Je devine rapidement par la direction qu’a prise Anna que nous nous dirigeons vers le lac. Pendant toute la durée du trajet, nous cheminons en silence. Nous arrivons finalement au bord de l’eau. Comme à chaque fois que je viens ici, j’éprouve un sentiment de paix en survolant du regard la grande étendue bleue qui se dévoile à moi.
- Nous ne serons pas dérangés, dit ma sœur, me sortant ainsi de ma contemplation.
Pour toute réponse, je hoche lentement la tête. Je m’étais préparé à cette discussion, mais je dois avouer que maintenant que j’ai enfin l’occasion de parler à mon aînée, j’ignore par quoi commencer. Nous avons tant à nous dire. Le plus simple serait de reprendre là où nous étions arrêtés hier, mais la situation a changé depuis. C’est finalement Anna qui se lance la première m’épargnant ainsi de décider.
- Louis m’a appris que tu venais souvent ici depuis ton arrivée.
Je ne m’attendais pas à ce qu’elle débute par ça.
- C’est l’endroit où je me sens le mieux, déclaré-je.
- C’est également mon cas, m’avoue-t-elle.
Ses épaules s’affaissent comme libérer d’un poids. Elle émet un soupir avant de poursuivre :
- Parfois cela fait du bien d’être seule, de ne plus être forte, d’être moi-même.
Je porte mon attention sur elle et réalise que ses yeux se sont mis à briller. Un pincement douloureux se fait sentir au fond de ma poitrine en entendant ses propos. Mon corps réagit par lui-même et l’instant d’après, j’enlace Anna contre moi. Ce n’est que dans cette position que je remarque la différence de taille que nous avons. Si je lui arrivais au menton quand elle nous a quittés, je la dépasse désormais d’une bonne tête. Les bras de ma sœur passent autour de moi et me rapprochent un peu plus d’elle. Elle laisse échapper un sanglot.
- Désolée, Hans, hoquette-t-elle. On est censé parler de ton problème et je ne fais que m’apitoyer.
Je réaffirme mon étreinte sur ses épaules.
- Ce n’est rien, Anna, la rassuré-je. On aura tout le temps après.
Je crois surtout que c’est de ça dont nous avions besoin. Ici, il n’y a ni rebelle, ni armée, juste nous deux. J’ignore pourquoi, mais j’ai l’impression de retrouver enfin ma sœur, celle de mon enfance, celle qui ne flanche jamais en public, mais qui reste humaine avant tout. Nous conservons cette position un bon moment avant qu’Anna murmure dans un souffle :
- Je peux enfin te dire ce dont j’ai été incapable de faire hier. Vous m’avez manqué, toi, Nikolaï, maman et papa.
- Toi aussi, tu nous as manqués.
Elle s’écarte.
- Dis-moi la vérité, Hans. Papa me reproche encore d’avoir pris sa place ?
J’hésite un instant à lui mentir, mais cela ne nous apporterait rien.
- En un sens, oui, mais tu sais, Anna, même s’il a pu te faire penser le contraire, papa a toujours été si fier de toi. C’est surtout lui qui s’en voulait de ne pas avoir eu la force de te retenir. Tu étais tellement plus importante que cet argent.
Un sourire s’étend sur ses lèvres, mais ses yeux ne reflètent que tristesse.
- Je ne regrette pas mon choix, reconnait-elle. Je l’ai fait avant tout pour vous, mais en sachant ce que ça m’a coûté, je me dis que je n’aurais pas dû accepter. Je me reproche tellement d’avoir cru aux belles paroles de l’armée.
Un certain abattement s’empare de moi.
- Cela ne sert à rien de ressasser le passé. Si tu es fautive, nous le sommes tout. Nous non plus, nous n’avons rien vu.
- Tu n’étais qu’un gosse lors de notre séparation, Hans. Tu n’étais même pas là quand j’ai annoncé ma décision de vous quitter aux parents. Cesse de parler comme si tu étais déjà au courant de tout à l’époque, me rabroue-t-elle gentiment.
Face à cette remarque, je ne réponds rien, car c’est la vérité. Je n’avais pas mon mot à dire.
- Je ne te forcerai pas à en parler avec moi, Anna, mais je souhaiterai te demander ; qu’as-tu vécu dans la section médicale ?
Ma sœur se paralyse instantanément à peine ai-je poser ma question et lorsque je croise son regard une terreur sans nom s’y reflète. Cela ne dure qu’une fraction de seconde avant que cette lueur disparaisse et qu’elle se reprenne.
- Cela ne te mènera à rien de savoir ça, finit-elle par me dire d’une voix qui reste malgré tout vacillante. Surtout si elle, elle s’y trouve en ce moment.
Elle n’a pas besoin de la nommer que je sais qu’elle veut parler d’Elena. Cela me ramène aussitôt face à la dure réalité et je me souviens à nouveau la raison pour laquelle je désirais tant voir Anna. Je m’apprête à prendre la parole, mais mon interlocutrice est plus rapide.
- D’ailleurs, Hans, en ce qui la concerne, je te dois des excuses. Je n’aurais pas dû te cacher la vérité.
J’ai été furieux d’apprendre par Tim qu’Anna ne m’avait rien dit, mais le fait qu’elle le reconnaisse et m’en parle en première me soulage.
- Pourquoi l’avoir fait ? demandé-je calmement.
- Ce n’était pas à moi de le dire. Je n’aime pas la Faucheuse, mais…
- Cesse de l’appeler comme ça, la coupé-je, irrité. Elle a un nom.
- Pardon, se reprend Anna. C’est l’habitude. Je disais donc, je n’aime pas Elena, mais s’il y a bien une chose que je n’apprécie pas faire, c’est dévoiler le secret de quelqu’un.
- Tu as pourtant mis Tim au courant, relevé-je.
- Tim est notre chef, Hans. S’il veut mener à bien nos missions, il doit tout savoir. Toutefois, je ne m’attendais pas à ce qu’il t’en parle. Je regrette de ne t’avoir rien dit.
- J’aimerais te poser une question si cela ne te dérange pas.
- Vas-y, m’invite-t-elle.
- Comment a réagi Elena en l’apprenant ?
Un ricanement traverse ses lèvres.
- À ton avis ? Très mal.
- Elle l’ignorait donc ?
- Ça m’en a tout l’air ou alors elle jouait vraiment bien la comédie.
Je souris en entendant cette phrase.
- Elena ne sait pas mentir, murmuré-je.
- Et puis, complète ma sœur. Je dois t’avouer que si je me suis tu, c’est aussi parce que je craignais ta réaction.
- Que je retourne à la base ? achevé-je à sa place.
Elle opine du chef. Je croise les bras et porte mon attention sur le lac.
- Cela serait te mentir que te dire que ce n’est pas le cas, déclaré-je.
- Mais tu ne le feras pas.
J’ignore si c’est un ordre ou une demande. Je lui jette un regard en coin et un sourire sans joie se dessine sur mes lèvres.
- Ça, ça dépendra de la tournure des évènements. Si je vois que cela ne va pas dans mes intérêts, je n’hésiterai pas à faire cavalier seul, l’avertis-je.
L’expression d’Anna se rembrunit face à mes paroles.
- Et quels sont-ils tes intérêts ?
- Sortir Elena et Nikolaï de la base et guérir du Projet, énuméré-je. En soi, on pourrait dire qu’ils sont presque similaires aux vôtres.
- Seul, tu n’as aucune chance de leur tenir tête.
- C’est pourquoi j’espère que je n’aurai pas à le faire.
- Tu es bien égoïste, me reproche-t-elle.
- Je vais être honnête avec toi, Anna, je n’en peux plus de tout ça. Les complots, la vengeance, j’ai eu ma dose. Je souhaite juste vivre ma vie.
Les traits de mon interlocutrice se détendent et elle pose une main sur mon bras.
- C’est notre rêve à tous, Hans, mais nous ne le pouvons pas. En tout cas, tant que l’armée poursuivra ses expériences et ses massacres, nous ne serons jamais en paix.
- Je sais, soupiré-je. C’est pour ça que je compte bien intégrer vos rangs. Je veux mettre un terme à tout ça.
J’aurais beau dire à Luna et Anna que je souhaite me tenir éloigner de ces conflits, à l’instant où je me suis enrôlé, je n’avais déjà plus le choix. Je dois désormais choisir mon camp et ma contamination par Tellin m’a définitivement détourné de celui de l’armée. Mon interlocutrice croise à son tour ses bras sur sa poitrine.
- Alors, il va falloir prouver que nous pouvons te faire confiance, ce qui sous-entend de ne pas effrayer tes futurs compagnons avec tes talents au combat.
- Avoue que je suis plutôt doué, dis-je en espérant qu’elle passe à autre chose.
- Là n’est pas la question, Hans, se borne-t-elle à mon grand désarroi.
Je me gratte l’arrière du crâne quelque peu mal à l’aise. Elle ne va pas lâcher l’affaire aussi facilement.
- Je n’ai pas ressenti beaucoup d’hostilité après ta défaite, me défends-je. Au contraire, j’ai eu l’impression que certains se sont détendus.
- Peut-être, mais c’était beaucoup trop tôt. Attends que Tim ait un peu rassuré tout le monde avant d’à nouveau te montrer en spectacle.
Je m’apprête à riposter, toutefois face à son regard sévère, le même qu’elle me faisait quand je faisais une bêtise étant enfant, je finis par grommeler à contrecœur :
- Promis.
Elle se détend quelque peu.
- Contente de te l’entendre dire. Ton aide nous sera précieuse. De retour au camp, va voir Tim pour qu’il te trouve quelque chose à faire.
- Très bien.
- Dans ce cas, il est plus que temps de reprendre nos activités respectives. Je n’ai pas une minute à moi, soupire-t-elle en s’étirant.
Elle tourne les talons, mais je la retiens. J’ai failli oublier le plus important.
- Je sais que tu ne peux pas tout me dire, commencé-je. Mais à ton tour de me faire une promesse, si jamais tu as des nouvelles sur Elena et Nikolaï, bonne ou mauvaise peu importe, s’il te plait, tiens-moi au courant.
Elle pose sa main sur mes doigts.
- Tu as ma parole, Hans.
Elle se tait avant de poursuivre :
- Mais à une condition, jure-moi que tu ne feras rien d’inconscient. Je t’ai enfin retrouvé, je refuse de te perdre à nouveau.
- Tu sais pourquoi je me suis engagé, me contenté-je de lui demander.
- Comment l’oublier, regrette-t-elle.
- Rassure-toi, grande sœur. Je ne t’ai pas cherché pendant sept ans dans ce nid à vipère pour t’abandonner l’instant d’après. Je compte bien me battre pour vivre.
- Je l’espère bien.
Je me rapproche d’elle et lui dit comme une confidence.
- Et quand tout ça sera fini, on rentrera tous les trois, toi, Nikolaï et moi au village. Maman nous fera sa spécialité et nous la mangerons tous ensemble comme au bon vieux temps.
Anna me jette un coup d’œil et me demande avec sérieux :
- Sa spécialité ? Tu veux parler de son ragoût de porc ou de son gâteau à la crème ?
- Pourquoi pas les deux ?
- Et avec une bouteille de cidre comme papa l’aime ?
- Certainement.
Un sourire se dessine sur ses lèvres.
- J’ai hâte.