de fuir encore et toujours…
—Veux-tu essayer de dormir ? proposa son père.
—J’ai trop peur de tomber. Ça ira pour l’instant, ne t’inquiète pas.
Lisko acquiesça.
Le plus difficile commençait. L’attente. Malgré leur perchoir, Lisko ne distinguait pas les étoiles, occultées par la canopée. Ils avaient quitté les Mecers peu avant le crépuscule ; bientôt, il ferait totalement nuit et ils se retrouveraient dans le noir. La situation était angoissante, même si le marchand refusait de se l’avouer pour épargner sa fille. Ils étaient dans l’incapacité totale de communiquer avec leur escorte, n’avaient aucune nouvelle.
Le Messager Arcal leur avait assuré qu’il saurait comment les retrouver ; mais si les impériaux l’emportaient, cette fois ?
Les Mecers étaient certes des guerriers d’élites, il leur arrivait pourtant de mordre la poussière. Après tout, ils n’étaient que quatre, six en comptant les deux apprentis. Et les soldats adverses étaient près de douze, de ce qu’avait entendu Lisko. Un tel regroupement était anormal. Le Messager Arcal n’avait rien dit, mais l’inquiétude avait voilé son regard pendant le rapport de l’Émissaire Zack.
Lisko ne voyait qu’une seule raison à leur éloignement : le Messager doutait de remporter le combat et leur avait indiqué la seule issue possible, le seul moyen pour eux d’éviter les impériaux : se cacher dans la forêt, aidés par la brume qui les rendrait invisibles.
*****
Le Messager Arcal posa la main sur son épaule et Lucas sursauta.
—Ne t’en fais pas trop pour eux, dit-il en suivant son regard vers la forêt. Ils sont bien plus en sécurité que nous.
Gagné par l’appréhension, incapable de prononcer un mot, Lucas hocha la tête.
—Les impériaux seront nombreux, cette fois, reprit Arcal. Veille à ne pas rester isolé. Souviens-toi de ce que tu as appris. Mets-le en pratique. Le combat sera difficile.
Lucas ravala plusieurs fois sa salive avant de pouvoir répondre.
—Oui, Messager.
Une dernière pression sur l’épaule et Arcal le laissa là, tandis que les Émissaires se rassemblaient. Ils tinrent brièvement conseil ; avec le brouillard qui s’élevait, difficile de percevoir l’approche des ennemis, et impossible de lancer des attaques depuis le ciel – ce serait suicidaire.
Syrcail s’approcha de Lucas.
—Je n’ai jamais vu le Messager si sombre, murmura-t-il. Je commence à avoir peur pour la suite, là.
—Moi aussi.
—Mais nous sommes ensemble, rappela Syrcail.
Lucas sourit malgré ses doutes.
—Et nous veillerons sur nos arrières.
Les Émissaires s’étaient déjà reculés dans les brumes. Syrcail et Lucas avaient reçus leurs ordres : se tenir en retrait, se couvrir mutuellement, achever les blessés ennemis, identifier les soldats isolés dont ils pourraient parvenir à se défaire. Avec autant d’ennemis, il serait compliqué au Messager et aux Émissaires de garder un œil sur eux. Ils ne pourraient compter que sur leur propre force et leur détermination.
Lucas se focalisa sur sa respiration, chercha le calme et la concentration alors que son cœur tambourinait dans sa poitrine. Il essuya ses mains moites sur son uniforme avant de raffermir sa prise sur son épée, murmura une fervente prière à Eraïm.
Ils n’avaient pas beaucoup d’avance sur les impériaux ; ils n’avaient qu’à attendre. Les deux Envoyés s’exhortaient à la patience, alors que chaque minute leur paraissait une heure. Une chouette hulula deux fois ; Syrcail et Lucas sursautèrent avant d’échanger un sourire. Le Messager les avait prévenus : Sybil les avertiraient dès que son Compagnon apercevrait l’ennemi. Les deux amis tendirent l’oreille, à l’affût du moindre bruit. Puis le fracas des armes qui s’entrechoquent retentit, suivi des cris de surprise et des ordres aboyés avec force.
Un ennemi surgit du brouillard, quelques mètres devant eux, hagard et perdu. Lucas et Syrcail n’eurent même pas besoin de se consulter : ils avancèrent au contact et l’engagèrent ; le terrassèrent en quelques passes. Ils avaient conscience que cette victoire était facile, mais elle les rassura sur leurs compétences et leur donna la confiance dont ils avaient besoin.
Leur répit fut de courte durée ; un autre ennemi fut bientôt sur eux. Lucas plissa les yeux dans l’obscurité qui s’était faite avec la nuit. Les Massiliens avaient une vue perçante, mais seuls ceux liés avec un Compagnon disposant d’une vision nocturne n’étaient pas gênés par l’absence de lumière. Le soldat boitillait ; blessé, mais son attitude poussait pourtant Lucas à la méfiance. Quelque chose titillait son esprit, alors que Syrcail se propulsait au-devant de lui. Ses soupçons se confirmèrent quand l’impérial para l’attaque de son ami avec un sourire narquois. Un frisson glacé remonta le long de son échine lorsqu’il aperçut les étoiles rouges sur l’uniforme gris. Un Maagoï. Pourquoi les Émissaires n’avaient-ils pas prévenu qu’il y aurait des soldats d’élite impériaux ?
Syrcail jura et bondit en arrière en se tenant le bras. Lucas s’élança à son tour, grimaça sous la puissance du coup qu’il para de justesse.
—Vous vous cachiez, les jeunots ? susurra le Maagoï. Je vais pouvoir m’amuser un peu.
Lucas frémit au son de la voix doucereuse. Dans le contact de leurs armes, il aurait dû lire la tension de son adversaire, or il ne distinguait rien, ne ressentait rien.
Et ça, ça augurait mal de la suite.
Le Maagoï se fendit, Lucas recula en catastrophe, évita de justesse d’être transpercé. Par Eraïm, comment allait-il se sortir de là ? L’impérial ne poussa pas son avantage, se contenta de sourire. Lucas déglutit. L’homme lui était clairement supérieur, le savait et en jouait.
Mais Lucas était habitué à confronter plus fort que lui. Le Messager Arcal ne leur faisait pas de cadeaux, les Émissaires non plus. Ce Maagoï portait des coups destructeurs ; Lucas esquivait, réfléchissait à une stratégie. Il devait surprendre son adversaire, se montrer imprévisible.
Difficile quand on était inexpérimenté et qu’on affrontait un combattant d’élite.
Lucas attaqua de nouveau, déploya tous ses talents, utilisa toutes les feintes et techniques qu’il connaissait. En pure perte. Son adversaire se contentait de sourire chaque fois qu’il détournait ses frappes d’un simple mouvement du poignet. Lucas serra les dents. Que c’était agaçant !
Syrcail se joignit à lui ; il avait cherché à se faire oublier pour mieux surprendre leur adversaire. Mais le Maagoï contra son attaque sans forcer.
—Il est blessé, pourtant, souffla Syrcail. Il ne devrait pas nous dominer ainsi.
Lucas acquiesça. Ils avaient largement sous-estimé l’homme, le pensant à leur portée. Ils réalisaient maintenant le gouffre qui les séparait.
—On fait moins les malins, hein, les jeunes ? Dites-moi où est la gamine et j’épargnerai vos vies.
Le sang de Lucas se glaça dans ses veines. La menace qui planait sur la descendance de Félénor était donc bien réelle. Syrcail s’était fermé lui aussi : impensable pour un Massilien de trahir sa parole, et leur devoir était de les protéger. Leur silence ne semblait pas être la réponse que l’impérial attendait. Pour la première fois, son sourire disparut.
—Vous me faites perdre mon temps. Finissons-en.
Sa vitesse stupéfia les deux Envoyés. Un coup de coude déstabilisa Syrcail qui ne put éviter le pied qui lui coupa le souffle. L’impérial en profita ; Syrcail s’envola, blessé à la jambe, tandis que Lucas tentait de surprendre leur adversaire. Une légère touche sur le bras fut tout ce qui lui fut accordé ; le Maagoï se rua sur lui et Lucas recula en catastrophe. Le sol humide se déroba sous ses pieds ; déséquilibré, Lucas s’écrasa au sol. Une douleur fulgurante traversa son bras alors qu’il roulait pour prendre de la distance. L’adrénaline qui coulait dans ses veines lui permit de faire abstraction de la douleur pour se relever tandis que Syrcail se posait à ses côtés, inquiet.
L’impérial ne leur accorda pas de répit. La respiration hachée, Lucas et Syrcail bondirent de nouveau, totalement dominés. Impossible de se repérer dans ce brouillard qui masquait tout ; plusieurs fois, Lucas trébucha sur le sol inégal. Il était presque certain qu’ils s’étaient trop éloignés de la forêt.
—Fuis, je vais le retenir, intervint Syrcail.
Il compensait sa blessure à la jambe en utilisant ses ailes.
—Hors de question.
La réponse avait fusé d’elle-même. Lucas avait choisi sa voie, et s’il trouvait louable que son ami le soutienne, il ne voulait pas de son sacrifice. Ils étaient Envoyés tous les deux, prenaient les mêmes risques, subiraient les mêmes conséquences. Question d’honneur. Lucas était décidé à éviter tout traitement de faveur.
Syrcail jura comme l’impérial feintait de nouveau : il paya son erreur d’une nouvelle blessure, pressa la main sur son bras. Cette seconde d’inattention suffit au Maagoï qui le renvoya au sol avant d’abattre sa botte sur l’aile à sa portée. Syrcail hurla et Lucas grimaça au claquement sec.
—Dégagez !
Lucas recula d’un pas comme le Messager Arcal atterrissait entre eux et leur adversaire. Adversaire dont les sourcils s’étaient froncés. Les deux soldats d’élite s’engagèrent aussitôt dans un combat dont l’intensité médusa les Envoyés. L’uniforme blanc du Messager était barbouillé d’écarlate ; son sang, ou celui de ses ennemis ? Lucas s’était accroupi près de Syrcail, qui, pâle et les dents serrées, avait réussi à s’asseoir. Les attaques et les parades s’enchainèrent ; l’impérial toucha le premier mais la riposte d’Arcal lui fut fatale. L’homme s’écroula, mort, tandis que le Messager titubait.
—Vous allez bien, Messager ? risqua Lucas.
—Vous n’êtes pas encore prêts à affronter un Maagoï, répondit Arcal. Que faites-vous si loin de votre position ?
—Nous avons seulement essayé de survivre, Messager, intervint Syrcail.
Lucas ne pouvait en être certain avec l’obscurité, mais il aurait juré que les traits de leur mentor s’étaient adoucis.
—Vous ne vous en êtes pas trop mal tirés, reconnut Arcal. Suivez-moi.
Le Messager rengaina son arme et les deux jeunes s’empressèrent de l’imiter. Le claquement de l’épée dans son fourreau fit reprendre conscience à Lucas de leur environnement. Le brouillard, dense, masquait les contours à quelques mètres ; on devinait la silhouette des arbres çà et là ; l’odeur terreuse de l’humus piétiné rejoignait celle métallique du sang versé.
Dans le silence brisé par leurs respirations et le bruit de leurs pas, Lucas réalisa qu’il avait survécu à l’affrontement. La douleur dans son bras s’intensifia. À ses côtés, Syrcail était blême. Quelques minutes plus tard, Lucas s’immobilisa comme ils débarquaient dans un… charnier. Il n’y avait pas d’autre mot possible. Au moins une dizaine de corps jonchaient le sol. L’odeur de la mort empuantissait l’atmosphère. Syrcail s’était figé également ; le cœur de Lucas se serra quand il discerna une paire d’ailes au milieu des cadavres.
—Où sont les autres ?
Le Messager ne se retourna pas, continua sa route, et les deux Envoyés s’empressèrent de le rejoindre.
—Trois impériaux ont réussi à gagner les bois. Zack et Matthias sont à leur poursuite.
Le Messager les guida loin de l’endroit où les combats s’étaient déroulés. Quand ils atteignirent un bosquet de jeunes sapins, il s’appuya au tronc avec soulagement. Un amas de branchages était déjà en place, leurs sacs présents. Lucas s’émerveilla une nouvelle fois du sens pratique des Mecers : le Messager avait tout prévu à l’avance.
—Syrcail, allume le feu. Lucas, il y a des rations dans mon sac. Sors-les.
—Vous allez êtes blessé, Messager ? s’inquiéta Lucas.
Arcal opina.
—Vu leur nombre, nous nous en tirons pas si mal. Je ne sais pas comment Zack a pu se faire avoir ainsi, mais ils étaient une bonne vingtaine. Et surtout, trois Maagoïs les encadraient.
Lucas pâlit. Quatre contre vingt ! La réputation des Mecers n’était plus à faire, mais une fois encore l’un des leurs était mort au combat.
—Matthias arrive, reprit Arcal.
—Et l’Émissaire Zack ?
—Mort.
Lucas échangea un regard avec Syrcail. Le feu de leurs blessures était un constant rappel de la chance qu’ils avaient eu d’être en vie. L’Émissaire Matthias surgit de la brume alors que les flammes s’élevaient. Il s’assit près d’eux, les traits tirés, fatigué, marqué par la mort de ses compagnons d’arme.
—Bien, maintenant que nous sommes tous là… Lucas, approche. Matthias, vient m’aider.
La dague d’Arcal trancha l’uniforme de son bras. Lucas s’efforça de ne pas paniquer en découvrant son avant-bras tuméfié qui avait doublé de volume.
—Il te faudra des soins plus approfondis à Larimar, nota Arcal en palpant le bras. C’est clairement cassé.
La souffrance explosa au simple mot. Lucas laissa échapper un cri et les larmes lui montèrent aux yeux. Matthias banda son bras à l’aide d’éclisses, puis le positionna contre son torse et laissa une longueur supplémentaire pour lui faire une écharpe qu’il noua autour de son cou. Lucas aurait voulu se recroqueviller autour de son bras et disparaitre ; quand la douleur cesserait-elle ?
Matthias lui tendit un bâtonnet noirâtre, et Lucas releva un regard inquisiteur.
—De la racine de Linpo. Un antidouleur puissant. Attention, si tu en prends trop, tu deviendras dépendant de son pouvoir.
Lucas le remercia, mâchonna distraitement. Le goût était amer, terreux, mais la douleur s’estompa en quelques minutes et il put respirer plus facilement.
Matthias n’avait pas chômé ; Syrcail serrait les dents, le visage bien pâle tandis que son aile était arrangée, doucement repliée sur son dos et entourée de bandages. Enfin, Arcal se défit de son uniforme. Lucas cilla devant le nombre de blessures. De nombreuses estafilades étaient bénignes, mais une plus large fut recousue par l’Émissaire Matthias sur les côtes.
Le Messager avait conscience d’être passé tout près de la catastrophe. Les impériaux s’étaient avérés plus nombreux que prévus, et les soldats d’élite impériaux leur avaient donné du fil à retordre. Contrairement à ses habitudes, Matthias se montra silencieux. Il avait été le plus jeune des trois Émissaires, et même si Zack et Sybil l’avaient souvent taquiné, il régnait entre eux une belle amitié. Une fois encore, ils avaient perdu des camarades, songea Lucas. Il commençait à se demander s’il était bien de se lier autant si seule la souffrance les attendait en fin de compte.
—Repos pour ce soir, déclara enfin le Messager. Je prends le premier tour de garde et Matthias fera la suite.
—Et le marchand et sa fille ? s’inquiéta Lucas.
—Dans cet état, nous ne leur servirons à rien. Lisko est prudent, et ils sont capables de passer la nuit dans la forêt. Nous partirons à leur recherche au matin.
_____________
"Au début, elle s’était montrée distante avec eux, restait avec son père, méfiante. Comme si son escorte pouvait se retourner contre elle ! Était-elle si ignorante du code de l’honneur massilien ? Tous les habitants de la Fédération étaient pourtant au courant.
Jamais un Massilien ne trahirait sa parole.
Il avait fallu Cérulis pour qu’elle paraisse changer d’avis sur eux."
Attends, tu ne disais pas vraiment ça, au chapitre précédent... mais quelque chose d'un peu contradictoire, justement :
"Elle tremblait de plus en plus, leva des yeux angoissés sur Lucas. Comme si elle se fiait à son avis, songea le jeune Envoyé, troublé."
Alors, si c'est *le moment* où ça a basculé (ce qui est le plus logique), je pense qu'il faut dessiner tout ça plus nettement. Parce que là, c'est pas très clair. Les interactions psychologiques, c'est toujours un gros morceau, super important, détailler la progression permet de les rendre vraisemblables.
_____________
Si j'ai bien compris, après le second changement de scène (***), on passe au point de vue de Lisko ? Du coup, la phrase "Le Messager se prit à croire qu’ils pourraient peut-être même éviter le combat." déstructure la séquence (pareil en fin de chapitre, d'ailleurs).
Et après... on passe en interne sur Satia. Ok, je suis casse-pieds avec ça, mais *vraiment*, la conduite rigoureuse des points de vue est probablement l'outil le plus puissant de structuration du texte. C'est magique, mais ça change tout. Alors, bon, tu vas dire : oui, mais là, narrateur omniscient.
Ben non, sinon il faudrait que ça soit partout, parce que là... un coup tu sais ce qu'ils ont en tête... et un coup, tu sais pas... Il faudrait au moins prévoir des séquences isolées des autres, très clairement (par des repères typographiques par exemple)... c'est un truc très compliqué à gérer, l'omniscient, d'ailleurs. C'est pour ça qu'on ne le rencontre quasiment plus.
Et en plus, le plus souvent, c'est le pdv de Lucas que tu déroules. Intercaler Satia (plus centrale que son père, on dirait) de temps en temps, à partir du moment où elle prend de l'importance n'est pas impossible, c'est juste... délicat, mais faisable. Disons qu'il faudrait de manière régulière des petits passages où c'est un autre pdv que celui de Lucas (on a eu Syrcail, déjà, plus haut... ça pourrait fonctionner, mais il faut une logique de construction, une ossature).
_____________
Petites remarques :
"L’adrénaline qui coulait dans ses veines lui permit de faire abstraction de la douleur" ▶️ l'adrénaline est une notion de médecine moderne, début de notre XXe siècle, ils ont ça dans ton monde ? Parce que sinon, vu que tu te places en interne distant, tu ne peux parler que de ce qu'il connait, lui... sinon, ça produit un effet d'anachronisme.
Lucas le remercia, mâchonna distraitement ("distraitement", dans un moment pareil ?)
Bisous 🦋
Je sentais qu'il restait des trucs qui n'allaient pas dans ce chapitre, et je crois que le début va être beaucoup remanié / re-écrit pour refaire ça bien !
Notamment sur le point de vue parce que j'avais pas mal de sauts que j'ai supprimé (ou essayé ^^) mais apparemment certains m'ont échappé.
Sur ce roman c'est clairement Lucas qui est en PDV, mais si je veux caler Satia "de temps en temps" faut donc que j'équilibre. C'est logique de toute manière, s'il y a toujours Lucas puis soudain d'autres ça case l'immersion ouaip.
Faut que je vérifie s'il y a un intérêt sur son PDV à elle, globalement. Là, comme c'était elle qui vivait le truc, j'avais trouvé ça intéressant de le montrer. Ou alors faut que je reste à 100% sur Lucas et que j'adapte, et/ou qu'elle lui raconte tout ça par la suite ?
Je vais relire les derniers chapitres avec cette idée en tête, je vais voir s'il y a beaucoup de passages PDV autres que Lucas. S'il y en a peu, ça sera certainement mieux de rester focus sur lui.
N'empêche, tout ça m'aura fait prendre conscience de cette importance du point de vue, et j'ai l'impression de mieux l'appliquer dans mes textes actuels.
Vraiment merci, tu mets le doigt là où je dois bosser ^^ Il reste 3 chapitres (dont un dont je ne suis toujours pas satisfaite, c'est pas facile de faire une fin avec des impératifs, dans ce cadre de préquelle), je vais zieuter ce que je peux faire. Avant le Nano, si possible ^^
Ah, et pour l'adrénaline... ben bonne question, je ne crois pas l'utiliser d'habitude en plus... je vais le remplacer. Je ne sais pas trop ce qu'ils savent ou pas là-dessus, faut que j'y cogite aussi. Ils descendent d'une civilisation "avancée" mais ont oublié pas mal de trucs, donc faut que je le fixe.
Au boulot ^^
Là, ou tu passes tout en "point de vue Lucas"... ou tu laisses quelques fenêtres à Syrcail et Satia (voire au père, au début) - mais ça doit être bien délimité typographiquement, et répété avec une certaine régularité. Pas super simple à gérer (les points de vue franchement alternés le sont presque plus). C'est un boulot de précision, l'architecture narrative, on s'en rend pas forcément compte au départ.
Gros bisou 🦋