Son double n’en gardait aucun souvenir, mais lui n’avait pas oublié.
Pas une miette.
Adam avait débarqué à Torchwood, et c’était comme s’il avait toujours été là. Ianto devait bien s’avouer qu’il s’était laissé berner, au début, comme tout le monde. Puis, il s’était réveillé, et il avait immédiatement compris que quelque chose clochait. D’abord il avait cru à un vrai rêve, cette fois-ci. Un rêve un peu étrange, mais pourquoi pas ? Lorsque Adam était réapparu le lendemain soir, il se dit qu’il rêvait d’un autre univers. Un « écho », comme l’avait appelé Angie, avec un nouveau Ianto et un nouveau Jack…
Mais alors, l’autre Ianto avait vu dans son propre journal intime l’absence d’Adam, et il avait compris. Ils avaient compris, tous les deux, l’imposture de cet alien, et Ianto avait assisté, impuissant, à la contre-attaque d’Adam contre son double, ces souvenirs terribles qu’il avait implanté dans son esprit, ces souvenirs auxquels il avait lui-même cru, l’espace d’un instant, d’un tout petit instant… Parce qu’il l’avait toujours su, parce que ça avait toujours été là, tapi quelque part au fond de son cœur, cette violence qui lui venait de son père…
Ça n’avait pas duré très longtemps. L’autre Ianto, prostré dans un recoin du Hub, avait levé les yeux, et c’était comme s’il le voyait, lui. C’était impossible pourtant, parce que Ianto se trouvait dans l’esprit de son double, et voyait avec ses yeux, mais tout en fixant le vide, il sut, avant même que son double ne prenne la parole, qu’il était percé à jour.
— Pas toi, non. Toi, tu n’es pas comme ça, je le sais. Tu es meilleur que je ne le suis.
Il s’était entendu prononcer ces mots, et comprit aussitôt que c’était à lui que Ianto s’adressait. Il sursauta et ouvrit brutalement les paupières.
Seul dans le noir, il contempla le plafond de sa chambre, éclairée par la lune qui projetait des ombres froides sur les montagnes du Royaume. Son cœur battait la chamade et il avait l’impression de l’entendre pulser dans toute la pièce, comme un tambour de guerre battant la cadence.
Son double avait senti sa présence. Il lui avait parlé, nom de dieu !
La nuit suivante, les choses étaient rentrées dans l’ordre. Adam avait disparu, en même temps que, Ianto le comprit assez vite, quarante-huit heures de la vie des employés de Torchwood. Son double ne semblait pas se rappeler les mots qu’il avait prononcés.
Après ça, le Gallois s’efforça de rester attentif, mais une fois immergé dans le rêve, il lui était impossible de prendre les commandes. Comment dans ces conditions parvenir à communiquer avec son autre lui ? Il ignorait même comment ce dernier pouvait sentir sa présence.
C’est pourquoi, un jour, il se décida enfin à en parler à Jane.
Le mois de juin était bien entamé. Comme d’habitude, Ianto avait retrouvé la Gardefée dans l’un des nombreux jardins du Château. Malgré sa cécité, Jane paraissait connaître les moindres recoins du Royaume comme sa poche, et parcourait les sentiers avec la légèreté d’une elfe.
— Ça va bientôt faire un an que je suis arrivé ici, fit remarquer Ianto tandis qu’ils suivaient le cours d’un ruisseau chantant, bordé d’aspérules odorantes.
— C’est vrai ? Jane leva un sourcil surpris. Je n’avais pas réalisé. Je n’ai jamais eu la notion du temps. Et alors ? Est-ce que tu t’es acclimaté ?
Ianto ne répondit pas. À la place, il ramassa un morceau de bois mort et se mit à jouer avec.
— Eh bien, commença-t-il après avoir réfléchi à ce qu’il allait dire, depuis plusieurs mois, je rêve d’un autre univers. D’un autre univers… et d’un Imagineur. Je ne sais pas comment le retrouver. J’aurais besoin de ton aide… je crois.
Jane stoppa net et se tourna vers lui.
— Oh ! Oui, Rui m’en avait parlé, il y a quelques temps. Je ne pensais pas… Un Imagineur, tu dis ? Vit-il dans ton ancien monde ? En ce cas, il sera facile de le retrouver.
Ianto secoua la tête.
— Non, justement. Dans mes rêves, je me mets dans la peau d’un autre moi, qui… travaille avec cet Imagineur. Ça se passe dans un autre monde, un monde qui n’est pas répertorié chez nous. Cela fait des mois que j’épluche la base de données du bureau de Classification des Mondes, avec l’aide d’Angie et d’Andrew. Comment les Gardefés font-ils pour trouver leurs Imagineurs ?
— Je te l’ai déjà dit : notre magie nous attire à eux. Et nous les rejoignons grâce à nos ailes…
Ianto grogna, frustré par la réponse de Jane. Celle-ci lui sourit en retour et s’asseyant sur un talus, au bord de l’eau, l’invita à s’installer à ses côtés.
— Ce n’est pas pas la réponse que tu espérais, et j’en suis désolée. L’amputation de tes ailes a été une chose terrible, et pas seulement à cause de la souffrance que cela t’a causé. Je… n’ai pas très bien réagi à tout ça et je m’en excuse. J’ai dû te paraître horriblement froide et… et méprisante, alors que j’aurais dû me montrer compréhensive. Mais je m’en voulais tellement d’être arrivée trop tard…
Ianto tourna le menton et considéra avec étonnement le visage en ovale de la Gardefée qui parlait d’une voix douce, les yeux perdus dans le lointain. C’était la première fois qu’elle évoquait naturellement le sujet, sans montrer d’embarras ou dévier la conversation.
— C’est une double perte pour nous, continua-t-elle. En premier lieu parce que l’homme qui t’a coupé les ailes ne l’a certainement pas fait gratuitement. Lorsque tu es arrivé au Royaume, nous avons essayé d’enquêter à son sujet, dans ton monde d’origine. Mais il avait disparu, avec son butin… Nous aurions dû te le dire. De cela aussi, je m’excuse. À l’heure qu’il est, ce qu’il reste de tes anciennes ailes a probablement atterri entre les mains d’un Collectionneur… Mais ce n’est pas le plus important. Ce qui importe, c’est qu’aujourd’hui, tu n’es plus en mesure de rejoindre ton Imagineur. Tu aurais dû m’en parler plus tôt… mais je comprends que tu ne l’aies pas fait. Mon attitude ne t’a jamais incité à te confier sur le sujet…
— Ce n’est pas… Je ne voulais pas… tenta de se justifier Ianto, mais Jane secoua la tête et ses boucles blondes voletèrent autour d’elle.
— Ta magie a certainement cherché un autre moyen de parvenir à ses fins. De là viennent tes rêves… Mais il va nous falloir trouver un autre moyen pour accéder à ce monde. Je vais t’aider, Ianto, et je vais demander aux autres Gardefés de t’aider aussi. On trouvera ton Imagineur, je t’en fais la promesse.
Jane tourna la tête en direction de Ianto et, sans attendre sa réponse, lui offrit un sourire doux et lumineux. Un sourire digne de Tosh.
Ianto lui sourit à son tour, en sachant bien qu’elle ne pouvait le voir.
— Merci, mais… j’aurais aussi une autre requête.
Jane leva un sourcil étonné. Ianto prit une inspiration.
— Est-ce que tu pourrais aussi m’apprendre à… influer sur mes rêves ?
Jane acquiesça, et, tandis qu’elle commençait à lui donner quelques astuces magiques, il soupira longuement.
Ça y est… il l’avait dit. À présent, il se sentait le cœur plus léger : il n’y avait plus de non-dits, ni de mensonges dans sa nouvelle vie. Mais les choses allaient-elles s’arranger pour autant ? Il l’ignorait, pour le moment.