Le temps passa, dans un monde et dans l’autre, et Ianto Jones s'habitua peu à peu à vivre une double vie. Avec l’enseignement de Jane, il se sentait maintenant capable d’influer sur ses rêves et de les vivre en conscience. Il pouvait même entrer de lui-même dans un état de transe qui le transportait aussitôt dans l’esprit de son double, et, s’il le souhaitait (mais pourquoi aurait-il souhaité cela ?), « couper » le lien qu'il entretenait avec l'autre monde. Car, oui, il comptait s'accrocher à cette autre vie – pour le moment du moins. Chaque nouvelle nuit le ramenait à son capitaine, et chaque matin le désir et la frustration étreignaient un peu plus ses entrailles… mais, sans l'espoir de le rejoindre un jour, que lui restait-il ?
Il rencontra l’impétueuse Martha Jones ; Owen mourut et, peu après, ne fut plus mort mais pas tout à fait vivant ; Gwen tomba enceinte d’un alien et épousa Rhys ; Jack s’efforça encore et toujours de sauver le monde ; et Tosh continua à prouver sa vaillance et son intelligence.
Cela faisait longtemps que Ianto ne captait plus que très faiblement les émotions qui tournoyaient autour de lui, ayant appris à étouffer ce don à volonté. Un jour, Jane lui suggéra de le réactiver sur l’équipe de Torchwood. Elle espérait qu’il parvienne ainsi à faire réagir son double et, peut-être, se confronter de nouveau à lui-même.
Ce soir-là, il s’endormit rapidement et « s’éveilla » aussitôt dans le corps de son double. Comme à l’ordinaire, les événements passés, auxquels il n’avait pourtant pas pris part, s’imposèrent petit-à-petit dans son esprit comme si les souvenirs lui appartenaient. L’équipe de Torchwood 3 venait tout juste de mettre hors d’état de nuire des êtres maléfiques sortis d’une vieille pellicule de film. Il se souvint de leur venue dans ce vieux cinéma qui rappelait tant de souvenirs aux deux Ianto, de la découverte de Jack en artiste de foire, de leur rencontre avec les Voyageurs de la Nuit, de l’espoir de sauver tous ces gens dont le souffle de vie avait été ravi par ces êtres de cellulose, de l’adrénaline de la poursuite, et enfin, enfin, de la déception, cruelle, implacable, de n’avoir réussi à sauver qu’un seul enfant.
À cet instant, il ne restait plus que lui et Jack, s’affairant à classer les derniers éléments de cette sombre histoire. Il en ressentit une pointe de déception et d’appréhension mêlées. Il aurait aimé sonder les sentiments d’Owen, de Gwen ou de Tosh plutôt que ceux de son capitaine, qu’il redoutait autant qu’il brûlait de connaître.
— Un seul, c’est bien trop peu, Jack, s’entendit-il dire tout haut en s’asseyant sur un coin de son bureau.
Le capitaine Harkness leva ses yeux d’un bleu profond et les posa sur lui – sur l’autre lui.
— Un seul, c’est mieux que pas du tout, Ianto.
Dans une impulsion, l’autre Ianto se pencha vers Jack et cueillit ses lèvres offertes. Tandis qu’ils approfondissaient leur baiser, Ianto, celui qui peuplait l’esprit de son double, laissa son empathie l’emplir à nouveau de sensations emmêlées (regrets, espoir, tristesse, peur, désir…).
Ils se levèrent tous les deux, emportés par leur ardeur, s’affairant sur les boutons, braguettes, bretelles et tout ce qui pouvait entraver le besoin de sentir la peau de l’autre contre soi. Les émotions, d’abord ténues, s’amplifièrent et roulèrent dans le cœur et l’esprit des deux Ianto : colère, amour, désir, attirance, espoir, oubli, curiosité, envie, passion, avidité, confusion…
Ianto (l’autre, celui qui avait le contrôle de son corps et de ses sens) stoppa le baiser, les yeux écarquillés et la poitrine palpitante. Aussitôt, Ianto, celui qui ne faisait que rêver, bloqua son empathie et attendit, inquiet et impatient de comprendre la réaction qu’il avait suscitée.
— Ianto, qu’est-ce qui se passe ? demanda Jack en se reculant à son tour.
Ils posèrent, tous deux, les yeux sur leur capitaine débraillé, et le virent. Tout d’abord ténu, fluctuant, puis de plus en plus vivace, cela nimbait Jack Harkness d’un halo d’or, semblable, Ianto-le-rêveur le comprit aussitôt, à celui qui avait auréolé ses ailes un an plus tôt.
L’Imagination.
Le Cinquième Pouvoir…
Les mots de Jane dansèrent un instant dans l’esprit de Ianto (Les Imagineurs sont comme une lumière dans la nuit) et il perçut avec un pincement douloureux la réalité de ce qu’il savait d’instinct depuis de nombreux mois. Son Imagineur était là, devant lui, et lui qui ne pouvait rien faire, coincé dans l’esprit de son double…
— Qu’est-ce qu’il y a ? répéta le capitaine, avec cette fois-ci un petit sourire mi-inquiet, mi-curieux.
Il se sentit sourire à son tour, et réalisa que son double voyait, lui aussi, le halo palpitant qui enveloppait Jack, et que le spectacle lui plaisait.
— Rien. Tu es magnifique, répliqua-t-il avant de l’embrasser à nouveau et de reprendre ses investigations tactiles.
Jack répondit avec la même fougue, et tous deux (tous trois ?) s’abandonnèrent l’un à l’autre, oublieux de tout le reste.
Jack s’était endormi, sa nudité offerte aux yeux de son amant qui, allongé à ses côtés, s’était redressé sur un coude pour mieux l’observer.
— Est-ce que tu pourrais le refaire ? s’entendit-il murmurer dans le noir, et il comprit, là encore, que son double ne s’adressait pas à Jack, mais à lui. Pas le… l'empathie. Ça, c’était vraiment perturbant. Mais le halo d’or… C’est toi qui as fait ça, non ?
Cette fois-ci, Ianto ne sursauta pas, et ne se réveilla pas. Il rassembla ses idées, et pensa simplement : « Non. Je n’y suis pour rien. C’est Jack, tel que je devrais le voir si j’étais là. »
— Qui es-tu ? chuchota encore Ianto, mais à cet instant Jack remua dans son sommeil et de ses lèvres s’échappèrent quelques mots.
« On ne devrait pas rester là pour parler. Il va se réveiller », répondit Ianto-le-rêveur. Ianto-le-double acquiesça silencieusement, enfila son pantalon et sa chemise, et grimpa à l’échelle pour sortir de la chambre. Une fois dans le bureau de Jack, il referma doucement la trappe et s'installa sur le fauteuil du chef de Torchwood.
— Alors, qui es-tu ? répéta-t-il tout en boutonnant sa chemise, et c’était d’autant plus étrange pour l’autre Ianto, qui s’entendait parler à lui-même.
« Je suis… toi. Un autre toi, qui vit dans un autre monde. Écoute… Je ne vous veux aucun mal. Je ne le fais même pas exprès… »
Ianto hocha la tête.
— Je… (une hésitation, subtile) te crois. Mais c’est moins évident pour Jack. Il pense que tu es une entité extra-terrestre qui s’est introduit dans mon cerveau pour me nuire… Il m’a même fait passer un scanner ! Mais il n’y avait rien. Tu n’y étais pas.
Ianto-le-rêveur prit peur. « Tu lui en as parlé ? Tu n’aurais pas dû… Il ne faut pas qu’il sache… »
— Peut-être que je n’en aurais pas parlé si tu t’étais manifesté plus tôt, s’emporta Ianto-le-double, sa voix sifflant dans l’obscurité du Hub.
« Je ne pensais pas que c’était possible. En fait, jusqu’à récemment, j’ignorais que tu pouvais sentir ma présence. Depuis quand le sais-tu ? »
— Je travaille pour Torchwood. Je suis formé à détecter ces choses-là, rétorqua-t-il avec un petit sourire. Ça doit faire neuf mois. Depuis que Jack et moi… Enfin, depuis que ça va mieux. Avant cela, j’allais trop mal pour y penser, mais je crois que je te percevais déjà, par moment. Ça a commencé quand je suis arrivé à Torchwood 3, n’est-ce pas ?
« En réalité ça a commencé quand moi, je suis arrivé au Royaume Caché. Trois semaines après la bataille de Canary Wharf, dans mon univers. J’ai perdu ma Lisa, là-bas. Je l’ai… je l’ai tuée parce qu’elle me l’a demandé, parce qu’elle ne voulait pas ressembler à ces choses. Puis j’ai décidé d’en finir moi aussi, parce que… parce que ça faisait trop mal, tu comprends ? »
L’autre hocha la tête, à nouveau. Bien sûr, il comprenait. Ils étaient la même personne.
« Et au lieu de mourir je suis devenu… autre chose. Et ça a bien failli me rendre fou. »