Chapitre 18 - Sincérité

Amanda dormait encore, roulée dans une couverture trop fine, sur le canapé aux ressorts fatigués. L’aube naissait à peine, teintant les vitres d’une lumière froide et bleutée. Dans ce calme suspendu, Matthew descendit les marches une à une, évitant de faire grincer le bois sous ses pas. Ses yeux encore embrumés de la nuit se posèrent sur la lourde porte d’entrée.

Il tendait déjà la main vers la poignée quand une voix grave brisa le silence :

-Tu pourrais au moins me dire au revoir, non ?

Matt se figea, crispé. Le timbre rauque de son père résonnait, comme un écho venu d’un autre temps.

-Et quoi ? Tu veux encore m’empêcher de partir ?, lâcha-t-il sans se retourner.

-Matt... je suis désolé de ne pas t’avoir soutenu.

Un silence lourd s’installa. Le genre de silence qui n’existe qu’entre deux hommes ayant trop longtemps refoulé ce qu’ils auraient dû se dire.

Matt se tourna enfin. Il s’attendait à une posture fermée, un regard dur. Mais non. Son père se tenait face à lui, ses mains jointes comme un homme face à une tombe. Et dans ses yeux, il y avait autre chose.

-Écoute, commença-t-il d’une voix plus douce, je n’ai pas toujours fait les bons choix. Quand ta mère est partie, j’ai perdu bien plus qu’une épouse. Elle… elle était la boussole.

Matt sentit sa gorge se nouer. Son père ne parlait jamais d’elle. Jamais.

-Elle était forte. Indépendante. Pas une seconde elle ne laissait la peur la ralentir. Et toi, quand je te regarde… je la revois.

Il posa ses doigts rugueuses sur les épaules de son fils. L’étreinte n’était pas longue. Juste assez pour dire "je suis fier de toi" sans le prononcer.

-Ce que je veux dire… c’est que je crois en toi, Matt, mais fais attention. Ces salopards du Pouvoir Central, ils ne reculent devant rien. Promets-moi que tu resteras prudent.

-Papa… je suis plus un gosse.

-Je sais, et c’est justement pour ça que je te demande de promettre. Pour moi.

Un bref silence passa seulement brisé par un soupir résigné.

-D’accord… Je te promets de faire attention, murmura Matt. T’es content ?

Un sourire rare fendit le visage buriné de l'homme.

-Tu as toujours été un bon fils.

Il leva une main, l’ébouriffa affectueusement. Un geste maladroit mais chargé d’amour.

Des pas discrets résonnèrent dans l’escalier. Amanda descendait, les cheveux en bataille, tirant sur les manches de sa chemise froissée. Elle s’arrêta, un peu honteuse d’interrompre une scène aussi intime.

-Je vais attendre dehors. Faites comme si je n’étais pas là…, dit la jeune femme en accélérant le pas.

Mais Matt, sans hésiter, attrapa la main d’Amanda et la retint près de lui.

-Papa, je te présente officiellement Amanda. C’est ma petite amie.

Amanda écarquilla les yeux, surprise, et un délicat rouge monta à ses joues. Elle n’avait pas prévu ça et encore moins cette tendresse dans la voix de Matt.

L'homme l'observa un instant, et un sourire en coin se dessina sur ses lèvres marquées.

-Enchanté de rencontrer celle qui a réussi à dompter cet imbécile. Mais je ne me suis pas présenté…

Il s’inclina légèrement, d’un geste élégant, un peu désuet.

-Je m’appelle Axilien Austine.

Amanda cligna des yeux.

- Austine… ?, répéta-t-elle dans un souffle.

C’était la première fois qu’elle entendait le nom de famille de Matt. Il sonnait différemment, il était agréable à ses oreilles.

Matthew Austine, continua-t-elle dans sa tête.

-Nous voilà !, lança joyeusement Emrys en poussant la porte.

Lya lui emboîta le pas, ses joues légèrement rosies par l’air frais du matin. Leur arrivée fit éclater la bulle de gravité qui flottait encore dans la pièce. Leurs pas vifs, les bruits de leurs sacs, et les éclats de voix dissipèrent la tension comme un souffle léger chasse la brume.

-J’ai l’impression que vous vous sentez mieux, mademoiselle, constata Axilien en posant sur elle un regard à la fois attentif et paternel.

-Oui, merci beaucoup pour votre hospitalité, monsieur, répondit Lya avec un respect sincère.

Il acquiesça d’un simple sourire, mais ses yeux disaient bien plus que ses mots.

-Vous devriez rentrer. Je suis heureux d’avoir pu rencontrer les amis de mon fils. Prenez soin de lui... même s’il peut être sacrément agaçant, ajouta-t-il avec une étincelle dans le regard.

-Promis, nous ferons de notre mieux, répondit Lya avec toute sa sincérité.

Ils sortirent tous ensemble dans la rue, baignée d’une lumière douce et pâle. Le quartier, si lugubre la veille, semblait différent sous les premiers rayons du soleil. Une fine buée s’élevait des pavés humides. Une odeur de café et de boulangerie voisine flottait dans l’air.

Devant la maison, le bonhomme tout rond de la veille, était là, appuyé contre la porte. Il leva une main large comme une pelle et leur adressa un salut silencieux, mais plein de chaleur.

-Prenez soin de vous, dit Axilien, les mains dans les poches, l’air de ne pas trop savoir quoi faire de ses émotions. Et prenez soin de lui, répéta-t-il plus doucement.

Matt resta immobile un instant, jetant un dernier regard vers la maison de son adolescence

Puis, alors qu’ils s’éloignaient, une voix brisa le murmure du matin. Grave et chargée d’une pudeur déchirante.

-Je t’aime, mon fils.

Matt s’arrêta, juste une seconde. Il n’osa pas se retourner. Pas parce qu’il n’en avait pas envie, mais parce qu’il sentait déjà cette brûlure familière au coin des yeux. Il serra les poings, inspira profondément, et se remit à marcher, droit, digne. Pourtant ces mots, ils restèrent là, bien ancrés, logés quelque part entre sa poitrine et sa gorge.

*****

Le retour des quatre fugueurs provoqua une agitation notable à l'école. Ils furent soumis à un sermon sévère de la part du directeur et de la professeure Obscuda, surtout en raison de leur absence à un cours de magie de combat. En guise de sanction, ils furent assignés au nettoyage du réfectoire après chaque repas jusqu'à nouvel ordre. D'autres sanctions ne tarderaient pas à venir par la suite. Mais malgré ces mesures disciplinaires, l'essentiel pour eux était de ne pas avoir été renvoyés.

De retour dans leur dortoir, le petit groupe retrouva ses colocataires. Nata accueillit chaleureusement ses camarades, exprimant sa préoccupation malgré sa confiance en eux. En revanche, les retrouvailles entre Archi et Matt furent plus tendues, se limitant à un regard gêné.

Le blondinet enlaça Lya, lui demandant de lui raconter tout plus tard. Elle s'exécuta le soir même, discutant en silence alors que tout le monde était déjà couché. Matthew faisait également acte de présence, silencieusement.

-Ce Evrin !, s'emporta Archi. Si je le croise un jour, je lui ferai payer, tu peux en être sûre !

-C'est bon..., tenta de le calmer la jeune fille. Je ne veux plus y penser s'il te plaît.

Elle frottait machinalement son cou, là où son agresseur avait laissé une marque. En le remarquant, son ami lui prit la main pour qu'elle arrête et effaça d'un claquement de doigt les vestiges de ce terrible soir.

-Merci Archi...

-Personne n'a le droit de toucher un seul cheveu de ma coéquipière... ou de mon coéquipier..., finit-il par dire, presque dans un souffle.

Le grand brun, passif depuis le début de leur entretien, leva enfin les yeux. Il savait que cette réflexion était faite pour qu'il réagisse et ça avait marché. Les deux garçons se fixèrent intensément.

-Tu n'as aucun droit de me demander de pardonner ta famille, commença Matthew, assez subitement.

-Matt..., le supplia la jeune femme, au milieu des deux.

-Laisse-moi finir Lya, reprit le garçon qui essayait de se contrôler. Tu n'as pas le droit... mais je n'ai, moi aussi, aucun droit de... de t'associer aux actions de tes parents...

Archi se laissa surprendre par ce revirement de situation et écouta sans broncher.

-J'ai compris ça hier soir, en parlant avec Amanda. Ta famille... je les hais et ça ne pourra jamais être le contraire. Mais toi... tu as le droit d'être une personne qui fait ses propres choix, qui suit son propre chemin. Et, je crois te connaître suffisamment, pour te faire confiance.

-Je ne te demanderais jamais de pardonner ma famille, finit par répondre Archi. Moi-même, je ne leur pardonnerai jamais de tout le mal qu'ils ont pu faire. Rien que d'y penser... ça me met en colère !

-Table rase ?, proposa Matt en lui tendant sa main.

Le petit blond saisit le bras de son ami en signe de réconciliation. Aucun des deux n'allait l'avouer, mais ils étaient heureux de retrouver leur amitié, intacte, voir plus forte, qu'avant.

Lya leur sauta dessus, les forçant à se faire un câlin.

L'équipe 3 était de retour.

Après cette effusion d’émotions, chacun regagna son lit, encore enveloppé du poids doux de leur retrouvaille. Le silence avait repris ses droits dans les couloirs de l’internat. Une nuit calme, sans vent, sans bruissement, comme figée hors du temps.

Dans le dortoir des filles, les respirations profondes rythmaient une symphonie de sommeil. Lya, quant à elle, entra sans bruit, glissant comme une ombre entre les rideaux clos de son lit. Une fois assise, ses doigts effleurèrent son sac, abandonné là quelques heures plus tôt.

En voulant le tirer vers elle, un choc sourd la fit sursauter. Les livres ramenés de chez Emrys avaient chu, s’éparpillant au sol. L’un d’eux glissa sous son lit, mais un autre resta en évidence. Un frisson la parcourut lorsqu’elle reconnut la couverture de cuir brun, éraflée et sans titre.

C’est vrai... ce livre.

Son cœur accéléra, sans qu’elle ne sache vraiment pourquoi. Une appréhension étrange, presque instinctive, lui nouait le ventre. Pourtant, malgré l’alerte qui sonnait doucement dans son esprit, elle ne put s’empêcher de le prendre. Doucement, elle l’ouvrit, éclairée seulement par la lueur chaude et apaisante d’un livre conté allumé sur le côté, dont les mots lumineux ondulaient doucement comme des lucioles.

Le contraste entre cette lumière rassurante et l’ouvrage austère entre ses mains lui donna la sensation dérangeante de lire quelque chose d’interdit. Le cuir craqua doucement sous ses doigts. Il n’y avait aucun nom, aucun avertissement, aucune mention de l’auteur. Juste une table des matières où les titres, froids et techniques, semblaient sortir d’un autre temps.

Sa curiosité prit le pas sur la raison.

-Possendis..., murmura-t-elle.

À peine avait-elle prononcé ce mot que l’air sembla se faire un peu plus dense autour d’elle. Le silence devint oppressant, comme si même les respirations des autres dormeuses s’étaient figées.

-Le sort de Possendis permet à son utilisateur de posséder l'esprit et le corps d'un être vivant...

 Les lignes dansaient presque sous ses yeux, comme animées d’une volonté propre. Plus elle  lisait, plus elle sentait une sorte de picotement désagréable dans la nuque. Le genre de sensation qui pousse à se retourner, même quand on sait qu’il n’y a rien.

-Les résultats de ce procédé ne durent que quelques minutes, mais permet de faire de sa victime une poupée sans volonté répondant à tous ses désirs. Ce sort ne marche que sur les esprits inférieurs ou affaiblis. Les effets secondaires sur les victimes peuvent aller de la folie passagère, à la perte de raison permanente.

Lya déglutit, la bouche soudain sèche. Son regard quitta le livre pour un instant. Elle tendit l’oreille. Rien. Juste ce silence poisseux.

Et pourtant, elle ne pouvait s’arrêter. Chaque mot semblait s’ancrer dans son esprit comme un poison lent mais séduisant. Un vertige la saisit, mais elle tourna la page malgré elle. Elle frôla les lignes suivantes du bout de l’index, attirée, envoûtée.

-Svuotare mente..., souffla-t-elle.

Ce mot-là eut un effet plus marqué encore. L’air se rafraîchit brusquement autour d’elle. Sa peau se couvrit de chair de poule. Le livre conté vacilla un instant, sa lumière clignota, comme si quelque chose l’avait perturbée.

-Ce sort permet de vider sa victime de toute énergie magique et vitale...

Les mots s’imprimèrent dans son esprit avec une netteté anormale. Elle entendait presque la voix d’un professeur invisible les prononcer, comme un écho venu d’un autre monde.

-Il ne tue pas la personne visée, mais lui ôte toute l'essence qui fait d'elle un être humain. Les effets de ce sort sont irréversibles et permanents.

Une sueur froide coula dans son dos. Elle eut un haut-le-cœur. Ce sort ne tuait pas, mais il faisait pire. Il effaçait l’âme. Et alors que son instinct hurlait de refermer ce livre, de le jeter loin d’elle, sa main bougea seule. Elle tourna la page. Lentement. Comme si une force invisible avait pris le relais.

-Risalita nostri morti...

~ Fais-le Lya ! ~

La jeune femme sursauta.

-Lya...

Elle remonta la couverture jusqu'à son visage, le cœur battant à tout rompre, terrifiée. Ses mains, comme animées d'une volonté propre, commencèrent à frapper frénétiquement sa tête. Elle n'avait aucun contrôle sur leurs mouvements, et une seule pensée tournait en boucle dans son esprit : que cela s'arrête.

Elle voulait que cette sensation insupportable s'efface, que cette présence étrangère sorte de son crâne.

Une voix douce, mais inattendue, brisa une nouvelle fois sa spirale de terreur.

-Tu dors ?

Lya, tremblante et en sueur, reconnut enfin la voix familière de son amie. C'était comme un ancrage soudain à la réalité. Ses mains cessèrent de bouger, et elle inspira profondément, retrouvant peu à peu ses esprits.

-Amanda ?, murmura-t-elle en tirant légèrement le rideau de son lit à baldaquin.

La brunette se tenait là, une lueur d'inquiétude dans le regard.

-Je me disais bien que j'entendais du bruit.

Son regard glissa derrière Lya, attiré par un objet posé sur le matelas. Ses yeux se plissèrent légèrement en apercevant un livre ouvert.

-Tu lisais ?

-Ou... oui..., balbutia Lya, encore troublée.

Amanda ne perdit pas une seconde.

-Je peux venir ?

Lya hocha la tête, se décalant pour lui faire un peu de place et profitant pour glisser discrètement le livre sous son matelas. Amanda se faufila sans bruit sous les draps, prenant soin de ne pas faire grincer le lit. Elle ajusta les couvertures, ses mouvements pleins d'une douceur réconfortante.

-Ça va ?, demanda Amanda, ses yeux scrutant le visage pâle de son amie. Tu arrives à te remettre de ce qu'il s'est passé ?

Lya détourna le regard, les doigts nerveusement agrippés au bord de la couverture.

-J'essaye de ne pas y penser, murmura-t-elle, sa voix tremblante.

Amanda esquissa un sourire rassurant et posa une main légère sur son épaule.

-Alors parlons d'autre chose, dit-elle avec un éclat malicieux dans la voix. Par exemple... Matthew et moi ?

Lya cligna des yeux, surprise par ce changement de sujet soudain. Mais elle comprit rapidement qu'Amanda essayait de la distraire et lui en fut reconnaissante. Elle inspira profondément, cherchant à calmer son souffle encore rapide, puis sourit faiblement.

-Toi et Matt, hein ?, répliqua-t-elle, saisissant la perche.

Amanda leva les yeux au ciel, mais son sourire ne trompait personne.

-C'est fou, pas vrai ? Lui et moi, en couple. Si on me l'avait dit en début d'année, je ne l'aurais jamais cru.

Lya rit doucement, sa tension se dissipant peu à peu.

-Pourtant, vous allez parfaitement ensemble, dit-elle sincèrement.

-C'est aussi l'impression que j'ai, admit Amanda en rougissant et jouant distraitement avec une mèche de ses cheveux. Mais tu sais, j'avais peur que... que mon manque d'expérience l'effraie. Pourtant, il peut être un vrai gentleman quand il veut. Un peu comme Emrys.

Le nom fit battre le cœur de Lya un peu plus fort, mais elle garda son expression neutre.

-Emrys est tout le temps un gentleman, murmura-t-elle en baissant légèrement les yeux.

-Oui, tu as raison, sourit Amanda avec douceur. Mais... il s'en veut beaucoup pour ce qui s'est passé.

Lya releva les yeux, un éclat de tristesse traversant son regard.

-Je sais. J'ai beau lui répéter que ce n'était pas sa faute, il n'arrive pas à passer outre.

Amanda hocha la tête, compréhensive.

-Il tient tellement à toi, dit-elle doucement, presque comme une confession.

Lya sentit ses joues chauffer légèrement, mais elle répondit sans hésiter.

-Moi aussi, murmura-t-elle.

Le silence qui suivit n'était pas gênant. C'était un moment de complicité, une bulle où leurs pensées flottaient librement. Amanda, toujours prompte à alléger l'atmosphère, tapota doucement le bras de son amie.

-Bon, on devrait dormir, dit-elle en étouffant un bâillement.

Lya hésita une seconde avant de chuchoter timidement.

-Tu peux rester, s'il te plaît ?

Amanda tourna la tête vers elle, ses yeux brillants d'une tendresse amusée.

-Bien sûr, répondit-elle, en riant doucement. Mais ne prends pas l'habitude, sinon le jour où je ne serai plus là, comment tu feras ?

Lya lui adressa un sourire fatigué mais sincère, tirant la couverture un peu plus haut sur leurs épaules. Avec Amanda à ses côtés, sa panique s'était dissipée. Sa respiration retrouvait un rythme calme, et ses paupières commençaient à se faire lourdes.

Pour la première fois de la soirée, elle se sentit en sécurité, comme si le livre dissimulé sous son lit n'était qu'un cauchemar lointain, un monstre qui n'avait plus de prise sur elle. Quelques minutes plus tard, bercée par la présence réconfortante de son amie, Lya sombra dans un sommeil lourd.