Chapitre 18 : Hélène - Statistiques

- Je ne peux rien avaler après tout ça, dit Hélène en s'asseyant à côté de Lilian, qui n'avait rien pris non plus.

Ils virent Aileen se prendre un coca, un hamburger et des frites.

- Elle ne semble pas incommodée, fit remarquer Hélène.

Lilian resta muet.

- De qui as-tu lu le journal intime ? osa Hélène, ne sachant trop si Lilian lui répondrait.

- Ma mère, répondit Lilian.

Hélène sourit. Une conversation lui ferait du bien et s'approcher d'Aileen était inconcevable.

- C'était un Vampire ?

- Non, répondit le jeune homme.

- Tu veux bien me raconter ? insista Hélène.

Lilian observa Hélène puis haussa les épaules et se lança :

- Quand ma mère est morte, j'ai dû m'occuper de trier ses affaires.

- Ton père ne pouvait pas s'en charger ? demanda Hélène.

- Mes parents étaient séparés depuis longtemps. Un jour, ma mère a décidé qu'elle ne voulait plus de lui alors elle l'a prié de partir. Il l'a fait, sans comprendre. Elle a obtenu la garde. Je ne voyais plus mon père qu'un weekend par mois. J'en voulais tellement à ma mère de m'avoir privé de lui. J'adorais mon père. Je chérissais chaque moment passé en sa compagnie. Il me montrait plein de choses, me faisait découvrir le monde. Il rendait tout captivant.

Hélène sentit son cœur se serrer. Son père aussi lui consacrait beaucoup de temps. Leur consacrait beaucoup de temps, à son frère et elle. Sentant que les larmes lui venaient, Hélène s’obligea à cesser de penser aux siens pour se concentrer sur la conversation avec Lilian qui poursuivit :

- Je lui demandais souvent pourquoi nous devions vivre séparés. Il me répondait de poser cette question à ma mère, qu'il l'ignorait. Il me racontait leur vie parfaite, sans dispute, sans adultère, sans mensonge, sans tromperie. Il travaillait beaucoup, certes, mais il faisait en sorte d'être là quand c'était important et apportait beaucoup d'amour et de reconnaissance à sa femme.

Hélène baissa les yeux. Le jeune homme affichait une telle tristesse. Il était difficile de ne pas succomber à la mélancolie en l'écoutant.

- J'ai attendu avec impatience d'avoir treize ans, pour pouvoir annoncer au juge que je voulais vivre avec mon père et non avec ma mère.

- Le juge a refusé ? interrogea Hélène en voyant le visage fermé de Lilian.

- Le juge aurait accepté si mon père n'avait pas annoncé son refus de me prendre en charge. C'est la pire claque que je me suis pris dans la figure. Mon père ne voulait pas de moi ? Je n'en revenais pas. Je suis resté avec ma mère, contraint et forcé, et je lui ai fait vivre un enfer. Je la haïssais tellement d'avoir éloigné mon père de moi. Qu'avait-elle pu lui dire pour qu'il refuse de me prendre ? Que je refusais de manger les épinards dégueulasses qu'elle m'obligeait à avaler ? Je l'insultais, je la méprisais, je l'humiliais même. Pourtant, elle m'a toujours aimé. Malgré cela, elle prenait soin de moi. Rien ne semblait ébranler son affection. Je lui en voulais d'autant plus, cherchant la limite qui la briserait.

- Tu as trouvé ? demanda Hélène, inquiète.

- Non. Elle est morte avant. Un accident de la route. Toute seule. Elle a percuté un arbre. Pas d'alcool, pas de drogue, en plein jour, sur un tronçon qu'elle empruntait tous les jours. Une inattention ? De la fatigue ? Nous ne saurons jamais.

Hélène eut beaucoup de peine pour le jeune homme. Le décès aussi brutal de sa maman avait dû énormément le choquer.

- J'avais totalement rompu les ponts avec mon père depuis des années. Je n'ai ni oncle, ni tante. J'ai tout géré moi-même. Les obsèques, l'enterrement, l'héritage.

Hélène n'aurait pour rien au monde voulu se retrouver dans une telle situation.

- J'étais un adolescent attardé. J'ai grandi vite, d'un coup.

Cela, Hélène voulait bien le croire.

- En triant les affaires, dans une armoire, sous des robes pendues, j'ai trouvé une grosse boîte en carton de déménagement pleine de cahiers remplis à la main, près d'une vingtaine. J'ignorais que ma mère tenait un journal intime depuis ses onze ans.

- Tu as tout lu ? s'exclama Hélène, abasourdie par la quantité de texte que cela devait représenter.

- J'avais envie de me rapprocher d'elle. Je regrettais de ne lui avoir jamais posé de question. Ces ouvrages m'offraient de la connaître enfin, de réparer cette erreur.

Hélène hocha la tête. L'occasion était en or, en effet.

- Au départ, il s'agissait seulement de la rébellion d'une adolescente en colère contre ses parents biologiques qui l'avaient rejetée à la naissance. Elle utilisait l'écriture comme exutoire, mettant sa haine dans ses mots.

- Ta mère était adoptée ?

- Ses parents ne lui avaient jamais cachés la vérité. Ils l'aimaient et la chérissaient, mais elle n'en démordait pas : elle voulait connaître ses origines, comprendre pourquoi on n'avait pas voulu d'elle. Elle se sentait moche, rejetée, méprisable, sale. Surtout, elle était terrorisée à l'idée d'être abandonnée, une peur viscérale.

- Ça se comprend !

- Je l'ai encore plus détestée quand j'ai lu ça. Elle a quitté mon père qui l'aimait, qui la rendait heureuse, qui voulait tout pour elle, qui ne l'aurait jamais abandonnée. Elle a préféré fuir ce bonheur pour se réfugier dans un malheur tellement craint ! Ça n'avait pas de sens.

Hélène ressentit une envie de comprendre. Elle voulait savoir.

- J'ai lu ses premiers amours, puis les chagrins les accompagnant. Elle frôlait, à ses dires, le suicide à chaque fois. Elle me ressemblait tellement adolescente : rebelle, mal dans sa peau, irritable, sensible. Et puis est survenue sa rencontre avec mon père et ça a été pour elle un pur moment de bonheur suivie d'années de bien-être. Les cahiers se sont colorés. Elle les a décorés, sa plume s'est allégée. Sa grossesse, son accouchement, comment elle parlait de moi bébé. C'était merveilleux. Du bonheur à l'état pur.

Hélène se demanda ce qui avait pu faire changer la donne à ce point.

- Un jour que mon père était en déplacement pour le travail, un homme a accosté ma mère dans la rue. Il ressemblait à un mendiant. Ses vêtements étaient sales et déchirés. Il puait. Elle voulut le repousser mais il insista pour lui parler. Elle s'éloignait déjà lorsqu'il lui annonça être son père.

Hélène ouvrit de grands yeux hallucinés. Son père ? Son vrai père ? Son père biologique ?

- Devant elle, il sortit un coton tige, le mit dans sa bouche, frotta contre sa joue, plaça le coton tige dans un tube en plastique fermé d'un bouchon puis lui tendit, l'encourageant à faire un test de paternité pour vérifier ses dires.

"Les lignes du journal intime étaient sombres, noires, tracées avec rage et colère. Pas de couleur. Pas de dessin. Elle n'en a pas parlé à mon père, juste à son journal. Le lendemain, elle faisait le test. Quelques jours plus tard, les résultats tombaient : l'homme n'avait pas menti.

"Mon père avait bien senti que quelque chose n'allait pas et l'enjoignait à lui parler mais ma mère ne voulait pas. Ce problème la concernait et elle ne voulait pas le mêler à tout ça. Elle a décidé de retourner à l'endroit de la rencontre, où il l'attendait, faisant la manche.

"Lorsqu'il la vit, il se leva et lui proposa un lieu plus calme. Il l'emmena dans un restaurant d'un quartier branché où il fut accueilli malgré son accoutrement délabré et on lui proposa une alcôve fermée. La première chose qu'il lui dit, une fois la porte fermée, était que ce lieu était sécurisé. Contre qui, contre quoi, elle n'en avait pas la moindre idée. Il lui expliqua combien il était heureux de la voir, de la savoir en bonne santé et entouré de bien-être. Puis, il raconta combien sa mère et lui avaient été déchirés de devoir se séparer d'elle.

"Ma mère n'avait souhaité le voir que pour saisir l'occasion en or de lui cracher sa haine à la figure et voilà que cet homme l'apitoyait. Il parvenait presque à se faire pardonner. Elle se radoucissait à chaque mot prononcé avec une honnêteté incroyable.

"Il expliqua que sa mère et lui étaient engagés dans une guerre contre le mal. Ma mère l'interrompit en disant qu'elle connaissait l'existence de la seconde guerre mondiale. Il secoua la tête en retour, visiblement dépité, ne sachant trop comment transmettre les informations et être sûr d'être entendu. Il lui annonça que cette guerre-là, la leur, était invisible, inconnue, absente de tout livre d'histoire. Cette guerre-là avait fait des centaines de millions de morts du côté du mal et des millions du côté du bien. Sa mère était, apparemment, en première ligne. Son rôle était de la protéger. À force de passer tout leur temps ensemble, ils se sont rapprochés.

"Les circonstances peuvent sûrement expliquer le phénomène mais ma grand-mère n'a apparemment découvert sa grossesse que le jour de son accouchement, son corps la lui ayant masqué pendant neuf mois.

Hélène ignorait qu'une telle chose existait. Elle se promit de faire des recherches sur le sujet.

"Ma grand-mère fut soulagé que ma mère n'eut pas le don, ce qui leur permit de l'éloigner des combats, de lui offrir une vie meilleure, loin du mal, de la mort, du danger.

"Mon grand-père lui expliqua qu'à la fin de la guerre, leurs anciens alliés se sont retournés contre eux et ma mère fut tuée par ceux qui les avaient aidés. Mon grand-père a fui, s'est terré, bougeant sans cesse en espérant échapper à la mort, apparemment avec succès. Il pensait prendre un énorme risque en venant la voir car leurs anciens alliés l'auraient tuée s'ils découvraient son existence, à cause du don.

- Mais elle ne l'avait pas, interrompit Hélène.

- Il est héréditaire, annonça Lilian. Elle me l'a transmis et j'aurais pu le transmettre à mon tour.

Hélène baissa les yeux. Melle Téléma avait dit qu'ils l'avaient stérilisé dès son arrivée.

- En quoi consiste ce don ?

- Ma mère a posé la même question à mon grand-père. Il lui a répondu que ce secret se transmettait entre femmes et qu'il ne pouvait donc lui dire que ce qu'il avait pu constater, rien d'autre. Apparemment, ma grand-mère était capable de voir le mal. Elle aurait vu Aileen sombre à cause des meurtres qu'elle a commis et Jamile ou toi lumineuses.

- Pourtant Jamile a commis un crime lui valant la peine de mort dans son pays, dit Hélène qui se demanda sur quoi se basait ce don pour déterminer quels actes étaient bons et quels autres étaient mauvais.

- Je ne peux pas t'en dire plus. Mon grand-père n'était pas dans le secret des femmes. La seule chose qu'il a pu constater était que ma grand-mère reconnaissait nos ennemis juste en les regardant.

- Le mal. Les Vampires, comprit Hélène.

- Mon grand-père a fini par lâcher le mot. Au début, ma mère a voulu sortir, croyant son père fou, tout droit sorti d'un asile mais il a su la convaincre de rester. Il lui a expliqué l'alliance entre les humains et les Aars.

- Aars ? répéta Hélène qui entendait ce mot pour la première fois.

- Au début du XXème siècle, les humains chassaient déjà les Vampires mais leurs ennemis étaient des animaux. Ils se terraient la nuit, craignant la lumière du jour, tuables d'une simple balle en plein cœur. Un groupe de Vampires est venu proposer une alliance aux pères de mon grand-père.

- Une alliance entre les humains et les Vampires ? Pourquoi ?

- Attends, tu vas trop vite. Ces Vampires là étaient différents. Ils pouvaient sortir en plein jour, manger, boire, mordre sans transformer. Ils étaient vieux, très vieux, des centaines de milliers d'années.

- Melle Téléma nous a dit que les premiers Vampires étaient nés à l'époque préhistorique. Tu veux dire que certains de ce temps-là ont survécu et vivent parmi nous ?

Lilian grimaça. Hélène comprit qu'il n'avait pas la réponse à cette question mais qu'il craignait que ce fut le cas.

- Ils se nommaient Aars, pas Vampires, en opposition à ces choses qu'ils abhorraient et dont ils voulaient la perte. Ils étaient six et ont annoncé ne pas désirer être plus nombreux. L'alliance a été montée.

- Comme ça ? s'étonna Hélène en claquant des doigts.

- J'ignore les détails. Si mon grand-père l'a indiqué à ma mère, elle ne l'a pas consigné dans son journal intime.

Hélène indiqua d'un geste qu'elle avait compris.

- Pendant un demi-siècle, les chasseurs de Vampires, aidés par les Aars, guidés par les yeux des femmes comme ma grand-mère, ont lentement mais sûrement exterminés tous les Vampires de la Terre.

- Des centaines de millions de morts du côté du mal, se rappela Hélène. Des millions du côté du bien ?

- Les chasseurs de Vampires surveillaient les arrières car un seul Vampire pouvait anéantir tout le travail effectué. Les pertes de leur côté ont été sévères mais ils ont mené leur mission à bien. La guerre n'était même pas officiellement terminée que les Aars ont exterminé ma grand-mère et ses sœurs.

- Ils ont privé les chasseurs de Vampires de leurs yeux. Ils ont éliminé la menace, comprit Hélène.

- Ce sont des connards sans parole. Ils ont promis de rester six. Tu as l'impression que c'est vrai ?

Hélène réfléchit un instant. Lilian pensait que Melle Téléma était un Aar ou l'un de ses descendants.

- As-tu déjà vu plus de six Vampires en même temps ? demanda Hélène.

Lilian se tourna vers elle et prit le temps d'y penser.

- Non, en effet. Tu penses vraiment qu'il n'y en a que six ?

- Pourquoi pas, fit remarquer Hélène.

- Combien en as-tu croisé ?

- J'en ai vu trois, qui m'ont parlé de deux autres Vampires. J'en ai croisé un autre ensuite et enfin Melle Téléma. Cela fait sept, je le reconnais mais on a pu me pipeauter et me faire croire qu'ils étaient nombreux pour me faire peur car en fait, je n'en ai vu que cinq.

- Cinq ? répéta Lilian. Je trouve cela énorme ! Tu as personnellement côtoyé cinq Vampires ? S'ils sont six, cela veut dire que tu les as pour ainsi dire tous rencontrés.

- Un Vampire m'a parlé de sociétés de Vampires, se rappela difficilement Hélène tant la discussion dans la voiture l'amenant à l'avion la portant au Mexique remontait. Non, je pense qu'ils sont beaucoup plus que six.

- Peu importe, balaya Lilian d'un revers de la main. Ce sont des connards de traîtres et des menteurs.

- Ça n'explique pas pourquoi ta mère a quitté ton père, fit remarquer Hélène.

- Parce que mon grand père lui a tout expliqué. Ma mère a tout consigné dans son journal : comment reconnaître un Vampire, comment le tuer, comment lui échapper, comment se cacher, comment s'en prémunir, ce genre de choses. Les informations concernaient les Vampires exterminés mais également et surtout les Aars. Mon grand-père avait été en binôme avec l'un d'eux et avait donc eu tout le loisir de l'étudier. Ses connaissances en la matière étaient énormes. Il ne voulait pas voir son expérience disparaître, tomber dans l'oubli. Après tout, le mal existait toujours. L'humanité ne devait jamais cesser de lutter. Je crains que ce ne fut un vœu pieu. Moi, je pense que les humains ont oublié, se croient à l'abri et…

- Mes parents étaient des chasseurs de Vampires et ils œuvraient au sein d'un groupe plus nombreux, annonça Hélène. Rassure-toi : l'humanité continue de lutter.

- Étaient ? répéta Lilian avec douceur, de peur de brusquer sa jeune interlocutrice.

- Les amis Vampires de mon frère Vampire les ont tués, avec leurs copains. Mais bon, leur existence prouve qu'il y en a sûrement ailleurs.

Lilian l'admit d'un hochement de tête.

- Je suis navré, pour la mort de tes parents. Cela s'est produit il y a…

- Six ans, annonça Hélène, mais pour moi, c'était hier.

- J'imagine…

Hélène ne disant rien de plus, Lilian osa :

- Ton frère Vampire vivait dans une famille de chasseurs de Vampires mais les uns et les autres ignoraient l'identité réelle de l'autre. Sais-tu comment la vérité a éclaté ?

- J'ai filmé mon frère et ses amis en train de manger vivante une femme… chacun.

- Tu… commença Lilian avant de se taire, la gorge visiblement serré.

Il déglutit difficilement avant de demander :

- Comment t'en es-tu sortie ? Mentalement, je veux dire ? Comment peux-tu être saine d'esprit ? Je veux dire… Tu avais quoi ? Dix ans ?

- Onze, le reprit Hélène en concédant volontiers que cela ne changeait rien. J'ai suivi une thérapie.

- Un psy a bien voulu écouter tes histoires de Vampires sans t'envoyer à l'asile ?

- C'est un Vampire, expliqua Hélène.

- Ton psy est…

- La classe reprend, annonça Melle Téléma en entrant dans le mess, mettant ainsi un terme à la conversation, qu'Aileen ne s'était pas privée d'écouter tout en avalant ses trois hamburgers et ses quatre cornets de frites.

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