[PARTIE 2 L'Automne] Chapitre 17 : Le gardien

Notes de l’auteur : Si vous saviez toutes les heures que j'ai passé à me documenter sur la représentation des Enfers durant la Grèce Antique, je peux vous dessiner une carte les yeux fermés ! :)

Lorsque la porte se referme derrière moi, je sursaute. Je suis seule dans cet interminable couloir souterrain. Mon cœur tambourine dans ma poitrine et le moindre son me parait décuplé. Je souffle, espérant calmer ma respiration. Je me rappelle l’indication d’Orphée à propos de l’eau, mais je n’en remarque pas. Ce doit être après cette longue galerie. C'est le moment d’avancer, je ne peux plus faire marche arrière. Tenant une torche d’une main et m’agrippant à la dague de l’autre, je m’élance prudente.   

La grotte me semble interminable. Je ne sais pas depuis combien d’heure je suis ici. J’en ai perdu la notion du temps. Le vent glacé continue de souffler par bourrasque. Plus j’avance et plus les braseros sont espacés à des distances terriblement éloignées, éclairant à peine mon chemin. On dirait qu’ils deviennent de plus en plus rares. J’ai peur de me retrouver dans l’obscurité. J’ai déjà utilisé une torche sur les trois préparées par Andromède. Il n’y a rien autour de moi, seulement de la roche noire et luisante. J’ai l’horrible sensation de tourner en rond alors que je ne fais que marcher droit devant moi. Afin de me rassurer, je décide de graver un symbole sur l’un des braseros massifs. Je me désaltère et reprends ma route. Ce ne devrait pas être aussi long.  

Je tends l’oreille en espérant entendre un son, mais il n’y a que l’écho de mes pas et les crépitements des flammes. La deuxième torche vacille et j’ai peur qu’elle s’éteigne déjà. Je commence à avoir mal au pied ce qui prouve bien que je marche depuis des heures. Je scrute chaque brasero, souhaitant ne jamais apercevoir ma gravure. Une fois que j’en dépasse un, je soupire de soulagement. Je me surprends à avancer plus vite dès qu’apparait la lumière d’un feu. Je ne comprends pas pourquoi c’est si long. 

Soudain, le souffle du vent est si fort que je peine à ne pas tomber et avec effroi mon flambeau s’éteint. Je me précipite vers le brasero le plus proche. Je cours, terrifiée à l’idée de me retrouver perdue dans le noir. Un cri de frayeur s’échappe d’entre mes lèvres malgré moi. Face à moi, sur le socle métallique se trouve la marque que j’y ai laissée ! Je tourne en rond depuis le début ! Mais alors, comment se fait-il que je ne sois jamais revenue vers la porte d’Adulis ? Affolée, je me passe la main dans les cheveux et regarde autour de moi. La prochaine source de lumière semble plus loin encore et il ne me reste qu’une torche. À quoi cela sert d’avancer si c'est pour aller nulle part ? Je suis épuisée d’avoir marché des heures pour rien. La panique me tord le ventre et ma respiration se fait plus rapide. Il faut que je me calme.  

Assise à même le sol, dans la lueur des flammes, je tâche de retrouver mes esprits. Toutes mes affaires sont autour de moi. Je ne ressens rien, que le vide. Mon pouvoir ne m’est d’aucune utilité. Je m’interdis de pleurer. Je me dois d'être forte si je veux trouver une solution. Alors, je me remémore tout ce qu’essayait de me dire Orphée avant de partir. Je ferme les yeux et me caresse les tempes, désespérée de me souvenir. Il était question de suivre l’eau pour ne pas se perdre, mais je suis certaine de n’avoir jamais vu de rivière, pas un ruisseau, ni même quelques gouttes.   

Tout à coup, une bourrasque s’élève. Je serre mes bras contre moi pour me protéger du souffle glacé, tandis que vacillent dangereusement les flammes. J’observe des étincelles s’envoler puis retomber sur le sol et disparaître. Et soudain, l’évidence me frappe de plein fouet. J’attrape mes affaires et respire pour calmer les battements de cœur. Puis je lève ma jambe et d’un coup sec, renverse le brasero. Les bûches incandescentes se répandent sur le sol, les cendres s’évanouissent et les derniers crépitements du feu s’éteignent, me plongeant dans l’obscurité la plus complète.  

Je m’interdis d’avoir peur. Cela fait des heures que je tourne en rond et je n’ai croisé personne. Si j’ai tort, la pire chose qui puisse m’arriver serait d’avancer vers un nouveau brasero. Totalement aveuglée, je pose ma main sur la paroi rocailleuse et d’une certaine manière je suis rassurée. L’autre main tient la dague, au cas où. Tous mes sens sont en alerte. Je remarque alors le sifflement du vent impétueux provenant de la roche.  

Sous mes doigts, les murs de la grotte ne sont pas aussi lisses qu’ils n’y paraissaient. Je sens des irrégularités et des aspérités. Mais surtout, je relève des fissures d’où s’échappent les courants d’air ! Mon instinct me dit que je suis sur la bonne voie. Je prie pour ne pas toucher autre chose que de la pierre.   

Je continue mon chemin lorsque tout à coup c’est le vide sous ma main. Effrayée, je recule, mais je me reprends aussitôt. Voyons, je suis fille de déesse après tout. Je caresse la brèche qui me paraît assez grande pour y entrer. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Je suis sauvée si c’est bien ce que je pense ! Le vent semble s’engouffrer par là.  

Les conseils d’Orphée étaient vrais. Heureusement qu’il m’a fourni ces précieuses informations. Ne pas se fier à la lumière. Écouter le vent. À présent, il ne me reste qu’à découvrir l’eau ! Durant tout ce temps, j’étais incapable de trouver une entrée, trop concentrée à suivre les braseros. Je sors ma dernière torche et allume le feu pour m’éclairer.  

Je constate que la brèche est assez large pour me laisser passer. Le boyau semble s’enfoncer dans les ténèbres. Néanmoins, j’exulte de joie, fière d’avoir enfin trouvé mon chemin. J’avance d’un pas décidé, tendant l’oreille en quête d’eau.   

La piste est abrupte. Tantôt des stalagmites, tantôt des stalactites me bloquent la marche m’obligeant à me contorsionner dans tous les sens durant ma procession. Il m’arrive de trébucher, ou de frôler de trop près la roche au point de m’égratigner. C’est alors que ma route est stoppée nette par une des parois ! Oh non ! Tout cela pour atterrir dans un cul-de-sac ! Je frappe rageusement le mur et me laisse glisser contre celui-ci. Assise à même le sol, je souffle, fatiguée et frustrée. Et c’est seulement là que je remarque un trou dans la roche. Si je tends bien l’oreille, je suis convaincue qu’il s’agit du son produit par l’écoulement d’une rivière ! Me voilà de nouveau motivée à continuer mon périple ! 

Je n’en reviens pas que le chemin conduisant aux Enfers soit si tortueux ! Je suis persuadée qu’Hermès n’a pas à traverser tout cela pour y mener les âmes élues des dieux. Je jette mon flambeau un peu plus loin pour éclairer mon parcours sans me brûler. Je vérifie aussi, au passage, si l’endroit n’est pas habité. Je souffle pour calmer mon angoisse et écarte l’idée que je pourrais rencontrer une créature à l’autre bout. Tel un serpent, je gigote et utilise mes avant-bras pour avancer. Je panique à plusieurs reprises lorsque mes hanches ou mes épaules semblent coincées.   

Un grattement dans la terre me fait sursauter. Je rampe encore un peu lorsque de nouveau j’entends le même bruit ! J’ai l’horrible sensation que quelque chose vient d’entrer dans le tunnel ! Je ne discerne rien derrière moi. Mais un ricanement sordide résonne au loin. Bloquée dans ce boyau, je ne pourrais jamais me défendre face à la chose qui me poursuit. Mon instinct de survie me pousse à accélérer, quitte à me retourner les ongles sur la pierre si je peux m’extirper plus vite ! Le son de l’eau est de plus en plus identifiable. Je suis rassurée, car je m’approche enfin ! Je m'active de plus belle quand j’aperçois une douce lumière bleutée. La sortie est à proximité, j’entends l’eau, tout va bien je vais y arriver. Encore un effort ! Le crissement derrière moi se rapproche, je distingue même une respiration saccadée ! Tout en rampant, je tente de découvrir ce qui me suit lorsque tout à coup, je tombe la tête la première dans le vide !   

Un misérable cri s’échappe de ma gorge. Ce n’est pas possible ! Je ne peux pas mourir aussi stupidement ! Par le plus grand des miracles, je ne m’écrase pas contre le sol, mais atterrit dans l’eau ! Surprise par l’impact, j’avale par mégarde de l’eau et manque de m’étouffer. Je bats des jambes pour remonter à la surface et reprends d’importantes goulées d’air. Je n’ai pas le temps de me réjouir que me voilà entraînée par les flots. Je panique totalement sans comprendre ce qui se passe. Je me débats dans tous les sens. Mon instinct de survie me pousse à nager et à attraper n’importe quoi pour me sortir de là. Mes ongles griffent la roche, mais rien à faire. Je suis emportée par le courant de plus en plus puissant. Je m’épuise à rester à la surface. Et c’est alors que j’aperçois au loin le vide ! Non c’est un cauchemar ! Je vais me réveiller ! Je crie de peur, terrorisée à l’idée de tomber d’une cascade qui semble vertigineuse.   

Nullement maitresse de ma destinée, une étrange vibration retentit derrière moi et me voilà soulevée dans les airs. Mon corps est totalement immobilisé. Seuls ma tête et mes bras pendent au-dessus de l’eau. Je cherche à comprendre ce qui m’arrive et constate avec effroi qu’une mâchoire gigantesque m’emprisonne ! Je ne peux absolument pas me mouvoir ! Je crie encore. Je me demande s’il ne valait pas mieux finir mes jours dans la chute d’eau. J’essaye de me débattre, mais la pression de la langue gluante contre le tranchant des dents et un grondement sourd m’en dissuadent.   

À peine sortie de l’eau, je n’ai pas le temps de réfléchir à un plan d’action que je retombe maladroitement sur le sol, projetant un épais nuage de poussière. Allongée sur le dos, je me retrouve face à trois gigantesques molosses aux crocs acérés. Je constate qu’il ne s’agit pas d’une meute, mais d’un seul animal. Le gardien légendaire des Enfers existe bel et bien ! Je me redresse et tente de m’échapper, mais sa patte lourde s’abat dans mon dos et face contre terre je ne peux plus bouger ni même respirer. La panique m’empêche de réfléchir. Je force encore et essaye de me débattre, mais c’est peine perdue. De rage, je capitule et cesse de remuer, attendant de voir quel mouvement mon assaillant fera. L’énorme patte me retourne comme un vulgaire insecte et je me prépare à l’attaque.  

Étrangement, il ne se passe rien. Du moins, je suis toujours vivante et c’est cela qui me surprend. Si Cerbère avait voulu me dévorer, il l’aurait déjà fait, non ? Or, les truffes humides de la créature hument avec insistance mon odeur. Ils doivent certainement essayer de définir qui je suis. N’étant ni une âme perdue, ni une mortelle, ni même une véritable divinité, ils ne doivent pas savoir quoi faire de moi. Puisque les légendes sont vraies, le gardien des Enfers ne doit laisser aucune âme sortir du royaume, mais il ne doit permettre à aucun mortel d'y entrer. Les divinités olympiennes ne descendent pas en ces lieux trop sombres et morbides et seules les divinités chthoniennes y résident. Je n’appartiens à aucune de ces catégories.   

Je ne bouge pas, mais observe la créature des ténèbres. Entre le chien et le loup, l’animal à la fourrure noire et luisante possède un corps massif de plusieurs mètres de haut, ainsi que trois énormes têtes. Je n’avais jamais vu semblable bête ! Après avoir combattu Cetus je devrais pourtant me douter que les Enfers regorgent de diverses créatures aussi effrayantes que cauchemardesques. Et, je ne sais pourquoi je n’avais jamais pensé que Cerbère puisse avoir trois consciences bien distinctes. À dire vrai, je n’imaginais même pas que l’animal vivait réellement. Les dieux comme les mortels n’hésitant jamais à transformer leur récit pour les rendre plus épiques, qui aurait cru qu’un chien à trois têtes existe ? Du moins de ma Sicile natale cela me semblait si improbable…  

Le gardien des Enfers est aussi fascinant qu’effrayant. La tête du milieu est sans nul doute celle du meneur. Il est calme et dominant. Les autres guettent sa réaction. Celui de droite me fixe, les babines retroussées et les crocs dehors. Lui, je suis certaine que c’est le plus agressif. Tandis que le troisième est tout à fait son contraire. Il copie ses frères, mais à son regard je vois qu’il est plus doux que ses semblables. Néanmoins, cela ne signifie pas qu’il ne pourrait me briser en deux d’une seule morsure. Je dois tirer profit de cette situation, car il est évident que je ne peux gagner face à trois puissantes mâchoires.   

Si c’était un simple animal j’aurais certainement pu l’amadouer par des caresses. Tous les animaux de notre ferme m’adoraient. Mais, ce n’est pas un chien ordinaire. Cerbère est une créature d’essence divine. Progéniture de Typhon et d’Echidna, ce couple a su engendrer toutes sortes de monstres plus terrifiants les uns que les autres. Ils hantent les légendes et les cauchemars des enfants.   

Je me redresse lentement, priant que mon instinct me donne raison. Puis je tends mes mains, paumes vers le haut, afin de montrer mon respect, mais aussi que je ne suis pas dangereuse.   

— Oh majestueux Gardiens des Enfers, je ne souhaite causer aucun tort. Je ne suis personne, je ne suis que Perséphone… mais tous mes amis m’appellent Persée.   

Le meneur aboie et je sursaute malgré moi.   

— Je ne voulais pas vous offenser si tel est le cas. Je vous suis reconnaissante de m’avoir sauvée de ces eaux tumultueuses.   

L’alpha me toise de son regard sombre. Le port altier, il a fière allure. Puis j’aperçois l’oreille coupée du plus agressif. C’est certainement le plus hargneux. Celui de gauche continue de humer l’air et saliverait presque. Je remarque sur ce corps massif ainsi que sur les pattes plusieurs cicatrices, vestiges de combats violents. Qui sait ce qu'ils ont affronté au fil du temps.  

Je ramène mes bras le long de mon corps. Il ne faut pas montrer la peur. Je dois rester calme et réfléchir. Il est évident que je ne dois pas m’enfuir en courant, la créature me rattraperait à coup sûr. Je ne peux utiliser mon pouvoir qui s’est éteint à nouveau et puis cela alerterait certainement plus de monde. Je dois trouver un autre moyen et penser comme Hermès. Voyons voir si je suis capable de monter une ruse :  

— Je ne veux causer aucun problème. Je ne suis pas là pour libérer une âme. Je suis ici en qualité d’invitée, mais je me suis perdue. Hermès m’a autorisé à le rejoindre et en voici la preuve.   

Je tends doucement ma main pour montrer mon anneau où apparaît le symbole du messager des dieux et prie pour que cela fonctionne. Cela ne semble pas plaire à la tête couverte de cicatrices qui grogne à nouveau. Toujours avec délicatesse je sors de ma besace trempée les quelques biscuits préparés pour le voyage.   

— Je ne possède rien de valeur, mais acceptez cette maigre offrande en guise de gratitude, je dis en montrant les biscuits humides.   

Le regard du chien de gauche paraît s’illuminer. Il se pourlèche les babines et couine auprès des deux autres. Celui de droite grogne encore. L’alpha permet au plus doux de manger l’une des pâtisseries. Sa gueule béante est impressionnante et lorsque sa langue atteint ma main, le biscuit est ridiculement petit à côté. Je frissonne, mais cache mon dégoût face à sa bave gluante dégoulinant le long de mon bras. Il jappe de satisfaction et leur queue se met à tournoyer dans tous les sens. Ce qui ne semble pas plaire aux autres. Puis, tout en gardant l’air digne, le dominant s’avance pour en prendre un. Quant au dernier il refuse tout bonnement et grogne. Alors je le dépose au sol et seulement là il accepte de manger sa part sans me quitter des yeux. Ils aboient entre eux.   

— Auriez-vous l’amabilité de me conduire auprès d’Hermès ? je demande poliment, stoppant net leur échange bruyant.  

Ils hésitent encore. Je n’ai pas l’impression qu’ils vont me faire de mal. Cependant, je n’aime pas rester ici à découvert. Moi qui voulais demeurer discrète, c’est tout le contraire ! Il ne faudrait pas qu’ils signalent ma présence à d’autres personnes dont j’imagine le roi des Enfers. Toujours trempée, je commence à avoir froid et frictionne mes bras. L’odeur du chien mouillé et de la bave ne me quitte pas. Tandis qu’ils aboient encore entre eux, je m’écarte pour me laver un peu, car j’ai piètre allure. Je profite de ce temps de répit pour observer autour de nous.   

Je frémis en regardant la cascade. En m’approchant du bord, il est impossible d’apercevoir jusqu’où le courant allait m’emporter. Je ne pourrais pas m’enfuir en passant par ici. Je m’éloigne et contemple le paysage.  

Perchée sur les hauteurs, la vue sur le monde des morts est saisissante. Alors c’est cela le légendaire royaume des Enfers ? Tout semble si vaste, c’est à peine si l’on devine quelque chose. Une brume couleur cendre enveloppe tout ce qui nous entoure. Je ne distingue aucune végétation vivante, seulement des arbres et des racines noircies par les flammes. Le sol aride est recouvert d’une étrange poussière sombre et épaisse semblable à de la suie. Au-dessus de nous je ne crois pas qu’il s’agisse du ciel, mais on peut y apercevoir des lueurs bleutées similaires aux étoiles d’une nuit d’été. Hormis le bruit des chutes et les aboiements de Cerbère, on ne perçoit aucun chant de volatile ni aucun autre cri animal. Mon cœur se serre à l’idée que tous les mortels doivent un jour venir ici. Après avoir connu la chaleur du soleil, les verts pâturages ou le gazouillis des oiseaux, cette existence n’a rien de réconfortant. Ce n’est que vide et néant.  

Brusquement, quelque chose de froid et d’humide s’écrase contre mon dos. Je sursaute et me retrouve nez à nez avec le chien plus doux que ses semblables. Je me redresse et ose poser ma main sur sa truffe. Je souris et lui caresse le museau, ce qu’il semble apprécier. Toutefois, les autres chiens se mettent à grogner et nous nous écartons, penauds. La patte démesurée de l’animal me pousse délicatement et je comprends facilement qu’il est temps de partir. Le chien de droite reste concentré sur moi tandis que je marche à leurs côtés. Il est évident que je ne pourrais pas m’enfuir sous sa surveillance. 

Je ne sais pas depuis combien d’heures nous marchons, mais le temps parait long. J’entends toutes sortes de bruits qui me font sursauter et je suis sûre que cela les amuse. Alors, pour me rassurer et mettre fin à ce silence pesant, je leur parle. Je leur raconte ma vie, du moins j’omets certains détails liés à l’identité de ma mère ou mes pouvoirs. Je narre des histoires avec Hermès pour leur prouver que nous sommes bien amis. Si la tête centrale ne réagit pas, ses frères eux sont désopilants. Je sens que mes paroles assomment le plus hargneux tandis qu’elles régalent le plus inoffensif surtout lorsque je lui décris de la nourriture. Je lui donne d’ailleurs mon dernier biscuit au miel.  

Quand un terrible cri déchire le silence ambiant, j’ai le réflexe de dégainer mon arc et une flèche. Pourtant, aucun des chiens ne réagit. J’éprouve alors le besoin de justifier le fait que je ne suis pas aussi peureuse que je peux leur paraître. Le chien de droite secoue la tête l’air de dire qu’il ne me croit absolument pas. Je dois avouer qu’aux côtés du gardien des Enfers, je suis moins effrayée à l’idée de déambuler dans ce royaume lugubre. Je me sentirai presque en sécurité.   

Nous nous retrouvons à la lisière d’une sinistre forêt. Je déglutis en observant la hauteur de ces arbres morts. L’atmosphère est plus pesante, et une odeur de pourriture en émane. Les branches crochues des arbres ressemblent à des griffes jaillissant de la terre prêtes à nous agripper.  

— Vous êtes certains qu’Hermès se trouve par ici ? je demande, peu sûre de moi.  

  Cerbère continue d’avancer et je m’empresse de le rattraper. Le sol devient alors plus boueux et je comprends que nous ne se sommes pas dans une forêt, mais dans un marais ! Le gardien des Enfers marche prudemment pour ne pas s’enfoncer dans la terre molle. Je tente de l’imiter, mais plus d’une fois mon pied reste accroché au sol.   

Même si les lueurs bleutées éclairent notre chemin, je ne suis absolument pas rassurée. Plus nous pénétrons dans les marécages et plus la brume semble s’épaissir. Je frissonne et presse le pas. J’ai la désagréable sensation d’être épiée. Une légère brise souffle et dans le vent je suis certaine de distinguer des murmures ainsi que de longues lamentations. Sans m’en rendre compte, je me blottis contre la fourrure chaude de l’énorme chien. Celui-ci me paraît plus tendu. Ils observent les alentours et restent aux aguets. Je bande mon arc et me cramponne à celui-ci prête à tirer.   

Soudain, les pleurs d’un nouveau-né retentissent. Cerbère grogne tandis que je tressaille. Cela vient de la forêt. Dans les ténèbres, un petit enfant hurle. Je suis frappée de plein fouet par le souvenir de cette mère et son bébé disparaissant dans les ruelles en ruines d’Adulis. Son cri me hante et fait saigner mon cœur. Le gardien des Enfers me pousse à avancer. Pourtant, j’ai du mal à leur obéir. Je ne peux plus continuer.  

— Un enfant pleure ! Il a besoin de nous, c’est certain ! De grâce, il faut aller l’aider ! je m’exclame en m’arrêtant net.  

Cerbère se retourne vivement et grogne. Mais à ma grande surprise, ce n’est pas contre moi. Surgis de nulle part, des dizaines d’hommes et de femmes à la peau diaphane quittent les ombres de la forêt et s’approchent lentement de nous. Cela ne plaît absolument pas au chien à trois têtes qui aboie avec férocité. Les bras tendus vers nous et le regard vide, ils avancent tels des papillons de nuit vers les flammes. Ils ont l’air affamés et épuisés. De leur gorge ne sortent que des lamentations et leurs doigts sont aussi crochus que les arbres. Cela ne présage rien de bon ! Je leur ordonne de reculer en les menaçant de mon arc. Ils ne réagissent pas. Alors je tire une flèche qui se plante dans le sol pile devant un homme espérant les dissuader, sans succès. Ce vide dans leur regard est terrifiant. Ils n’ont rien à voir avec des vivants…  

Soudain, une femme, au visage émacié, se jette sur moi telle une furie ! Elle me lacère l’avant-bras et on dirait qu’elle cherche à voler ma bague. Un cri guttural s’échappe de sa gorge et une bave épaisse coule le long de son cou. D’abord surprise par la brutalité de l’attaque, je manque de tomber en arrière. Je parviens à me dégager de son emprise et lui assène un violent coup de pied dans l’estomac, provoquant sa chute.  

Le reste de la foule commence à nous encercler. Cependant, Cerbère ne les laisse pas s’approcher ! Il donne des coups de griffe et projette les assaillants. Ses aboiements sont si forts qu’ils feraient trembler une maison. Les agresseurs se relèvent et reviennent à la charge. Je repousse un homme aux yeux globuleux et empêche un autre de se jeter sur la patte arrière du gardien. Je ne comprends pas ce qu’ils nous veulent, mais je n’ai pas le choix de frapper à bout portant nos ennemis. Lorsque l’une des têtes de chien attrape dans sa gueule un individu, ils hésitent à avancer. Les deux autres têtes aboient avec férocité. J’ai l’impression qu’ils reculent et même certains semblent s’évanouir dans la brume.  

C’est alors qu’au loin, j’entends encore les pleurs du bébé. Ce n’est pas possible qu’il y ait un enfant dans cet endroit ! Je ferme les yeux, respire un grand coup et profitant que le gardien des Enfers soit trop occupé à effrayer les assaillants, je me précipite entre les arbres. Je cours à toute vitesse, slalomant entre les arbres et évitant les silhouettes qui cherchent à m’attraper. J’ai tiré mon xiphos et je n’hésite pas à entailler de ma lame quiconque s’approche de trop près. Je m’enfonce dans les tréfonds de la forêt, désespérée de retrouver le petit être. Au loin, j’entends encore le hurlement de Cerbère. Soudain, je trébuche dans une clairière aussi triste et vide que le reste de ce royaume.   

Je l’ai enfin trouvé. Le souvenir de la femme et son enfant disparaissant dans Adulis me frappe de plein fouet. Ici, le nourrisson gît à même le sol. Emmitouflés dans une couverture bleue familière, ses minuscules poings gigotent. Je vérifie à peine les alentours et me précipite vers lui. Je l’attrape délicatement et le presse contre moi. Une larme de joie coule le long de ma pommette. Ses pleurs cessent instantanément. Il est si joli avec ses joues rebondies et son nez retroussé.

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Passionlivres
Posté le 12/11/2022
Le travail de recherche a porté ses fruits ! La description faite de l'enfer est d'une telle précision que l'on a l'impression d'y être aux côtés de Koré ! Quel travail !
Plumenchanté456
Posté le 12/11/2022
Merveilleuse histoire, qui varie entre émotion et action. Ce qui nous fait plongé dans un univers fantastique ! À quand la suite ! Avec grande envie d’en savoir plus ! Bravo !
M.C.2010
Posté le 11/11/2022
Un beau chapitre avec des descriptions précises qui nous embarquent dans un véritable univers. On sent le changement d'atmosphère dans le récit et c'est plaisant. Hâte de lire la suite !
LorenzoBook
Posté le 23/10/2022
Jiji tu finiras par nous tuer, encore un chapitre incroyable qui est juste angoissant tous le long. Ton bff adore ! Alors continue comme ça pour les autres et ça sera un best seller du nyt
dollykitten
Posté le 26/09/2022
Ce chapitre nous tient en haleine, j'adore ce changement d'atmosphère le récit est toujours aussi prenant !! Les descriptions sont toujours jusqu'à présent hyper immersives bravo !
Ella Miller
Posté le 15/09/2022
Quel angoissant parcours ! Si réel !
Votre plume est toujours aussi efficace malgré le changement d'atmosphère.
Je ne dis rien de plus pour ne rien dévoiler et laisser intacte la curiosité des autres lecteurs mais vraiment que de trouvailles !
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