Chapitre 19 : Perte d'innocence

Un soir, alors que Nevra lisait un volume sur les enchantements dans la bibliothèque du QG, une collègue de sa brigade lui déposa une tasse de café fumant sur sa table. C'était une brunette au regard d'ébène à peine plus âgée que lui. Son teint hâlé, ses yeux légèrement bridés en demi-lune, et ses mono-paupières fardées de rouge laissaient deviner ses origines Fenghuang, un peuple pluriracial d’ascendance asiatique qui régnait sur les Terres du Soleil. Il la trouvait jolie, bien que pas autant que Rena dont il appréciait la beauté froide et sans artifice.

— Je suis désolée de te déranger, mais j'ai remarqué que tu étais là depuis un moment et il commence à se faire tard, j'ai pensé qu'un bon café ne te ferait pas de mal.

— Merci, mais je ne bois pas de café. Je trouve ça trop amer.

— Ah... euh... je... je ne savais pas, désolée… 

— Ce n'est pas grave, c'est l'intention qui compte, la rassura Nevra avec un sourire.

Sa collègue lui sourit à son tour. Après avoir demandé la permission au jeune gardien de l'Ombre, elle prit place à ses côtés. Elle hésita un moment avant de s'enquérir sur le livre qu'il lisait. Le vampire lui montra la couverture de l'ouvrage. Il se renseignait sur l'utilisation de la magie spirituelle et la façon de lancer et de briser des enchantements de type manipulation mentale.

— Je suppose que cela vaut mieux lorsqu'on fait partie de la garde de l'Ombre, acquiesça la brunette. Je fais partie de l'Absynthe, mais on nous a déconseillé ce type d'enchantements, trop dangereux et versatiles selon notre supérieur. Tu es doué en magie ?

— D'après mon maître, oui. Mais je préfère le maniement des armes à la magie. Au fait, c'est quoi ton nom ?

— Jenna.

— Moi c'est…

— Nevra Dragoman, je sais ! J'ai un ami dans la garde de l'Ombre. Il m'a beaucoup parlé de toi, mais il est trop timide. Il aimerait bien te parler, mais il n'a jamais osé. 

Le vampire lui jeta un regard étonné, puis il fronça les sourcils, cette conversation lui paraissant soudain plus si innocente que ça.

— C'est lui qui t'envoie ?

— Hein ? Euh... Non, non, pas du tout ! Je t'ai déjà vu plusieurs fois à la bibliothèque et je me suis dit que ce serait bien d'essayer de te parler une fois. Pour voir si tout ce que Kieran raconte à ton sujet est vrai.

— Et qu'est-ce qu'elle raconte à mon sujet exactement, Kieran ?

— Euh... eh bien... il dit que tu es très gentil, que tu es toujours sérieux quand tu t'entraînes ou que tu étudies, que tu es un des plus jeunes gardiens à être monté aussi vite en grade, et que le capitaine Wöfflin te tient en très haute estime. Et aussi que... que... tu es vraiment très mignon, lâcha-t-elle d'une traite, rouge comme une pivoine.

— Et alors ? Qu'est-ce que tu en penses, toi ? demanda calmement Nevra, indifférent au malaise grandissant de la jeune fille en face de lui.

Jenna était muette comme une carpe, la tête baissée, les yeux fixés sur le sol, cherchant vainement à cacher son embarras. Alors qu'elle semblait chercher ses mots, la porte de la bibliothèque grinça. C'était Rena. À son expression de surprise, Nevra devinait qu'elle ne s'attendait pas à le trouver en compagnie de quelqu'un d'autre.

— Désolée, je ne voulais pas vous déranger.

— Tu ne nous déranges pas, répondit son ami sans se préoccuper de l'Absynthe qui avait profité de cette interruption pour retrouver un peu de contenance. Qu'est-ce qu'il y a ?

— Ce n'est pas urgent, ça peut attendre demain.

— Tu es sûre ?

— Certaine.

Rena lui offrit un sourire encourageant que Nevra avait trouvé détestable. Il poussa un soupir désabusé, imaginant sans peine ce qui avait dû traverser l'esprit de son amie. Il avait l'impression qu'elle cherchait presque à le pousser dans les bras de la jeune Absynthe. Elle n'avait paru ni déçue ni jalouse de le voir en compagnie d'une autre fille, ce qui était extrêmement frustrant pour le vampire. À croire qu’elle trouvait ses sentiments si inconvenants qu’elle préférait s’en libérer en le poussant dans les bras de la première venue. 

— C'était qui ? voulut savoir Jenna, enfin remise de ses émotions.

— Ma meilleure amie. 

— Rena Yukihira, c'est ça ? Kieran m'a parlé d'elle aussi. Il l’aime bien. Il a dit qu’elle l’avait beaucoup aidé, même si elle ne parle pas beaucoup et qu’elle n’a pas l’air très amicale au premier abord. Vous êtes proches, toi et Rena ? 

— Pourquoi ? T’es jalouse ? Ou alors c’est encore Kieran qui demande ?

— Je… euh… non, ce n’est pas ça… J’étais juste curieuse, c’est tout.

— Dommage… Je trouve la jalousie terriblement séduisante. L’amour sans jalousie, c’est comme un plat sans sel, je trouve ça fade et insipide. 

Nevra lui offrit son sourire le plus charmeur, digne d’un conquérant des Mille Nymphes, mais son cœur était froid et indifférent. Derrière ses airs pudiques et son embarras, le vampire pouvait sentir la perfidie de cette fille. Depuis le début, la Fenghuang lui parlait de ce Kieran, alors que tout ce qu'elle souhaitait, c'était qu'il s'intéresse à elle. Elle utilisait les sentiments de son ami, sans aucun respect pour la confiance qu'il lui avait accordée, dans le seul but d'attirer l'attention du vampire et de le séduire.

Il tira la chaise de Jenna à lui, puis approcha son visage du sien, ses yeux gris plongés dans ceux de la jeune fille. Malgré son étonnement, elle ne protesta pas, restant parfaitement immobile, sa respiration en suspens, attendant que quelque chose se passe. Nevra répondit à son attente : il l'embrassa. Doucement d'abord, incertain de la réaction de la gardienne, puis plus profondément lorsque celle-ci lui rendit son baiser.

— Je me fiche bien de Kieran, je ne vois même pas qui c’est, mais toi, tu me plais. Si tu veux, on peut sortir ensemble.

La proposition était audacieuse, mais il ne pensait pas que Jenna refuserait. Si elle l'avait rejeté, il l'aurait peut-être trouvée intéressante, mais il voulait bien lui donner sa chance malgré tout. Ils s'étaient donc fréquentés pendant quelques semaines, ce qui n'avait pas manqué de mettre ce pauvre Kieran dans tous ses états et de ruiner définitivement son amitié avec Jenna. Nevra se comportait en parfait gentleman, mais feindre l'affection n'était pas si simple. La Fenghuang ne le lâchait pas, elle voulait passer toutes ses soirées avec lui, se joindre à ses missions, déjeuner en sa compagnie. Il n'avait plus une minute pour lui, et il passait tellement de temps avec elle qu'il ne voyait presque plus Rena. Pris à son propre jeu, il ne savait pas comment échapper à cette prison dans laquelle il s’était enfermé. 

***

Un soir, Jenna l'avait invité à la rejoindre dans sa chambre. Nevra savait très bien ce que cela signifiait. Il n'avait pas de réels sentiments pour elle, mais bizarrement l'idée de coucher avec elle ne lui déplaisait pas. Ils s'étaient déjà embrassés plus de fois qu'il ne pouvait compter et s'étaient même permis quelques gestes plus audacieux. Cette proximité physique ne laissait pas le vampire indifférent. Il était très clair que même s'il n'aimait pas sa compagne, il la trouvait désirable.

Il n'était pas vraiment nerveux, mais il ressentait une drôle d'excitation à l'idée de passer la nuit avec Jenna. Cette nuit-là, il avait couché avec une femme pour la première fois de sa vie. Il ne savait pas s'il s'y prenait bien ou mal, mais il s'en fichait, tant qu'il pouvait assouvir ses désirs purement charnels. Il avait perdu sa virginité en ravissant celle de sa partenaire, sans beaucoup d'émotion, mais avec une passion brûlante. Il avait goûté à chaque seconde de ce plaisir tout aussi éphémère qu'il était sauvage et brutal. 

Il aurait été malhonnête de dire qu'il n'avait pas apprécié l'expérience, c'était même bien plus agréable que ce qu'il avait pu imaginer, plus intense et satisfaisant que les plaisirs solitaires qu’il s’accordait parfois, mais cela lui avait laissé un arrière-goût de déception. Quand Jenna s'était blottie contre lui et lui avait murmuré un « je t'aime » prématuré à l'oreille, il avait été incapable de lui répondre. Une fois le plaisir évanoui, et la passion tarie, il ne restait plus en lui qu'un vide d'une tristesse insondable.

La flamme de la passion était morte aussi vite qu'elle était née, et Nevra s'était rapidement lassé de cette relation qui l’enchaînait à la Fenghuang. Il ne se voyait pas continuer à fréquenter Jenna plus longtemps, mais rompre avec sa petite amie juste après avoir couché avec elle n'était peut-être pas la chose la plus judicieuse à faire. Il l'avait donc supporté pendant quelques semaines supplémentaires, il avait couché avec elle quelques fois, puis il avait commencé à l'éviter, à lui faire des reproches subtils, à déclencher des disputes et à rejeter la faute sur elle dès qu'elle s'emportait. 

Il avait suggéré innocemment que si elle en avait marre de lui, elle pouvait toujours le quitter. Le vampire était prêt à endosser le rôle du méchant s'il le fallait, mais il ne voulait pas passer pour le seul responsable de l'échec de leur relation. Il fallait qu'il donne l'impression que les torts étaient partagés. S'il pouvait la pousser à le quitter de son propre gré, ce serait encore mieux. Jenna ne devait pas l'aimer tant qu'elle le prétendait, car elle avait effectivement fini par rompre avec lui.

Quelques jours plus tard, il avait croisé Kieran dans le corridor de la garde de l'Ombre. Il ne savait ce qui lui avait pris, mais il l'avait abordé pour lui faire la proposition la plus indécente et la moins romantique qui soit.

— Hé ! Si je te plais toujours autant, tu veux qu'on couche ensemble ?

Il s'attendait à un rejet cinglant de la part du rouquin aux yeux émeraude dont les charmes de brownie aux bois de daim ne le laissaient pas totalement indifférent. La détermination vacillante derrière son regard de faon effarouché avait éveillé en lui un désir puissant qu’il peinait à contenir. Contre toute attente, son collègue l'avait entraîné dans sa chambre sans plus de questions, sans doute mué par un sentiment de revanche. C'était le premier coup d'un soir – en plein après-midi – de Nevra, et ce n'était pas si mal. C'était simple, sans prise de tête. Mieux que de devoir entretenir une relation vouée à l'échec. Du moins quand on ne déclenchait pas une vendetta amoureuse.

La gifle n'était pas venue de la direction prévue. C'était Jenna qui lui était tombée dessus, sa claque retentissante accompagnée d'un très mérité : ­« T'es qu'un gros connard ! ». L'histoire avait fait le tour du QG, mais le vampire se fichait d'être le sujet des ragots et des quolibets, et si la rumeur était parvenue aux oreilles de Rena, elle n'en avait pas parlé.

***

Cette anecdote avait marqué le début de la carrière de séducteur de Nevra. Il n'était pas resté célibataire très longtemps après ce coup d'éclat. Malgré la réputation de mauvais garçon qu'il s'était forgé, certaines femmes trop sûres d’elles et quelques hommes pleins de morgue pensaient avoir une chance de dompter ce cœur sauvage. 

Il avait expérimenté toutes sortes de relations et parfois même plusieurs en même temps. Les flirts inoffensifs, les amitiés avec bénéfices, les amantes élevées au rang de favorites avec lesquelles il couchait régulièrement, les coups d'un soir et sans lendemain… Et quand quelqu’un lui plaisait particulièrement, il se risquait même à une relation plus conventionnelle, car la superficialité du désir ne lui suffisait pas tout le temps. Parfois, il avait besoin d'un peu d'affection et de tendresse pour accompagner toute cette passion dévorante et inassouvissable. 

Ce n'était pas l'Amour avec un grand A, celui sur lequel on misait tout son avenir sur l'amour de sa vie, mais c'était mieux que rien. Il savait que ça ne durerait pas, que cette relation n'avait aucun avenir, mais il ne savait jamais combien de temps il faudrait pour qu'il se lasse de sa nouvelle conquête. C'était l'affaire de quelques semaines, parfois quelques mois, mais rarement plus, et ça se terminait toujours de la même manière : par des cris et des pleurs, parfois même des bagarres, et dans quelques rares occasions, une provocation en duel. Un combat que Nevra n’avait jamais perdu, et qui laissait ses amants éconduits dans une mortifiante déconfiture, estropiés physiquement et émotionnellement, leur dignité piétinée jusque dans l’arène. 

Dans ces moments-là, la frustration et la lassitude que Nevra ressentait étaient réelles, et la colère qu'il exprimait lorsqu'il se disputait avec son – ou sa – partenaire du moment était sincère. Il n'attendait jamais rien de ses relations, mais il était toujours déçu quand il se rendait compte qu'il était incapable de s'attacher à qui que ce soit, et que ses sentiments étaient toujours acquis à la même personne. Cette personne qui ne semblait absolument pas concernée par les déboires amoureux de son meilleur ami et frère de cœur. 

L'indifférence de Rena était une des plus grandes sources de frustration qui rendait le vampire aussi acariâtre. Un soir, alors que les deux amis étaient dans la salle de garde des Ombres, à l'étude dans une des bibliothèques annexes, Nevra avait fini par craquer.

— Pourquoi tu ne dis rien ?

— À quel sujet ?

— Tu sais très bien de quoi je veux parler.

Rena ferma le grimoire d'un coup sec. Elle lança un regard glaçant au vampire, agacée par ses sous-entendus.

— Je vois de quoi tu veux parler, mais je ne vois pas pourquoi tu veux en parler.

— Je ne sais pas, je pensais que tu aurais un truc à dire sur le sujet.

— Tu veux que je te dise quoi ? C'est ta vie, ça ne me regarde pas et je n'ai pas à te juger là-dessus. Tu fais ce que tu veux et tu n'as qu'à assumer les conséquences de tes actes. Peu importe que tu changes de partenaire comme on change de chemise ou que tu sortes avec dix mille personnes en même temps. Si ce genre de relations te convient, tu fais bien ce que tu veux.

— Et si ça ne me convient pas ?

— Eh bien, arrête.

— Tu ne vas pas me dire que c'est mal et que je ne devrais pas me comporter comme ça ?

— Non. Je pense que tu es assez grand pour savoir ce qui est bien ou mal, et comment te comporter correctement. J'ai parlé au capitaine aujourd'hui. Il m'a dit qu'il avait une mission pour nous et que si on s'en sortait bien, on pouvait espérer avoir une promotion. Rares sont les gardiens qui peuvent se vanter d’être montés en grade en moins d'un an.

— D'accord. Je vois qu'on change totalement de sujet. C'est pour quand la mission ?

— Dans une semaine. Ça nous laisse un peu de temps pour nous préparer. Le capitaine Wöfflin nous en dira plus demain. En attendant, je vais aller me coucher. Tu devrais faire de même.

— Je lis encore un chapitre ou deux et j'y vais. Désolé de t'avoir importunée avec mes problèmes de cœur qui ne regardent que moi.

— Je n'ai rien contre le fait que tu me parles de tes relations. Ce que je n'aime pas, c'est quand tu essayes de me faire culpabiliser et que tu m'en parles comme si tu me tenais responsable de l'échec de tes relations.

— Parce que ce n’est pas le cas ? Je fais comme toi, j'essaye, pour voir si je ressens quelque chose ou pas.

— Tu es vraiment odieux quand tu t'y mets ! T'as de la chance qu’on se soit fait une promesse et que je t’aime quand même, envers et contre tout. 

— Je ne sais pas si j'appellerais ça une chance, soupira le vampire.

Leurs disputes manquaient de piment ces derniers temps. Rena gardait son sang-froid face aux provocations à peine déguisées du vampire. Elle n’était pas aveugle. Elle voyait bien qu’il cherchait à la faire réagir, à attirer son attention et à la pousser aux reproches. Il voulait qu'elle se trahisse, qu'elle lui montre qu'elle en avait quelque chose à faire, qu'elle tenait suffisamment à lui pour se mettre en colère et lui faire la morale, mais elle restait toujours froidement indifférente face à ses tentatives désespérées d'obtenir un peu de compassion de sa part. 

Autrefois, quand ils se disputaient puis se réconciliaient, au moins il ressentait quelque chose, il avait la sensation de la toucher d'une façon ou d'une autre, il sentait qu'elle l'aimait, même si ce n'était pas ce genre d'amour qu'il désirait, mais depuis quelques mois, elle était distante, elle partait en mission sans lui, elle ne lui parlait que du travail, et il ne savait même pas qui elle voyait ni qui elle fréquentait quand elle n'était pas avec lui.

Il savait que c'était de sa faute, que c'était son comportement qui l'avait poussée à prendre ses distances, que c'était lui qui l'avait rejetée en se jetant dans les bras de la première âme charitable qui voulait bien de lui, mais il aurait préféré qu'elle se mette en colère contre lui, qu'elle lui demande d'être un meilleur ami, de passer plus de temps avec elle et d'être plus présent, comme avant. Il voulait qu'elle exprime ses sentiments, qu'elle lui dise qu'il lui manquait, qu'elle avait besoin de lui, mais il n'en était rien. Elle ne disait rien. Elle lui échappait. Il était en train de perdre sa meilleure amie, et il ne savait pas comment la retenir. Il ne savait même pas si elle voulait qu'il la retienne.

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