Chapitre 18 : Les rives du Styx

Notes de l’auteur : Et voici ma version de Charon le fameux passeur d'âmes. J'espère que cela vous plaira ;)

Vocabulaire Antique :

obole* : il s'agit d'une petite pièce d'argent. Selon le rite funéraire grec, on devait placer dans la bouche des morts pour leur permettre de payer à Charon le passage du Styx. Ceux qui ne pouvaient pas payer étaient condamnés à errer sur les berges du Styx.

 

— Tu ne devrais pas être ici, déclare une voix cristalline.    

Je sursaute et serre d’une main le bébé contre moi, tandis que je ramasse le xiphos de l’autre. Une jeune adolescente apparaît de derrière un arbre. Sa peau diaphane est comme celle des assaillants, mais son regard n’est pas vide de toute émotion. Elle penche la tête sur le côté et m’observe de ses grands yeux, en silence.    

— Ce bébé n’est pas le tien, dit-elle en penchant sa tête de l’autre côté.   

— Je l’ai entendu pleurer, je réponds comme si cela avait de la valeur.   

— Beaucoup d’enfants pleurent dans les marais, déclare-t-elle d’un ton las.   

— As-tu vu sa mère ? je demande légèrement agacée par son flegme.    

Elle s’avance vers nous et je recule d’un pas, méfiante. Elle comprend et s’arrête. La demoiselle porte une robe s’apparentant à celle d’une mariée ainsi qu’une couronne de fleurs fanées. Je remarque à ses chevilles et ses poings des entraves brisées.   

— Tu ne devrais pas rester par ici, les âmes perdues vont revenir, annonce-t-elle le regard lointain.   

— Mais que me veulent-elles ?   

— Ce qu’il y a de plus précieux sur les rives du Styx : une obole*, répond-elle sur un ton presque malicieux.    

— La légende serait donc vraie ? Toi tu n’en as pas besoin ? je demande, suspicieuse et me préparant à une attaque-surprise.   

La jeune fille marche lentement. Elle est si mince qu’on pourrait l’imaginer s’envoler dans le vent, emportée telle une plume. Elle regarde autour de nous, puis entrouvre ses lèvres fines et sous sa langue me dévoile une piécette d’argent. Elle referme vivement sa bouche et sourit.    

— Sans obole, pas de repos éternel.   

— Est-ce que par hasard tu connaitrais Hermès ?   

— Oui et je sais même où il se trouve, il est tout proche, répond-elle en pointant du doigt une direction.   

Tout à coup, Cerbère surgit avec fracas d’entre les arbres ! Il aboie furieux certainement à cause de ma fuite. Je resserre mon étreinte contre le nouveau-né.   

— Cessez d’aboyer ainsi vous allez le faire crier ! je dis d’un ton autoritaire.   

Étrangement, l’animal légendaire s’exécute. Heureusement, le bébé ne pleure pas. Il dort paisiblement. La jeune fille échange un regard avec le chien des Enfers. Ils ne lui grognent pas dessus, signe qu’ils la connaissent. Elle se prosterne.   

— Noble gardien des Enfers, laissez-moi vous accompagner auprès d’Hermès. Je sais exactement où il se trouve, déclare l’adolescente.   

Les chiens s’interrogent entre eux et celui du milieu s’incline pour accepter sa requête. La jeune fille sourit et nous fait signe de la suivre. Sa tête dodeline et elle fredonne un air mélancolique. Quant à sa démarche, elle est plutôt étrange, tantôt chancelante, tantôt dansante. Elle ne s’enfonce pas dans la boue au contraire de Cerbère et moi. Je la remercie tout de même de nous guider à travers cette brume et me présente sous le nom de Perséphone, mais elle, en revanche, m’ignore et ris lorsque je lui demande le sien.   

Entre mes bras, le bébé gazouille et serre mon doigt. Je remarque que les oreilles des chiens se meuvent à chaque son et celui de gauche évidemment semble très curieux. Voilà des années que je n’avais pas tenu un enfant. J’espère que nous retrouverons sa mère très rapidement. Malgré les murmures ou les lamentations, la traversée des marais se fait sans encombre.    

J’escomptais que lorsque nous sortirions des marécages l’air deviendrait plus frais. Néanmoins, à mon grand désarroi l’odeur qui nous entoure est passée de la pourriture à celle de charogne. C’est insoutenable pourtant, personne ne semble s’en rendre compte. Tout à coup, je perçois le doux son du clapotis de l’eau. Je presse le pas et je découvre au loin une étendue aussi sombre et épaisse que de l’encre.    

Majestueux et lugubre, le Styx s’étire à perte de vue. Il serpente et déroule lentement son corps d’onyx au travers des Enfers. Sa noirceur s’entremêle avec les volutes de ce brouillard persistant. Je me sens si insignifiante. Il y a tant de légendes qui courent sur ce fleuve millénaire, comme celle de donner l’immortalité à celui qui aura le courage de s’immerger dans ses eaux glacées. Mais aussi celle qui raconte que les âmes qui n’ont jamais pu traverser finissent par s’y noyer et empêchent les autres de repartir. Il est dit que ces eaux s’étendaient bien avant la venue des Titans et regorgent de secrets chuchotés et oubliés.    

Sur tout le pourtour de la berge se trouvent des braséros éclairant enfin nos pas. Plus nous descendons le chemin sinueux et plus je me rends compte que des centaines de personnes nous entourent. La jeune fille m’explique qu’il s’agit de l’un des embarcadères où passe le nocher des Enfers. Certains se bousculent et d’autres se chamaillent. Ce sont des soldats fatigués et couverts de cicatrices. Leurs armures brillent et s’entrechoquent. Cela m’attriste de voir tous ces guerriers tombés au combat. Je me demande même si j’apercevrais des hommes d’Adulis. Ils sursautent et s’écartent en découvrant Cerbère. Je me retourne pour observer le gardien des Enfers. Il faut dire qu’il émane de cette créature tant de férocité, mais aussi de noblesse, il faudrait être sot pour le braver.    

Alors que nous fendons la foule, j’entends une voix familière parmi le vacarme des combattants. L’adolescente sautille ravie et prend de l’avance sur nous. Je presse le pas à mon tour et aperçois finalement au bout d’un ponton de bois mon cher ami ! Mon cœur bondit dans ma poitrine ! Je soupire, reconnaissante de l’avoir enfin trouvé.   

— Seigneur Hermès ! Seigneur Hermès ! clame la jeune fille en levant les bras. Nous avons repéré votre amie Perséphone !   

Le messager des dieux se retourne vivement. Ses yeux s’agrandissent et ses sourcils froncent d’incompréhension lorsque nos regards se croisent. Sa bouche s’ouvre et se referme comme celle d’un poisson hors de l’eau ! Il s’élance dans les airs et en un battement de cils nous a rejoints. Je m’agrippe à son cou d’une main, tout en gardant le bébé contre moi. C’est si bon de le retrouver. Un large sourire se dessine sur mes lèvres. Mais alors que notre étreinte prend fin, je constate qu’Hermès ne semble pas si ravi.    

— Que fais-tu ici ? chuchote-t-il   

— Je suis venue à ta demande mon cher ami, je dis d’une voix forte et enjouée pour que Cerbère puisse bien m’entendre en lui.  

— Oh ! Je vois ! Ma chère Per… sé… phone, quel plaisir de te revoir enfin ! s’exclame Hermès après avoir hésité sur mon nom. Gardien des Enfers, tu as ma gratitude de l’avoir mené à moi, car j’ai une affaire très urgente à régler avec cette demoiselle. Inutile de prévenir ton maître.  

La tête centrale nous jauge lui et moi. Je retiens ma respiration en priant que cela suffise. Hermès étant un membre de l’Olympe avant tout, il possède forcément une certaine autorité, du moins c’est ce que j’espère. Le chien souffle et devant l’insistance du dieu, finit par accepter de me laisser. Cependant, avant que le gardien des Enfers ne reparte, je m’avance vers lui pour le remercier chaleureusement. Il faut dire qu’ils m’ont porté secours deux fois. Cela fait beaucoup en si peu de temps. Le chien de gauche ne peut s’empêcher de frotter son immense museau contre moi, provoquant le mouvement intempestif de sa queue. Le chien du milieu s’incline avec politesse et le dernier m’ignore tout simplement. La créature légendaire repart et je peux apercevoir les visages fascinés et effrayés des soldats. Quel majestueux animal, je n’en reviens pas de l’avoir rencontré.   

Hermès pose sa main sur mon épaule. Il semble soucieux et m’entraîne au bout du ponton pour nous éloigner de la foule. La jeune fille propose de garder le bébé et nous laisse notre intimité. Néanmoins, je peux voir qu’elle nous guette du coin de l’œil.   

— Peux-tu me dire ce que tu fabriques ici réellement Koré ? demande Hermès.   

— C’est Perséphone à présent, et toi peux-tu me dire où étais-tu passé tout ce temps ? Voilà plus d’un mois que je t’attends !   

— Je mène la mission que Zeus m’a octroyée, à savoir conduire les âmes des valeureux combattants tandis que la tienne était de patienter chez moi, réplique Hermès.   

J’oscille d’un pied sur l’autre et baisse le ton de ma voix.   

— Il s’est passé beaucoup de choses depuis ton départ et ma mère était à mes trousses. Je n’ai pas eu d’autre choix que de venir là où elle ne pouvait me trouver…   

— Je peux savoir comment Déméter a pu venir jusqu’ici et comment toi tu as réussi à descendre aux Enfers ?   

— C’est une très longue histoire et…   

La foule s’agite au son lointain d’un tambour. Je n’ai pas le temps de raconter mes mésaventures, car j’aperçois dans la brume, un grand et sinistre bateau, glisser sur les eaux. Il est beaucoup plus imposant qu’une simple barque de pêcheurs. Les lanternes projettent de terrifiantes ombres sur sa coque noircie, similaire à des corps humains en souffrance. La voilure totalement déchirée, flotte telle des lambeaux de fumée. À la proue, je distingue une longue chaîne épaisse qui disparaît sous la surface opaque. Je frissonne, qu’est-ce qui peut bien être rattaché à cette embarcation cauchemardesque ? Hermès serre les dents et m’attire derrière lui, m’ordonnant de mettre sa cape et de garder le silence. Je m’exécute sans broncher.   

Lorsque l’affreux bateau s’arrête à l’embarcadère, les grincements du bois ancien résonnent. À son bord il y a des dizaines de personnes de tout âge. Certaines pleurent tandis que d’autres attendent patiemment. Aussitôt deux jeunes hommes faméliques et le crâne rasés apportent une planche les reliant ainsi au ponton. Éreintés et affamés, sur leur corps se trouvent d’horribles marques de sévices. Un anneau autour du cou ronge leur chair. Mon cœur se serre et c’est la pression sur mon épaule qui parvient à me faire détourner les yeux. Hermès me chuchote de ne pas les regarder.   

Un mouvement dans la pénombre attire mon attention et je distingue enfin le passeur d’âmes. Debout et courbé, il titube en prenant appui sur un bâton. Sa maigreur est telle qu’il semble englouti par ses vêtements noirs. Une odeur fétide me prend à la gorge lorsque celui-ci s’approche du bastingage. Il nous rejoint péniblement tandis qu’Hermès nous oblige à reculer pour garder nos distances. Sous sa capuche, seule son immense bouche ridée et aux lèvres noircies émerge.    

— Hermès, le bâtard servile de l’imposteur, déclare l’hideuse apparition en crachant à nos pieds.    

— Charon, tes manières sont à l’image de ce cloaque qui te sert de bouche, répond le messager des dieux en serrant les dents.   

— Et qui t’accompagne ? Je ne connais pas cette odeur, je sens les fleurs et le sang, dit-il en reniflant vers moi. Je me demande quel en est le goût…   

— Cesse de nous faire perdre du temps, réplique Hermès, ignorant les propos dégoûtants du passeur.   

— Mais du temps, c’est tout ce qu’il y a ici ! Laisse-moi deviner : de pathétiques soldats, morts inutilement au combat pour le prestige de rois misérables ? Les mortels sont pitoyables, mais nous allons bien nous amuser ensemble, dit Charon en dévoilant sa dentition rongée et couverte de ce qui ressemble à de la moisissure.   

— Fait ce pourquoi tu es-là, vile créature et emmène ses hommes sans plus tarder, ils méritent le repos et non ton mépris. Si j’apprends que tu as osé en toucher un, je te ferai subir cent fois plus de douleurs, réplique aussitôt Hermès tout en gardant son calme.   

— Inutile d’en arriver là, crache Charon dévoilant ainsi sa nature lâche. Je me divertis bien assez avec mes âmes damnées à qui j’ai octroyé une faveur. Encore soixante-sept années à mon service, c’est incroyable à quel point le temps passe avec une lenteur pénible ici, dit-il en léchant la joue de sa langue répugnante l’un de ses serviteurs cachectiques.   

Charon produit un son guttural et étouffé s’apparentant à un rire. L’odeur qui en émane me révulse et me donne des hauts le cœur. Hermès l’ignore et fait un signe aux soldats. Calmement ils avancent les uns derrière les autres. Le passeur dévoile alors une longue main blafarde et décharnée. Le bout de ces doigts est noir de crasse. Hésitant, le premier guerrier de la file laisse tomber une piécette d’argent. Charon la soupèse, puis la dépose dans un plateau tenu par un des serviteurs. Il recommence le processus et cela prend du temps.    

Le dieu du voyage s’éloigne et je le suis, le cœur lourd de laisser les pauvres serviteurs. De la rive, Hermès surveille le cheminement des soldats dans l’embarcation. La jeune fille s’est assise sur un rocher et berce le nourrisson. Je prends place à ses côtés et récupère le petit. Il sourit en me voyant et son innocence me réchauffe. L’adolescente me raconte que ce n’est pas une simple barque, car sous les profondeurs de l’eau, une immense cale peut transporter des centaines d’âmes. Cependant, il se peut que certaines d’entre elles soient obligées d’attendre le prochain passage lorsque la cale se remplit. Elle parie même que Charon ne s’arrêtera pas après cet embarquement. Hermès vient vers nous.   

— C’est presque fini, nous allons pouvoir partir Ko… Perséphone, déclare Hermès. Merci, Iphigénie de l’avoir emmenée ici. 

Je sursaute en entendant enfin le nom de la jeune fille. Il me semble familier, mais je suis incapable de savoir d’où me vient cette impression. Je ne comprends pas pourquoi elle ne voulait pas me le dire. 

— Ravie d’avoir pu vous aider, répond-elle. 

— Nous allons pouvoir nous envoler jusqu’aux Champs-Élysées et je…   

— Ce n’est pas dangereux de voler avec le bébé ? je demande.    

Un silence se pose entre nous. Je relève la tête et intercepte l’échange de regards entre Hermès et la dénommée Iphigénie. Le messager des dieux paraît presque gêné. Il se passe la main dans les cheveux.   

— À qui appartient cet enfant ?    

— Ce n’est ni le mien ni le sien, répond la jeune fille.   

— Je l’ai récupéré seul et abandonné dans la forêt. Je ne pouvais pas le laisser là, voyons, je dis pour justifier mon acte.   

À en juger par sa mine, je sais déjà ce qu’il veut me dire, mais je refuse de l’admettre. Je me redresse et ils m’imitent.   

— Je suis navré de te l’annoncer comme cela, mais il ne va pas pouvoir venir avec nous, déclare d’une voix douce Hermès en posant ses mains sur mes épaules.   

Je me défais de son étreinte tandis que les pulsations de mon cœur s’accélèrent. Iphigénie me tend les bras et je recule. Alors, j’aperçois au loin derrière nous, à la bordure des marais des dizaines de silhouettes blafardes nous observant. Des hommes, des femmes, des vieillards et des enfants, stoïques et l’air hagard. Ils n’ont d’yeux que pour le bateau de Charon. Sans obole, ils sont condamnés à errer dans les ténèbres.    

— Non ! Je refuse de l’abandonner une nouvelle fois Hermès ! Il doit bien y avoir un moyen de le mettre en sécurité ! je m’écrie, provoquant à contrecœur les pleurs du nourrisson.     

— Une nouvelle fois ? Hermès est confus.    

— Il ne peut pas venir Perséphone. C’est la loi de notre royaume. Sans obole, cet enfant ne peut aller nulle part. Peut-être que sa mère le retrouvera, peut-être qu’il n’aura plus peur du noir, peut-être que je pourrais la chercher elle…   

— Mais vas-tu te taire ! je crie, terrifiée à l’idée de lui laisser le bébé. Hermès, donne-moi une obole ! j’ordonne, une main tendue vers lui.   

— Je n’en ai pas voyons… sois raisonnable.   

Des larmes de rage coulent sur mes joues. Quel monde effroyable et injuste ! Le royaume des morts ne vaut pas plus que celui des vivants. Comment les mortels peuvent-ils terminer leur existence ainsi. Je n’ai pas réussi à sauver cet enfant et sa mère durant l’attaque de Cetus, je ne peux pas l’abandonner avec ses âmes en peine dans le froid et l’obscurité.    

Les regards inquiets d’Hermès font naître en moi une effroyable angoisse. Ils s’approchent de moi. Soudain, je ne contrôle plus ma peur et je ressens un faible crépitement au tréfonds de mon corps. De terrifiantes ronces surgissent de la terre. Noires et crochues, elles sont aussi sèches que tout ce qui se trouve ici, cependant, elles n’en sont pas moins menaçantes. Elles fondent sur Iphigénie comme des serpents, mais Hermès se précipite à son secours. Je suis mortifiée en voyant cela, mais je profite de cette diversion pour courir vers l’embarcation.    

Alors que les derniers combattants montent sur la planche, je me rue à leur suite, bousculant par mégarde un serviteur.   

— J’ai un bébé qui a perdu sa mère ! De grâce, il a besoin de quelqu’un qui veillera sur lui, le temps qu’on la retrouve ! je crie à l’attention de tous les passagers.   

Le pauvre nourrisson sanglote. Les soldats ont les yeux baissés. Personne ne souhaite échanger sa place. J’ai beau les supplier, tous m’ignorent. Je m’en veux de leur demander pareil sacrifice, mais reste stupéfaite qu’ils soient prêts à laisser un petit être innocent ! C’est un cauchemar qui n’en finit pas !    

— Je peux m’en occuper, j’ai été mère de sept enfants, déclare une voix féminine.   

Une chaleur de soulagement me submerge. Je remarque une femme, qui pleurait tantôt, s’approcher du bastingage. D’âge mûr, elle semble épuisée, mais une lueur brille dans ses yeux rougis. Elle me sourit timidement.   

— Que signifie ce vacarme ! s’exclame l’odieux Charon trônant au bout de la planche.   

Je sursaute et serre l’enfant contre moi. J’entends Hermès venir vers nous. Je crains qu’il me l’enlève. Je ne peux le permettre ! Répondant à ma peur, les ronces jaillissent pour barrer la route du messager des dieux, tandis que j’avance sur la planche.   

— Ce bébé doit monter à bord, je déclare d’un ton ferme.   

— Voyez-vous cela. Une divinité de la terre, je savais que je ne connaissais pas cette odeur, dit Charon, tandis que coule un filet de bave de ses lèvres abominables.   

— Laissez-moi confier l’enfant à cette femme, j’insiste.   

— Une obole pour la traversée, déclare le nocher.  

— Je n’en ai pas sur moi…  

— Mais comme tu es une amie d’Hermès, je peux me montrer magnanime et t’octroyer une faveur, déclare la créature d’un regard malsain.   

En voyant les deux serviteurs, je déglutis. Orphée m’avait dit de ne jamais accepter de faveur du passeur. J’observe cet être innocent dans mes bras. Je sais ce que je dois faire.  

— Je ne veux pas de faveur non plus, cependant je peux vous proposer cet anneau créé par Héphaïstos, je dis en exhibant ma main où se trouve le bijou.   

Hermès vole vers nous. D’autres ronces surgissent, prêtes à l’arrêter. Je m’en veux de lui faire cela, mais je ne peux pas abandonner. Nos regards se croisent et ce n’est pas de la colère que je discerne dans ses yeux, mais l’incompréhension la plus totale. L’une d’elles s’agrippe à sa cheville tandis que les épines lui lassèrent la chair. Soudain, je sursaute lorsque la main glacée du passeur d’âmes enserre mon poignet. Tenant toujours d’une main le nourrisson, mon pouvoir se concentre pour repousser Hermès. Malgré mon dégoût le plus profond, je laisse la bouche fétide de Charon se refermer sur mon doigt tandis que ses dents et sa langue gluante font glisser l’anneau d’argent. Le voir se réjouir ainsi me donne la nausée. Je détourne mes yeux et rencontre le regard courroucé d’Hermès qui hurle à la perverse créature de me lâcher.    

— Ta putain est moins farouche que ce que j’imaginais ! s’exclame Charon en récupérant la bague qu’il soupèse. Apportez l’enfant, nous partons !   

Je serre une dernière fois ce petit être que je n’ai pas pu sauver à la surface, comme tant d’autres que j’ai laissé mourir. J’espère qu’il pourra me pardonner. Un serviteur apporte le nourrisson dans son linge bleu à la femme. Mes émotions s’éteignent et emportent mon pouvoir. Je sens mon corps faiblir. Hermès se précipite vers moi et m’empêche de tomber. Je me rattrape à son cou tandis que la lugubre embarcation s’éloigne des rives où se sont amassées les âmes en peine, privées de repos à tout jamais.  

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Passionlivres
Posté le 12/11/2022
Le fameux Styx et son passeur ! Le retour d'Hermès permet de redonner à l'histoire les apports du personnage ! On sent cependant que ce n'est plus le même contexte que lorsqu'il entraînait Koré !
Plumenchanté456
Posté le 12/11/2022
Hermès ! Personnage qui refait surface, et qui demeure agréable ! Avec une atmosphère lugubre, très bien retranscrite ! Bravo encore une belle prouesse
M.C.2010
Posté le 11/11/2022
J'ai beaucoup aimé ce chapitre , l'atmosphère des Enfers est très bien retranscrite et enfin , que c'est plaisant de retrouver le personnage d'Hermès !


Bravo !
LorenzoBook
Posté le 23/10/2022
L’histoire continue, et tant mieux, parce qu’elle reste toujours autant incroyable, ravi de retrouver mon Hermès, même si maintenant mon cœur penche pour Hadès
Aryell84
Posté le 09/10/2022
Bonjour!!!!
J'ai dévoré ton histoire d'une traite lundi dernier, et je prends enfin le temps de commenter ! Je t'avoue que j'avais mis ton histoire dans ma PAL en me disant que ça serait une petite romance sympa sans prise de tête, et c'est tellement plus que ça!!! J'aime beaucoup comment tu revisites les mythes et fais ta sauce, si bien que même si ta matière de base est constituée d'histoires archi-connues, il y a du suspens (même si j'avoue que j'ai senti venir le destin de Médusa, en priant pour que ce ne soit pas ça). Koré/Perséphone est très attachante (comme la plupart de tes personnages) et j'apprécie beaucoup sa force de caractère qui est en même temps nuancée (notamment pendant toute la première partie dans sa relation avec sa mère). J'apprécie aussi beaucoup toutes les recherches que tu as faites pour que ce soit le plus historique ou proche des mythes grecs possible (en tant qu'historienne de formation et très littéraire, je ronronne quand je vois ce genre de détail) (oui je suis aussi à moitié chat)
Bref tout ça pour te dire que je vais te suivre avec passion, donc bon courage pour la suite!!
A très bientôt j'espère !
Ella Miller
Posté le 15/09/2022
Voici une plongée dans le monde d'un Charon plus bavard que je ne me l'imaginais.
Petite fraicheur pourtant avec une surprise façon Koré (défenseuse du plus faible). Cependant la combattante Persée reste en alerte constante. Le repos ne semble pas près de lui être accordé.
Et toujours de l'inattendu !
Bravo !
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