Du revers de la main, Alizéha essuya la sueur qui perlait son front. En ce début d’après-midi, le soleil tapait haut dans le ciel bleu. La chaleur sur le pont était écrasante, mais la déesse supportait encore moins d’être enfermée dans sa minuscule cabine étouffante en se tournant les pouces. Elle ne savait plus quoi faire pour tromper son ennui. Elle avait raccommodé tous les vêtements qui pouvaient l’être, assez entretenu Virko au point de la fuir lorsqu’elle tentait de le sortir de son fourreau, et apporté son aide à l’équipage tant et si bien qu’il n’y avait plus une seule tâche à accomplir. Pas de nettoyage, de vaisselle à laver ou de réparation. Il ne restait que le dîner de ce soir. Les enfants étaient ravis de ce repos, pas elle.
Assise contre le mat, Alizéha soupira en observant les orphelins près d’elle. Les plus âgés s’amusaient avec les plus jeunes, et les surveillaient par la même occasion. Ils formaient comme une famille qui lui rappelait sa vie à l’Olympia, avec les autres divinités. Les enfants s’appliquaient à entretenir ce bateau qui était leur maison. La difficulté des tâches et les responsabilités attribuées variaient selon l’âge, mais chacun y mettait du sien. Ils vivaient comme si les dangers de la mer tels que les monstres marins, les tempêtes et les pirates étaient moins effrayants que ceux qui les guettaient en ville. Même si Alizéha comprenait la volonté de garder cet orphelinat secret et les problèmes d’argent, Rorhy devrait songer à une solution pour leur offrir une vie plus stable et moins dangereuse.
Une main remonta la capuche de sa cape sur sa tête.
— Exposée ainsi, tu vas faire une insolation, l’avertit Evan.
— Super, merci. Maintenant, je vais mourir de chaud, râla-t-elle.
— Je ne savais pas que ma présence te faisait tant d’effet...
Fier de sa réplique, il s’assit à côté d’elle. Exaspérée, elle secoua la tête en gardant tout de même la capuche. Elle s’était déjà ridiculisée en vomissant au début du voyage, il n’était pas nécessaire d’en rajouter une couche avec une insolation.
Evan lui adressa un clin d’œil.
— Ne t’inquiète pas, je garderai le secret.
— Tu es insupportable.
— Et toi, tu es trop sérieuse. Je comprends que tu dois entretenir ton image de déesse déchue et brisée par la vie mais… Aïe !
Le voleur frotta le dos de sa main qu’Alizéha venait de pincer. Il fit la moue devant son air accusateur.
— Quoi ? Personne ne nous écoute.
— Des oreilles indiscrètes peuvent traîner, rétorqua-t-elle.
En vérifiant autour d’elle, la déesse aperçut les deux jumeaux mutilés au visage l’observer de loin. Milya et Kono, de mémoire. Lorsque leurs regards se croisèrent, ils prirent la fuite. Elle s’efforça de ne pas se sentir blessée par leur réaction. Elle aimait les enfants, les trouvant adorables, mais eux semblaient mal à l’aise en sa présence.
— Ce n’est pas la première fois qu’ils te fixent, fit remarquer Evan.
En effet, depuis le début du voyage, ils gravitaient à distance autour d’elle, sans jamais lui parler. Lorsqu’elle tentait de les approcher, ils déguerpissaient. Elle avait fini par laisser tomber, dépitée.
— Ils doivent s’identifier à toi, avec ta cicatrice, supposa le voleur.
— Il devrait se trouver un meilleur exemple.
— Quel meilleur exemple peuvent-ils avoir qu’une femme qui garde la tête haute malgré les coups et les blessures ?
Alizéha ne répondit pas. Était-ce vraiment l’image qu’elle renvoyait ? La déesse avait plutôt l’impression de flamber dans sa honte et de sans cesse ramasser les morceaux de sa dignité écrasée. Ces restes de fierté auxquels elle se raccrochait pour tenir bon et persévérer malgré l’humiliation. Que ce soit Livius, les géants ou les humains, aucun d’eux ne l’empêcherait d’atteindre son objectif.
Comme si Evan avait suivi le fil de ses pensées, il lui demanda à voix basse :
— Tu espères retrouver tes pouvoirs divins avec la flûte ?
— Tu comptes m’en empêcher ?
— Comme si j’en étais capable ! Même Tila semble avoir du mal à t’arrêter.
— C’est bien de reconnaître son impuissance.
— C’est encore mieux quand on écoute sa guide qui émet des réticences.
Alizéha ne savait pas ce qui l’outrait le plus entre les propos d’Evan ou son air railleur. Il osait la critiquer ? Quelle audace ! Elle réfléchit à une contre-attaque pertinente, en vain, ce qui l’irrita davantage. Elle transmit toute sa frustration dans un de ses regards noirs dont elle avait le secret, accentuant le sourire du voleur. Il y avait définitivement quelque chose qui clochait chez lui. Il avait eu la même réaction le lendemain de leur discussion. Accompagné de ses répliques malicieuses, il était venu la voir. En constatant qu’elle échangeait avec lui à coups de sarcasmes et qu’elle ne maintenait aucune distance, il avait rayonné de joie.
Plus elle s’énervait, plus il s’amusait. Qu’elle recouvre ses pouvoirs ne changerait probablement rien pour lui. Sentir la terre trembler sous ses pieds après avoir lancé la pique de trop lui plairait sans doute. Ses instincts de survie émoussés faisaient de lui un monstre inarrêtable. Ou un idiot.
— Je n’ai entendu que la fin de votre discussion mais je suis d’accord avec Evan.
Alizéha sut à l’instant où elle entendit la voix espiègle de Tila que, désormais, elle ne pouvait compter que sur elle-même.
— Ben voyons. Vous vous êtes alliés contre moi, c’est ça ? bougonna-t-elle.
— Exactement. Deux personnes qui ont la stupidité de te soutenir dans ton plan foireux ne peuvent que bien s’entendre. Tu te remettras de cette trahison ?
— Ne t’inquiète pas, assura Evan avec espièglerie, on sera toujours de ton côté. Toujours avec toi. Toujours là pour toi.
Une promesse qui, à cet instant, s’approchait plus d’un cauchemar qu’autre chose. Alizéha avait l’impression de se retrouver face à deux diablotins qui se frottaient les mains à l’idée de tourmenter leur nouvelle victime. Était-ce une vengeance de Despina de lui coltiner ces deux trublions, fâchée qu’elle tente de déjouer les fils de sa destinée ?
L’éclat pétillant dans les yeux de Tila s’estompa.
— J’étais avec Rorhy. On arrive à destination, tenez-vous prêts.
Sur ces mots, elle rassembla les enfants pour leur intimer de se réfugier dans le salon et de prévenir Novaly. Malgré quelques protestations, notamment des plus âgés, ils finirent par obéir. Alizéha se leva et observa autour d’elle. Se tenir prêt, oui, mais à quoi ? Elle s’approcha du bord et contempla l’océan. Le bateau avait contourné les tourbillons enragés et les vagues dévoreuses. La mer n’était qu’une étendue d’eau plate et calme, le reflet du ciel dénué de nuage. Rien ne se profilait à l’horizon, ni obstacle ni imprévu. Rorhy était-il certain qu’Atlantis se situait par ici ?
En parlant du loup, ce dernier surgit derrière elle avec sa traditionnelle tape dans le dos. Alizéha s’étrangla avec sa salive en manquant de basculer par-dessus bord.
— Rorhy. Recommence encore une fois et je te coupe le bras.
— Ne sois pas si dure. C’est amical.
Alizéha souffla du nez avec dédain devant le rictus de Rorhy. Elle tourna le dos à la mer et appuya ses coudes sur la rambarde.
— Tu es certain qu’Atlantis se trouve ici ?
— On ne peut pas trouver Atlantis. C’est Atlantis qui nous trouve.
— Comment a eu lieu ta première rencontre avec elle, dans ce cas ?
— Par hasard. Il y a quelques semaines, un soir, j’ai bu comme un trou. Complètement torché, je dansais sur le pont en chantant à quel point j’avais besoin de l’aide des sirènes. Je crois que j’ai même supplié. En m’appuyant contre la rambarde, j’ai perdu l’équilibre et je suis tombé dans la mer.
Il ricana, comme s’il se moquait de sa propre bêtise.
— Je suppose qu’Olia a dû avoir pitié de moi, ou de la peine pour les enfants, car elle m’a sauvé. À mon réveil, j’étais aux abords d’Atlantis, pas loin du bateau. Ma joie est vite retombée lorsque j’ai compris que je n’irai pas plus loin. Je suis donc reparti après avoir fait une offrande à Olia pour la remercier, avec la promesse que je reviendrai un jour.
Alizéha observa Rorhy dont le regard se perdait dans les vagues. Tous les deux s’accrochaient désespérément à Atlantis comme s’il s’agissait de leur ultime espoir. La curiosité titilla la déesse. Que cherchait-il ?
Tila, qui s’était approché avec Evan, demanda :
— Qu’as-tu offert en échange à Olia ? En plus de te sauver la vie, elle t’a aidé… Les déités ne plaisantent pas avec les dettes.
Surtout une divinité élémentaire qui méprisait les humains. Rorhy devait être un fidèle irréprochable pour qu’Olia daigne lui donner un coup de main. En tant que marin, vénérer la déesse de l’eau était un impératif, et la mettre en colère, un interdit. Autrement dit, se montrer ingrat lui coûterait pire que la mort.
— Effectivement, c’est pourquoi j’ai jeté à la mer l’épée en cristal marin que ma femme m’avait offerte, confia Rorhy. Ça n’a pas été facile, mais Léana serait revenue d’entre les morts pour me tirer les oreilles si je ne l’avais pas fait.
Son rire avait la sonorité d’un sanglot. Son regard se voila, comme si l’évocation de sa femme le ramenait dans le passé. La confession de Rorhy sur une partie de sa vie les cloua sur une place. Il n’était pas seulement un ivrogne rustre ni le capitaine d’un orphelinat, mais un homme seul qui noyait sa peine dans l’alcool. Alizéha comprenait ce que c’était de perdre un être cher. Si, au bout de cinq ans, elle avait fini par faire son deuil, qu’en était-il de Rorhy ? Le trou dans son cœur s’était-il comblé ?
— Vous en tirez, une tête. Qu’est-ce qui se passe ?
Avec Esphen sur son épaule, Novaly s’avança vers eux, ses tresses se balançant de gauche à droite. Le capitaine papillonna des yeux, l’air de reprendre ses esprits.
— Oh, rien. Je parlais juste de ma femme décédée. Les enfants sont à l’abri ?
Son aveu déstabilisa Novaly.
— Heu, oui… Je dormais quand ils sont venus me réveiller. Je les ai un peu rassurés avant de monter.
Elle jeta un coup d’œil perplexe à Tila qui lui signifia d’ignorer la révélation de Rorhy pour le moment. Le capitaine acquiesça, satisfait.
— Parfait. On va pouvoir passer à la dernière phase : attirer Atlantis.
— Comment comptes-tu faire ? s’enquit Evan.
— En lui offrant son plat préféré : un monstre marin. Il se montre rarement, justement car il l’évite.
Alizéha, Evan et Novaly froncèrent les sourcils. Seule Tila ne semblait pas perturbée par l’information. Rorhy pivota vers elle.
— Elle arrive bientôt ?
— Oui, confirma Tila. Le danger est imminent.
— On a tout juste le temps de prier Olia pour que…
— En fait, quand je dis « imminent », c’est… très imminent.
Le bateau vacilla, les faisant tituber. Alizéha n’avait pas l’intuition de Tila, mais elle n’en avait pas besoin pour sentir la menace qui pesait sur eux. Elle alourdissait l’atmosphère comme un orage au-dessus du navire. Son cœur palpitait. La main posée sur le manche de Virko, Alizéha guettait le moindre mouvement. Le vent se leva. Les vagues s’agitèrent. En s’attardant sur la mer, elle remarqua que sa couleur s’était assombrie. Quelque chose rôdait près du bateau. Quelque chose de gros. Ce pressentiment lui compressait la poitrine au point de rendre son souffle court. Elle déglutit, la main crispée sur son épée.
— Ne me dis pas qu’elle est déjà ici ? s’époumona Rorhy.
— Apparemment, ça a été plus efficace que prévu… grimaça Tila.
— De quoi parlez-vous ? gronda Alizéha.
Tila détourna le regard. La déesse sut que la réponse n’allait pas lui plaire.
— Le monstre censé attirer Atlantis déteste ce qui est lié au divin, donc j’ai supposé que ma présence l’attirerait… Je ne pensais pas que ce serait si rapide…
Alizéha hésita à brandir Virko, non pas contre la menace qui rôdait, mais contre sa guide qui n’avait pas daigné lui parler de son plan ! Les narines frémissantes, la déité serra les poings comme si le cou de la semi-mortelle s’y trouvait. Bien sûr que c’était plus rapide que prévu, le véritable appât, c’était elle, pas Tila ! Une déesse en chair et en os, même déchue, avait plus d’attrait pour un monstre dévoré par la rancœur qu’une guide. D’ailleurs, cette créature qui exécrait le divin…
La colère qui étincelait dans son œil gris fut chassée par l’effroi. L’expression épouvantée Novaly lui indiqua qu’elle avait pensé à la même chose.
— Dites, commença la forgeronne, à tout hasard, se trouve-t-on dans le cercle de la Grâce ?
Au silence de Tila et Rorhy, ils comprirent que oui, ce qui ne laissait qu’une possibilité quant à l’identité de ce monstre, même s’ils espéraient se tromper. Un espoir qui s’évanouit à l’instant où une masse imposante surgit de la mer. Le bateau tangua violemment, secoué par les vagues que la silhouette émergée provoquait. Ils glissèrent sur le pont éclaboussé. Le souffle d’Alizéha se coupa lorsque la rambarde s’enfonça dans son ventre. Son corps bascula vers l’avant. Elle loucha sur l’eau qui se rapprocha dangereusement de ses cheveux. Heureusement, une main l’agrippa dans le dos pour la retenir. C’était Evan, qui n’en menait pas large non plus à côté d’elle.
Ils titubèrent jusqu’à ce que le navire retrouve sa position initiale. Une ombre planait au-dessus d’eux. En levant la tête vers la silhouette qui les surplombait, ils déglutirent.
Maïa, le monstre des abysses, se tenait devant eux.