À peine trente minutes s'étaient-elles écoulées que la porte s'ouvrit à nouveau. Ethel se redressa vivement sur le lit qui était devenu son nouveau domaine. Son frère s'était-il ravisé ? La déception fut à la mesure de son espoir lorsqu'elle vit débarquer la silhouette qui était l'objet de toute sa haine. Feniel Fanry se tenait dans l'embrasure de la porte, sourire aux lèvres, comme à son habitude. Il portait à la main une sorte de valise à l'élégance galvaudée, comme devaient certainement l'être l'entièreté de ses pièces personnelles. Ethel se retint de lui sauter à nouveau à la gorge. C'était parfaitement inutile, et de toute façon il tenait les vies de ses amies entre ses mains, alors qu'elle-même ignorait complètement où elles se trouvaient. Elle était tout sauf en position de force, même si elle répugnait à l'admettre.
Son envie de le frapper devait néanmoins se lire très bien sur son corps, car le sourire de Feniel s'affaissa quelque peu, comme si elle l'avait blessé dans son amour-propre.
"Oh… Tu me détestes vraiment, hein ?"
Feniel l'interrogea d'un ton sincèrement attristé qui acheva de glacer le sang d'Ethel. Est-ce qu'il espérait réellement qu'elle le comprenne ? Feniel posa la valise qui l'accompagnait sur le lit, et la déverrouilla proprement pour l'ouvrir avec de grandes précautions. Il en tira une cuve semblable à celle que les fées avaient utilisé pour s'introduire dans son bureau. Une cuve de conditionnement. Ethel eut d'abord un moment de recul en pensant qu'il voulait peut-être l'introduire dans la machine, avant de remarquer une silhouette au travers du liquide.
Clo.
Elle n'avait pas besoin de la voir entièrement pour la reconnaître. Elle flottait, paupières closes, abandonnée, dans le liquide stabilisant. Ses boucles rousses gravitaient autour de son crâne, semblables à de petites flammèches folles. Reflets fugaces de son caractère. Ethel ne pouvait détacher les yeux de ses joues piquetées de tâches de rousseur, de son petit nez retroussé toujours si prompt à se froncer lorsqu'elle n'était pas d'accord avec quelque chose, de ses mains qui l'avaient arrêtée si souvent lorsqu'elle s'apprêtait à faire quelque chose qu'elle allait regretter. La respiration d'Ethel se bloqua dans sa poitrine lorsqu'elle nota un ultime détail. La poitrine de Clo se soulevait régulièrement.
Son réseau neuronal cessa de fonctionner. Ethel se précipita vers la cuve, en se prenant à moitié les pieds dans la couette, et pressa le bouton d'activation de la cuve de toutes ses forces. Feniel n'avait pas esquissé un mouvement. Mais Ethel n'avait pas le temps de jouer aux devinettes avec lui. Sa priorité du moment s'appelait Clo, et elle était juste devant elle.
Le liquide trempa les draps, mais curieusement, Clo était déjà sèche à l'intérieur de la cuve, comme si on l'avait enduite d'une sorte de produit imperméabilisant. Elle ouvrit ses grands yeux verts et les planta tout droit au fond de ceux d'Ethel. Elle lui sourit sans un mot, mais ne fit pas mine de bouger de sa boîte.
Ethel lui défit ses liens avec une extrême délicatesse, et l'invita à descendre de la cuve qui s'était ouverte en étoile. Clo la regarda avec l'étonnement d'un nouveau né, mais lui obéit sagement. Ethel la réceptionna dans ses bras, la serrant contre elle avec l'énergie d'une noyée qui s'accroche à une bouée. Elle sentait battre son cœur tout contre elle. Elle était là. Vraiment là. Perdue dans sa contemplation, elle l'assit tendrement sur le lit, passa sa main dans ses cheveux, lui caressa la joue comme pour la sortir d'un mauvais rêve. Clo se laissait faire de bonne grâce, souriante, les yeux grands ouverts sur un espace insondable.
Feniel, qui n'avait pas bougé, arborait un sourire radieux. Il prenait des notes frénétique dans un carnet papier, ses yeux faisant des aller-retours entre Clo et Ethel. Cette dernière n'avait même plus conscience de sa présence. Elle était tout entière absorbée dans ce rêve éveillée d'avoir retrouvé celle qu'elle avait perdu trop tôt. Pour la première fois depuis le début de ce grand déraillage, elle croyait enfin au pays des fées. Feniel quitta la pièce sans un mot. Elle ne le remarqua pas. Elle essaya de nourrir Clo avec les restes de son repas, mais celle-ci fit un mouvement de tête de gauche à droite avant de réciter.
"Désolée, Ethel, je ne peux pas manger de nourriture conventionnelle. Souhaite-tu passer une commande de nourriture pour fées ?"
Un petit hologramme proposant divers produits de la Fairy Factory s'afficha aussitôt entre elle et Ethel. Cette dernière fit un geste vif de dénégation.
"Non, non, ne t'inquiète pas, tu mangeras bien quand on aura retrouvé Sera. Elle nous préparera un bon repas, et on le mangera toutes ensembles, d'accord ?"
Clo hocha la tête avec enthousiasme avant de se lever pour entamer une petite danse aérienne. Ethel, béate, buvait du regard le moindre de ses mouvements. Après quelques arabesques savamment calculées, elle atterrit en douceur devant Ethel.
"Alors, que souhaites-tu faire, aujourd'hui ?", lui demanda-t-elle mécaniquement. "Tu veux jouer avec moi, ou que je te raconte une histoire ? Je connais 1584 histoires merveilleuses !"
"Il est tard, et tu dois être très fatiguée, Clo", lui répondit Ethel sans accorder d'attention à sa diction étrange et à ses propositions aseptisées. "On devrait dormir, d'accord ? Ça ira mieux demain. Ça ira forcément mieux demain, avec une bonne nuit de sommeil, hein ?"
Elle la coucha sous la couette, et s'étendit à ses côtés, un peu gênée. Elles n'avaient fait ça, du temps du village, et voilà qu'elles se retrouvaient à dormir dans le même lit. Elle sourit dans le noir, et elle passa un bras autour de la taille de Clo, comme pour s'assurer qu'elle n'allait pas disparaître dans la nuit. Celle-ci ne réagit pas à son contact, mais lui souhaita une "excellente nuit remplie de rêves féériques et tout doux". Et pour le moment, elle s'en contenterait parfaitement.
Le lendemain, ses réactions ne furent pas différentes. Clochette était une fée parfaite, une fée en tout points conformes à ce qu'on attendait d'elle sur le prospectus de vente. Elle riait, dansait, jouait sur commande et connaissait un nombre incroyable d'histoires. Le surlendemain, et encore le lendemain s'achevèrent encore sur les bras d'Ethel entrelacés autour de la fée rousse. Dans l'univers embrumé qu'elle se construisait autour de l'image de Clo, elle était heureuse au delà des mots. Et tant pis si ça impliquait de faire rentrer de la gelée bleue dans l'organisme de la fée, de lui expliquer ce qu'elle devait dire, ce qu'elle devait faire, comment se comporter à chaque instant.
Elle était là, et c'était tout ce qui comptait. Jour après jour, Ethel apprenait à arborer le même sourire distant et embrumé que celui qui était imprimé sur le visage de Clo. Elle vivait dans une douce euphorie qu'elle aurait aimé ne jamais voir s'arrêter. Feniel passait chaque jour prendre des notes sur l'évolution de la situation, mais elle feignait de ne pas s'apercevoir de sa présence.
Un jour, pourtant, la porte ne s'ouvrit pas sur Feniel. Son frère franchit l'embrasure de la porte, la claqua derrière lui et franchit la distance qui le séparait de sa soeur à grandes enjambées. Pâle comme un linge, il semblait animé d'une énergie nouvelle, qui n'avait rien à voir avec celle qu'il laissait transparaître lors de sa dernière visite. Il s'agenouilla près du lit pour ajuster sa taille au moins un peu à celle de sa soeur, et ses yeux commencèrent à faire des allers et retours entre Ethel et Clochette. Il secoua la tête.
"Merde, c'est pas vrai", souffla-t-il, la voix chargée d'une colère qui n'avait pas affleuré jusqu'ici.
Mais Ethel ne remarqua pas cela non plus. En fait, elle avait à peine remarqué que son frère l'avait rejoint dans la pièce. Elle tenait la main de Clo, et était perdue dans la contemplation rêveuse de sa chevelure à l'odeur citronnée.
"Ethel", l'appela doucement son frère. "Ethel, Feniel m'a parlé des recherches qu'il mène sur toi actuellement. Il veut évaluer le différentiel émotionnel généré entre un modèle de fée générique et inachevé face à une personne qui la connaissait déjà. Je suis désolé. Je ne savais pas ce qui était arrivé à ton amie. Mais tu sais que ce modèle n'est pas elle, n'est-ce pas ? Ce n'est pas elle", insista-t-il.
Mais l'information ne parvenait pas à se frayer un chemin à travers le mur d'enceinte qu'Ethel avait érigé autour de son esprit. Elle avait retrouvé Clo, et elle ne laisserait personne la lui arracher de nouveau. Ça faisait trop mal, quand elle regardait au-delà du mur. Elle continua à caresser la peau délicate de la main de Clochette. Clo. C'était Clo. Voyant qu'elle ne réagissait pas, Yan commença à s'énerver.
"Ethel ! Reprend toi ! Tu ne fais pas honneur à ton amie en traitant comme elle la première fée générique venue !"
Il se mordit la lèvre. Ça n'était pas franchement sympa pour l'ex propriétaire du corps qui se trouvait dans la pièce, mais s'il fallait ça pour réveiller sa soeur, il s'en fichait pas mal, à vrai dire. Ethel leva vers lui des yeux ennuyés. On pouvait y lire son envie de rester là où elle se trouvait, c'est à dire pas tout à fait dans cette pièce. On avait voulu l'emmener de force au pays des fées. Pourquoi est-ce qu'on ne la laissait pas y rester, maintenant qu'elle y avait pris goût ?
En désespoir de cause, Yan se saisit du modèle de Clochette dernier cri et la brandit devant Ethel. La fée tourna la tête vers lui et lui adressa un sourire radieux, lui demandant quel type d'activité il souhaitait faire aujourd'hui pour s'amuser avec elle.
"Tu penses vraiment que c'est comme ça que réagirait ton amie si un inconnu l'agressait de cette façon ? Tu le penses vraiment ?"
Son ton s'était fait suppliant. Ethel accusa le coup. Son univers se fissura un peu quand elle rencontra les yeux vides de Clochette au dessus de son sourire factice. Bien sûr, qu'elle le savait. Elle aurait juste voulu resta un peu plus comme ça, juste un peu plus longtemps dans ce monde où elle existait encore. Elle détesta Yan de lui arracher cela aussi. Le sourire cotonneux qu'elle arborait sur le visage la quitta peu à peu. Yan reposa la fée en douceur sur le lit. Sa soeur s'en approcha, et contempla le jouet dans les yeux avec une infinie tristesse. Elle fit alors ce qu'elle s'était refusée à faire jusqu'ici. Elle lui effleura la joue, souleva la mèche sur le côté comme une autre Clo l'avait fait, il y avait de ça longtemps, lui semblait-il.
Clochette. ©Fairy Factory, pouvait-elle y lire. Bien entendu, elle ne portait aucune trace de la petite flamme que sa Clo avait gravé dans sa propre peau. Mais ça, au fond, elle le savait déjà. De toute façon, les cheveux de Clo sentaient la pêche, pas le citron. L'illusion se brisa en mille morceaux, ne laissant que le trou béant au milieu de son estomac. Elle s'éloigna du mannequin vivant qui continuait de lui sourire horriblement et se tourna vers son frère. Elle carra les épaules dans un geste douloureusement familier.
"Oui, Yan. Tu voulais me dire quelque chose ? Je crois que je me suis égarée en cours de route."
Pour toute réponse, Yan se rapprocha le plus possible du lit et lui offrit son épaule. Elle hésita un bref instant, comme perdue sur la marche à suivre pour se faire réconforter par un frère perdu depuis tant d'années. Puis, sans un mot, Ethel s'y lova, le corps agité de soubresauts spasmodiques.
"Tu étais une sacrée pleurnicharde, quand je suis partie de la maison. T'as bien changé, depuis, hein… Je suis désolé, Ethel. Tellement désolé."
"Merci, Yan… De m'avoir réveillée", lui dit-elle un peu à contrecœur.
"De rien… Je ne fais que te rendre la pareille, tu sais", lui répondit-il en appuyant son propos d'un clin d'oeil. "J'ai pas mal réfléchi, depuis que je suis passé ici et que tu m'as secoué comme un prunier. Je suis partant pour qu'on décarre d'ici avec tes copines. On pourra toujours se tirer loin et se planquer quelque part. Feniel sait qu'il me tient dans le creux de sa main, donc je ne peux pas agir seul : par contre il ignore tout de nos liens de parenté. Avec ça, je pense que tu pourras te balader un peu plus librement…"
Il sortit de sa poche un double de la clef de la porte d'entrée qu'il agita devant son nez. Ethel attrapa la clef à deux mains tandis que son frère sortait d'une autre poche une seringue minuscule contenant les plans de cette nouvelle aile de l'entreprise encore inconnue de la fée. Elle grimaça. La piqûre était moins microscopique à son échelle. Les connaissances affluèrent pourtant normalement. Elle attendit cette petite sensation, le moment où tout semble s'être apaisé sous son crâne qui lui signalait toujours qu'une connaissance avait été assimilée, puis lâcha sa bombe.
"Merci pour la clef et le plan. Par contre, je te préviens tout de suite, on ne va pas se barrer d'ici. On va faire bien mieux que ça…"
Un mince sourire réapparut sur son visage. Un peu plus vrai, cette fois-ci.