Aujourd’hui, j’ai dix-huit ans. Cela devrait être un jour de fête. Je devrais me réjouir, mais pour moi c’est surtout une malédiction. J’observe la route à travers la fenêtre. Il devrait bientôt être là. Un mélange de crainte, de colère et d’excitation s’entremêle en moi. Mon tour est venu Luna, pensé-je. Mon regard quitte la vitre des yeux pour se poser sur la valise sur mon lit. Un goût amer m’envahit la bouche. J’ai attendu ce moment, mais maintenant qu’il approche j’ai de plus en plus de regrets. On frappe à ma porte. Magda entre. Elle me fixe d’un air triste.
- Ils seront là d’une minute à l’autre, se contente-t-elle de me dire.
Je hoche la tête pour toute réponse et reporte mon attention sur l’extérieur. Le silence s’installe. Magda se décide à le briser :
- As-tu besoin de quelque chose ?
Je me raidis.
- Plus maintenant, déclaré-je sans me retourner.
Le malaise entre nous s’alourdit encore davantage. Magda doit continuer à m’observer depuis le pas de la porte.
- Tu dois être soulagé de me voir partir, dis-je comme une évidence.
Les secondes s’écoulent avant que ma mère adoptive reprenne la parole.
- Elena.
- Qu’est-ce qu’il y a ? demandé-je d’un ton neutre.
- Tu vas me manquer.
Je me retourne enfin et remarque qu’une larme glisse le long de sa joue. Je me rapproche d’elle.
- S’il te plait, Magda, ne pleure pas pour moi.
L’instant d’après, elle me serre contre elle.
- Quand cesseras-tu d’être aussi froide avec moi, Elly ?
Cette brusque vague de sentiment me prend de court. Je me dégage et dis la première chose qui me passe à l’esprit pour masquer le trouble qui m’envahit :
- Ne m’appelle pas comme ça. Tu sais bien que je ne supporte pas ce surnom que toi et Luna me donnez.
Un rire bref traverse les lèvres de Magda. Elle pose sa main sur ma joue et me répond le visage ruisselant de larmes.
- Je n’aurais bientôt plus le loisir de le faire alors laisse-moi encore en profiter un peu, ma fille.
Je me sens tout à coup stupide. C’est vrai dans peu de temps nous serons définitivement séparés et je crains que ce soit la dernière fois que nous nous voyons Magda et moi. Pourquoi faut-il que je sois toujours sèche avec elle ? Je pose ma tête sur son épaule.
- Toi aussi, tu me manqueras, murmuré-je.
Ma mère adoptive passe sa main dans mes cheveux. Je ferme les yeux pour m’imprégner de ce moment de paix. Quand est-ce que cela m’arrivera-t-il encore ? La sonnette retentit, mais aucune de nous deux bougeons. Nouvelle tentative. Cette fois-ci, Magda s’écarte. Les larmes ont disparu, pourtant c’est d’une voix enrouée qu’elle me dit :
- C’est l’heure.
Je lui souris tristement. Les mots ne parviennent plus à sortir. Pendant que j’emballe les dernières affaires sur mon lit, ma mère adoptive descend l’escalier et ouvre à notre visiteur. Je perçois des bribes de leur conversation et comprends que mon père n’a pas pu venir. Une profonde haine éclot en moi. Évidemment, je ne vaux pas Luna. Lorsque je suis en bas, je remarque l’homme qui se tient sur le palier. Je ne suis pas surprise que ce soit lui. Magda s’en va dans la cuisine pour aller chercher les tartines qu’elle m’a préparée pour le trajet. Je me retrouve seule avec le nouvel arrivant. Je me rapproche. Il me tend la main.
- Donne-moi ta valise, Elena.
Il l’empoigne avant que je puisse répondre.
- Tu te rappelles mon prénom ? m’étonné-je.
Je me mords la langue l’instant d’après. Quelle question stupide ! Il est venu me chercher, bien sûr qu’il sait comment je m’appelle. Face à ma demande, il me sourit.
- Comment t’oublier ? Moi en revanche, je ne dois être qu’un vague souvenir pour toi.
Magda réapparait et me tend un paquet. Elle se tourne vers le jeune homme.
- Je vous la confie, colonel.
Il est donc monté en grade en trois ans. D’un côté, cela ne m’étonne pas tellement. Celui-ci s’incline avant de s’éloigner. Ma mère adoptive me serre contre elle. Contrairement à tout à l’heure, je lui rends son étreinte et respire l’odeur de lavande dont elle est imprégnée.
- Écris-moi, m’enjoint Magda d’une voix presque suppliante.
- Aucune lettre de Luna ne nous est parvenue, cela ne sert à rien, fais-je remarquer.
- Essaye. Pour moi. Qui sait, peut-être que l’une d’entre elles passera entre les mailles du filet ?
- Si cela peut te faire plaisir, je le ferai.
Je m’écarte.
- Porte-toi bien, dis-je avant de m’éloigner.
- Elena !
Je me retourne.
- N’oublie pas que ce foyer est le tien et que même si tu ne vois pas comme telle je reste ta mère. Peu importe le temps, je serai toujours là pour toi.
Je ravale in extremis les larmes qui me montent aux yeux.
- Toujours, articulé-je avec difficulté.
Sans rien rajouter, je m’installe dans la voiture. Le colonel est à mes côtés. Il me tend un mouchoir. Remarquant mon hésitation, il précise :
- Il est propre.
Je le prends.
- Merci, Charles.
La surprise traverse son regard puis un mince sourire se dessine sur ses lèvres.
- De rien.
Après un long trajet de près de sept heures, nous arrivons enfin à notre destination. J’observe les alentours, des arbres à perdre de vue. Le dernier signe de vie humain doit remonter à plus de deux heures. Charles reste silencieux à côté de moi. Il a pratiquement dormi tout le temps. Au début, quelques tentatives pour communiquer avec moi ont été faites, mais il a rapidement compris que c’était sans espoir. Ce n’est rien contre lui. Au contraire, il m’aspire plutôt confiance, mais c’est juste que je ne suis pas d’humeur à sympathiser en tout cas pas maintenant. J’angoisse au fur à mesure que nous rapprochons de notre objectif. Les interrogations se bousculent dans la tête. Toutefois, une prédomine les autres : qu’est devenu Luna ? Elle aura sans doute changé et c’est ça que je crains le plus. C’est long trois ans. N’ayant eu aucune nouvelle de sa part, j’ignore comment elle va. Je pourrais demander à Charles, mais ce serait trop me dévoiler ce que je veux à tout prix éviter. Celui-ci bouge à côté de moi et ouvre les yeux. Il porte son attention sur l’extérieur.
- On ne devrait pas tarder, déclare-t-il.
Je ne réagis pas, il continue :
- À notre arrivée, on va te chercher un uniforme. Tu te changes puis on se rend chez le maréchal.
Pour toute réponse, je hoche la tête mécaniquement.
- Des questions ? s’enquit le colonel.
- Pas pour le moment.
- Surtout, n’hésite pas.
Je ne l’écoute plus, trop occupée à contempler l’édifice qui vient de se dresser devant nous. Probablement construit dans du béton armé, le bâtiment jure avec le paysage. Charles suit mon regard.
- Bienvenue dans ton nouveau chez toi, dit-il presque triomphant.
Je lui lance un regard noir, mais ne réponds rien. Cet endroit n’est pas mon chez-moi et ne le sera jamais. Ma salive s’assèche dans ma bouche. C’est donc ici que je vais désormais vivre ? Ce lieu me terrifie. La voiture s’arrête devant une grille métallique. Le chauffeur abaisse sa fenêtre et sort une carte de sa veste qu’il fait biper. Lentement, les grilles s’ouvrent. Nous pénétrons dans le périmètre de la base. Après être passé sous un autre portique, le véhicule s’arrête définitivement. Charles ouvre la portière de la voiture et sort. Je l’imite directement après. Je survole la cour du regard à la recherche de ma sœur. Mon cœur se serre douloureusement quand je remarque qu’elle n’est pas là. Une main se pose sur mon épaule. Je me retourne vivement. Luna ? Mais ce n’est que Charles. Ma déception se fait plus profonde.
- Nous devons continuer, me dit-il puis rajoute comme pour me rassurer. Si c’est ta sœur que tu cherches, elle ignore que tu arrives aujourd’hui.
Il s’éloigne un peu.
- Viens, nous avons suffisamment perdu de temps et tu te rendras vite compte que le maréchal n’aime pas attendre.
Sans donner plus d’informations, il tourne les talons et entre dans le bâtiment mon bagage à la main. Après un dernier coup d’œil en arrière, je me dépêche de le rejoindre.
Contrairement à l’extérieur où tout n’est que calme, l’intérieur bouillonne d’activité. Durant tout le trajet, nous croisons de nombreux soldats qui saluent Charles chaque fois avec le plus grand respect. Pour ma part, j’ai à peine droit à un regard. Pourtant avec ma jupe à fleurs et mon gilet blanc, je jure avec les uniformes noirs des militaires. Complètement désorientée, je jette frénétiquement des coups d’œil à gauche et à droite. Je viens juste d’arriver et déjà j’ai l’impression que je vais détester cet endroit. Nous enchainons des couloirs tous semblables. Quelle horreur pour se repérer ! Nous pénétrons enfin dans une petite pièce. Une dame défigurée est attablée à un comptoir. Elle se redresse en nous remarquant.
- Que me vaut l’honneur de votre présence, colonel ? demande-t-elle presque ironique selon moi.
Charles lui accorde un bref regard avant de reporter son attention sur moi.
- Voici Windscha…
- Madame Windscha, rectifie-t-elle. Ce n’est pas parce que vous prenez du galon que vous devez me manquer de respect.
Elle ignore ensuite superbement le colonel en se tournant vers moi. Elle me sourit puis continue :
- Ne te laisse pas faire avec rustre, ma belle. Comment t’appelles-tu ?
Charles se positionne devant moi et répond à ma place.
- Elle s’appelle Elena Darkan et vient d’arriver. Je vous prierai, madame Windscha, de lui donner un uniforme sans plus tarder. Merci.
Il cache à grande peine son irritation. La dame marque une certaine surprise en entendant mon prénom avant de soupirer. Elle empoigne un vêtement et me le tend.
- Si tu as besoin d’un nouveau, n’hésite pas à passer, me dit-elle avec bienveillance.
Une bouffée de reconnaissance vis-à-vis de cette femme m’envahit. J’opine de la tête.
- Merci, madame.
Sans rien rajouter, Charles et moi sortons. Le jeune homme regarde à sa montre et accélère le pas.
- Pas une minute à perdre. Tu te changes en quatrième vitesse et on rapplique illico chez le chef, me déclare-t-il. Foutue bonne femme, elle m’emmerdera jusqu’au bout.
- Qui est-ce ? demandé-je. Une ancienne soldate blessée ?
Charles secoue la tête.
- C’est la seule civile de la base. J’ignore d’où viennent ces cicatrices probablement d’un accident.
Il se stoppe net devant une porte et l’ouvre tout aussi brusquement.
- Voilà ta chambre. Je te donne dix minutes.
Sitôt dit, il referme derrière moi. Je m’active directement. Tout en me déshabillant, j’inspecte les lieux. Un lit, une armoire, une table de chevet, une lampe et une salle de bain. Je me détends en remarquant ce dernier élément. Je ne vais pas devoir me laver avec les autres membres de la base. Pour le reste, c’est très sommaire, mais au fond je n’ai besoin de rien de plus. J’enfile mon uniforme. Il me va comme un gant. Je m’inspecte dans le miroir de la salle de bain. Je n’aime pas ce côté strict que me donne ce vêtement. On frappe.
- Je suis prête ! crié-je.
J’ouvre la porte. Charles n’a pas bougé et patiente adossé au mur. Il se redresse en m’apercevant. Ses yeux se posent sur moi et me détaillent.
- Il te va bien, finit-il par avouer.
Le rouge me monte légèrement aux joues. J’ignore pourquoi cela me fait plaisir qu’il me dise cela.
- Tu n’as rien pour tes cheveux ? me demande-t-il en remarquant ma coiffure qui me tombe sur les épaules.
- Pourquoi ?
- Le règlement stipule que les femmes doivent avoir un chignon, mais aujourd’hui tu te contenteras d’une queue de cheval. On est déjà suffisamment en retard.
Je me hâte de trouver un élastique et d’attacher mes cheveux. Nous reprenons notre route. La peur commence à me tordre l’estomac. L’heure des retrouvailles est proche.