Playlist Max :
Highway to Hell – AC/DC
***
Qui aurait cru qu’après des années à me foutre de la gueule de mon frère je finirais par rejoindre l’une de ses petites sauteries de dégénérés ?
Certainement pas moi.
Pourtant c’est bien là notre destination de ce soir. Après avoir soigneusement ignoré Tom j’allais lui faire face sur son territoire. Y avait-il plus mauvaise idée ? Peut-être. Mais par je ne sais quel sorcellerie, Max avait réussi à nous convaincre de l’accompagner.
En fait, nous étions tous réunis dans le salon des jumeaux quand elle avait surgi en brandissant un papier multicolore qu’elle agita sous notre nez avec un enthousiasme débordant.
— Je viens d’avoir une idée géniale ! avait-elle lancée.
Assise au pied du canapé juste devant les jambes d’Alex, j’avais à peine levé les yeux pour la voir sautiller sur place. Alex, qui essayait de suivre les instructions d’un tuto vidéo pour me nouer les cheveux de tresses complexes, n’accorda pas même un regard à sa sœur alors que Romy, qui luttait encore avec les aiguilles de son tricot, s’apprêtait à me demander mon avis sur ses mailles.
— Et on peut savoir quelle brillante idée notre MadMax a-t-elle encore eu ? demanda-t-il laconique.
Max gonfla les joues un instant avant de me mettre le papier dans les mains. Il s’agissait d’une invitation pour une pool-party, le genre de fête populaire aux USA et auxquelles nous n’étions jamais conviés. Le fait qu’elle ait cette invitation était déjà étrange en soit, mais en reconnaissant l’adresse inscrite juste en dessous, je sourcillai pour de bon.
— Où as-tu trouvé cette invitation ? demandai-je un peu perplexe en essayant de ne pas trop bouger la tête.
— Le où importe peu ! s’exclama-t-elle théâtralement en se redressant. Le plus important c’est qu’on y aille.
Je fis la moue.
— Tu veux aller à une pool-party chez Jules ? grimaçai-je de dégoût.
Alex se raidit derrière moi et lâcha mes cheveux pour inspecter le papier dans mes mains. À côté de nous, Romy avait abandonné son tricot et se penchait sur mon épaule pour lire.
— « Rendez-vous le 1er août à 17 heures et n’oubliez pas vos maillots », lut Romy en fronçant le nez. Ce n’est même pas bien écrit, conclut-elle dédaigneusement en revenant à sa place.
Alex et moi rîmes sous cape. Romy avait horreur des fautes d’orthographe, il était impensable pour elle qu’on puisse en faire seulement par inattention, alors ceux qui n’en avaient strictement rien à faire lui hérissaient le poil. La seule fois où je l’avais vu en colère, c’était à cause d’une coquille particulièrement grossière dans un roman. Jamais je n’avais vu un livre voler aussi bien. Ce fut un jour mémorable.
Visiblement agacée par notre manque d’intérêt, Max se rembrunit.
— Allez, bougonna-t-elle, c’est l’occasion ou jamais !
— L’occasion de quoi ? voulut savoir Alex en replongeant les yeux dans son tuto coiffure.
Un sourire de chat qui ne me dit rien qui vaille étira les lèvres de mon amie.
— D’emmerder tout ce beau monde bien sûr !
— Mouais, en gros tu veux juste taper l’incruste pour foutre le souk, résumai-je.
— Ose me dire que tu n’en rêves pas depuis des années ?
Je dodelinai de la tête – pas longtemps, Alex m’arrêta rapidement.
— Bof, soupirai-je enfin. Je dois dire que j’en ai un peu marre de me prendre la tête avec Tom, c’est dépenser de l’énergie pour rien.
— Raison de plus ! s’anima Max. Là tu n’auras même pas besoin de lui parler, seulement de profiter de la soirée !
— Comment tu veux profiter d’une fête au milieu d’autant de vipères ? voulus-je savoir.
Max m’offrit un sourire carnassier encore plus inquiétant. Parfois je me demandais vraiment si elle n’avait pas une case en moins.
— Prend-le plutôt comme ça alors : c’est l’occasion parfaite de leur pourrir leur soirée. Imagine débarquer en mode apprêté-décalé comme pour sortir à l’Adonis, impossible qu’ils se concentrent sur autre chose que nous. On aura qu’à profiter du buffet et de la piscine sans leur prêter attention, peut-être même qu’ils seront tellement soulés qu’ils s’en iront. Dans tous les cas, ça leur fera les pieds !
Je fis la moue, peu convaincue. Derrière moi, Alex soupira et relâcha mes cheveux.
— Il n’y a rien à faire, je n’y arrive pas, se désola-t-il.
Je me retournai pour lui offrir un sourire et lui prit la main. Nos doigts s’entrelacèrent tout naturellement et je me retournai vers Max.
— De toute façon je doute que ce soit une bonne idée. Tu vois vraiment Romy dans ce genre de fête ?
— Et pourquoi pas ? bougonna cette dernière.
Sa réponse nous prit tous tellement au dépourvu que nous nous retournâmes comme un seul homme vers elle. Bien qu’un peu gênée par cette soudaine attention, Romy garda le dos droit, même si ses joues s’étaient teintées d’un léger rose.
— Vous passez votre temps à me dire que je ne peux pas faire ci ou ça, maugréa Romy et nous en restâmes sans voix. Sauf que je n’en sais rien puisque je n’ai jamais essayé !
Nous cillâmes.
— Romy, fit doucement Alex comme s’il craignait de se faire mordre s’il parlait trop vite ou trop fort, tu voudrais y aller ?
Romy laissa tomber son ouvrage sur ses genoux dans un long soupir.
— Je ne sais pas, avoua-t-elle en jouant négligemment avec une maille trop lâche. Mais ce que je sais, c’est que j’en ai assez d’avoir peur et de rêver ma vie. Je veux la vivre. Puis je n’ai jamais assisté à une fête, ajouta-t-elle en rougissant de plus belle, même pas celles de l’Adonis et je me demande si c’est aussi chouette que dans mes livres.
Le silence tomba sans qu’aucun de nous ne sache quoi dire. Alex et moi nous consultâmes avant de nous tourner vers Max. Elle semblait aussi abasourdie que nous mais se reprit très vite.
— Dans ce cas c’est plié ! décida-t-elle en levant un poing victorieux en l’air. Nous partons à la fête !
— Nous ? grinça Alex. Quand est-ce qu’on a accepté ?
— Quand Romy a avoué vouloir y aller ! répondit Max avec entrain en m’arrachant l’invitation des mains. Et de toute façon vous devez autant la surveiller pour ne pas qu’elle ait de problème que me surveiller moi pour que je n’en créée pas.
Très honnêtement, nous en restâmes sans voix.
— Ok, qui êtes-vous et qu’avez-vous fait de ma sœur ? demanda Alex l’air soupçonneux alors que j’éclatais de rire.
— Je l’ai vendue au marché noir pour profiter de ma vie de jeune alien, répondit Max sans se départir de son sourire avant de fondre sur Romy. Viens ma chérie, ajouta-t-elle en entraînant notre amie dans le couloir, tu vas voir je vais te métamorphoser, ça va être génial !
Alex et moi restâmes silencieux un instant, le regard fixé sur l’endroit où elles avaient disparu.
— J’ai bien vu ce que j’ai vu ? demanda Alex, circonspect.
— Tu parles de Romy qui a suivi Max pour un relooking de son plein gré ou Max qui te cloue le bec avec une réplique vraiment chouette ? le relançai-je, aussi déconcertée que lui.
— Les deux.
Nous nous jetâmes un regard avant d’en rire.
Décidément, les laisser toutes les deux avait du bon !
Une heure plus tard, nous finissions de nous préparer. Max s’était fait un devoir de maquiller et habiller Romy, pour le plus grand plaisir de notre petite rêveuse qui, en sortant de la chambre, était aussi méconnaissable que ravissante dans les vêtements de Max. Qui aurait cru qu’un crop-top à manche longues en dentelle noire et un short déchiré lui iraient si bien ? Quant au maquillage, j’étais assez surprise de voir que Max avait eu la main légère. Elle s’était contentée d’un trait d’eyeliner et de mascara avec un rouge à lèvre d’un mauve délicat qui lui allait à ravir.
Pendant que Max se chargeait de coiffer Romy, Alex s’était proposé de me maquiller quand l’envie de lui rendre la pareille me prit. L’idée était plaisante, la réalisation un peu moins.
Assise à califourchon sur Alex, je tirai la langue en me concentrant sur le trait de liner que je tentais de lui dessiner. Cette cochonnerie était un véritable enfer à appliquer, même sur autrui. Quant à Alex, il s’amusai beaucoup de mes grimaces et n’arrêtait pas de m’embêter
— Arrête de bouger, je vais rater mon trait, ronchonnai-je.
Alex sourit.
— Mais c’est si drôle de t’embêter.
— Si tu ne veux pas que je foire ton maquillage, arrête tout de suite. Sinon je te laisse te débrouiller en m’assurant que tu ne puisses pas rattraper le carnage que tu me fais faire.
— Très bien, très bien.
Puis, une fois satisfaite – c’est-à-dire une petite éternité plus tard – je m’éloignai pour regarder le résultat. Le trait de liner soulignait à merveille son regard.
Soyons honnête, je m’en délectai.
— Beau travail, approuva Max en se postant derrière moi.
— Je suis d’accord, me targuai-je en croisant fièrement les bras alors que Romy tendait un miroir à Alex.
— Tu t’améliores, apprécia-t-il en admirant mon travail.
— Seulement sur la tête des autres, me désolai-je en me levant.
Max et Romy se dirigeaient déjà vers la sortie quand mon regard coula sur le pantalon que portait Alex : un jean slim bleu ciel troué aux genoux.
— Tu es sûr de vouloir porter un truc pareil par cette chaleur ? Tu vas cuire, soulignai-je.
Alex l’étudia un instant avant de tourner un regard amusé vers moi.
— Tu pourras toujours me l’enlever plus tard, susurra-t-il à mon oreille en passant un bras autour de mes épaules.
Je piquai presque instantanément un fard et lui assénai une tape sur la poitrine.
— Très drôle, gargouillai-je en essayant de ne pas trop y penser.
Peine perdue.
Alex, lui, ne pouvait s’empêcher de rire.
***
Il ne nous fallut pas longtemps pour rejoindre la maison de Jules. Cette dernière faisait partie de ces grandes maisons de quartier résidentiel avec leur grand jardin et leur haut muret qui se ressemblaient toutes peu ou prou.
Ici, aucune chance de se tromper vu le nombre de jeunes qui s’y étaient rassemblés. Certains discutaient encore devant le portail, d’autres se roulait des joins sur les murets, mais le gros de la fête – dont on entendait déjà la musique assommante – se trouvait à l’intérieur.
En passant le portail, bras dessus bras dessous avec Alex, je me fis la réflexion que c’était un peu ridicule de distribuer des invitations quand personne n’était là pour les vérifier.
— On y entre comme dans un moulin, grommelai-je en découvrant les parterres fleuris envahis de couverture de plage et de filles faisant mine de faire bronzette alors que le soleil tombait lentement à l’horizon.
À mon avis, elles cherchaient surtout à exhiber leur postérieur. Je n’ai jamais compris cette fascination pour les fesses. Il faudrait peut-être que j’en fasse un article sur mon blog, il y a matière à se moquer.
Nous dépassâmes la foule qui grouillait devant la porte pour nous enfoncer dans la véritable cage à lions. À l’intérieur, impossible de faire un pas sans bousculer quelqu’un. Max fit ce qu’elle put pour aider Romy à ne pas se fracasser sur tous les murs comme une balle rebondissante à chaque fois qu’un crétin alcoolisé lui tombait dessus en chahutant. Je ne lâchai pas Alex, très peu désireuse de finir dans le décor. Pensée sans doute partagée puisque mon grand décoloré me serra plus étroitement contre lui, m’évitant de me faire rincer par un gobelet de je ne sais quoi bien trop plein.
— Charmant, marmonnai-je en passant devant un petit groupe qui s’encourageait à boire le plus vite possible.
Plus loin dans le salon, une partie de bière-pong avait commencé. Une sale odeur de transpiration et d’alcool flottait dans l’air, me frisant les poils de nez. La plupart des fêtards avaient abandonné t-shirt et pantalon, préférant exhiber leurs maillots de bain bariolés fraîchement achetés.
Je grimaçai en découvrant les hordes de fille en bikini qui pullulaient. Enfin, si tant est qu’on puisse qualifier ça de bikini vu le peu de tissu qui les couvraient. Elles se baladeraient toutes nues qu’on verrait à peine la différence.
Remarquant ma grimace, Alex pouffa de rire. Je me retournai aussitôt vers lui.
— Quoi ? m’indignai-je.
— Rien, sourit-il en m’embrassant la tempe. Je t’adore, c’est tout.
Bon, je voulais bien le pardonner du coup. Et ça n’avait rien à voir avec les loopings que faisaient mon cœur ni le rouge qui m’avait monté aux joues.
Ma bonne humeur s’envola pourtant quand, arrivée au buffet, je remarquai quelques filles faire de l’œil à Alex. Cette attention ne me plus pas du tout, et quand bien même son attention était accaparée par le choix d’un petit-four – ou d’un bol de chips, je n’ai pas regardé – je me sentis l’âme d’une harpie prête à chasser. Aussi, sur une impulsion un peu puérile, j’attrapai Alex par les joues et le forçai à me regarder. Ses yeux s’étaient légèrement écarquillés de surprise quand je l’embrassai à pleine bouche.
Il ne chercha pas plus loin et répondit rapidement à mon baiser, glissant même les mains de ma taille à mes hanches. Prise à mon propre jeu, me fis-je la réflexion lorsque nous nous éloignâmes pour reprendre notre souffle.
Je jetai un petit regard en arrière. Les deux bécasses avaient compris le message et s’en allaient en tortillant des fesses. Tsss.
— C’est adorable de te voir jalouse, souffla Alex à mon oreille ce qui me fit sursauter.
Lorsque je me retournai, il me considérait avec des yeux pétillant d’amusement. Je fis la moue.
— C’est ce que je craignais, grommelai-je alors qu’il repassait un bras autour de mes épaules. Tu deviens trop populaire.
— Qu’est-ce que je devrais dire ? s’esclaffa-t-il. Pour ton information, ton mini-short a fait se retourner par moins de la moitié des mecs présent ici. Et je ne te parle pas de toutes les mains baladeuses que j’ai dû éloigner discrètement.
— Vraiment ? m’étonnai-je.
Il opina.
— Niveau popularité, crois-moi, on se vaut.
Nous nous sourîmes et oubliâmes un instant où nous nous trouvions. Un instant seulement parce que Max n’a jamais supporté de ne plus être le centre de l’attention.
— Hé les tourtereaux, nous appela-t-elle un peu plus loin devant le buffet, vous avez pas bientôt finit de roucouler ? On est là pour s’amuser, vous pourrez vous bisouiller plus tard.
— Mais je m’amuse, se défendit son frère en m’enlaçant par derrière, enfouissant son nez dans ma nuque. Je m’amuse même beaucoup, ajouta-t-il en y déposant plein de petits baisers qui m’arrachèrent un rire.
Max grimaça, dégoûtée avant de voir son attention détournée par un bocal de bonbon. L’instant d’après, je me retrouvai à côté de Romy en train de les regarder se lancer des M&M’s dans la bouche et faire mouche à chaque fois en criant victoire bien trop fort – du moins pour Max. J’étais en train de servir un verre de soda à Romy quant Max me sauta sur le dos.
— Oh oh, nous voilà repérés, s’amusa-t-elle en me lâchant pour aller sautiller à côté de Romy.
En tournant la tête, je découvris les regards noirs que nous lançaient Faustine et sa bande de pimbêches. À côté d’elles mon frère et Jules nous fixaient, sidérés par notre présence.
— Quelle belle brochette de merlans frits, fis-je simplement remarquer.
Alex me sourit et se servit un verre quand, reprenant ses esprits – il devait avoir compris que ce n’était pas un affreux cauchemar mais la réalité – Tom se détacha du groupe pour nous rejoindre. Sur le chemin il faillit se faire étaler par un ivrogne qu’il rejeta avec tant de violence que le pauvre type finit la tête dans le canapé avant de s’effondrer.
— Tu crois qu’il est mort ? me glissa Romy.
— Non, regarde, fis-je remarquer mi amusée mi répugnée, je crois qu’il est en train de twerker.
— Il ne serait pas plutôt en train de vomir ? corrigea Alex en penchant la tête.
Nous l’imitâmes dans un bel ensemble et alors que Tom nous rejoignait enfin, des hurlements dégoûtés s’élevèrent. Il venait de vomir.
— Qu’est-ce que vous faites ici ? demanda mon frère plus décontenancé qu’énervé.
Derrière lui, Jules s’était levé et s’occupait du malade avec quelques autres courageux. À côté de moi, je sentis Romy se tendre. En même temps, s’incruster dans une sauterie où l’alcool coule littéralement dans les veines de participants quand on a des tendances émétophobes…
— Eh bien quoi ? rétorquai-je en revenant vers lui avec un sourire narquois. Ce n’est pas toi qui voulais absolument me voir interagir comme une ado normale ?
Je pensais que la colère s’était tarie. Mais en lui faisant face à nouveau je réalisai à quel point je me trompais. J’étais encore furieuse contre lui.
Je désignai ce qui nous entourait – c’est-à-dire autant les fêtards que Vomito.
— Me voilà donc à l’une de tes précieuses petites sauteries.
— Je ne…
— Peu importe, je coupai-je en regardant par-dessus son épaule. Je ne suis pas venue pour toi de toute façon, mais pour cette superbe piscine que je vois enfin, juste là. Tu m’excuses ?
Je ne lui laissai pas le temps de répondre et le contournai en entraînant Alex dans mon sillage. Celui-ci se contenta d’un sourire et me suivit de bonne grâce sous le regard toujours éberlué de Tom.
Une fois assez loin de lui – c’est-à-dire pas loin de la baie vitrée donnant sur cette fameuse piscine qui ne me tentait en réalité pas le moins du monde – je m’arrêtai et soupirai de soulagement. Alex passa une main sur ma joue, je m’y blottis avec reconnaissance.
Je m’apprêtai à lui proposer de tremper les pieds dans la piscine, juste pour faire enrager Tom un peu plus quand une voix s’éleva quelque part derrière nous.
— Eh bien, eh bien, roucoula cette dernière et je me raidis aussitôt.
Je me retournai lentement, les dents serrées. Un jeune homme de notre âge nous faisait face, les mains négligemment plongés dans les poches de son bermuda. Eh merde, jurai-je intérieurement. Qu’est-ce que je n’aurais pas donné pour oublier son nom à celui-ci. Ou pour l’oublier tout court.
Manque de bol pour moi, Lucas Donnet était une plaie purulente qui me suivait depuis la maternelle. Le qualifier de « camarade de classe » était déjà bien trop familier pour le décrire. Et, évidemment, il était l’un des meilleurs amis de mon frère.
Je n’avais jamais compris comment Tom pouvait supporter un trou du cul pareil. À côté de lui, Jules passait pour le gendre idéal. Pour le coup, lui mériterait bien le titre de dégénéré, et ça n’aurait rien à voir avec son apparence. Parce que Lucas Donnet avait la foutu face d’un foutu ange avec ses cheveux dorés et ses yeux bleus. Grattez un peu la surface, cependant, et vous découvririez l’esprit d’un sacré gros connard.
En croisant son regard étincelant de malveillance et son sourire de travers, un frisson de dégoût me parcourut, accompagné d’une ribambelle de mauvais souvenirs dont les images, bien trop nettes, me nouèrent l’estomac. Je me souvenais bien de toutes les allusions dégoûtantes qu’il m’avait susurré à l’oreille quand j’avais le malheur de le croiser seule, les nombreuses mains baladeuses que je lui avais tordues et ses tentatives minables pour me draguer. Très honnêtement, j’avais remercié le ciel qu’il s’en soit prit à moi plutôt qu’à Romy. Parce que moi au moins, j’avais le cran de lui tenir tête. Ce qui, malheureusement pour moi, l’excitait encore plus.
Si le meurtre n’était pas interdit, je crois que je l’aurais poussé sous les roues d’un bus depuis longtemps. En particulier quand son rire gras me vrilla les oreilles.
Je jetais un rapide coup d’œil derrière lui. Tom nous fixait sans bouger. Une drôle d’étincelle brillait dans son regard alors qu’il passait de son ami à nous. Je me détournai.
— Quel plaisir de te revoir Charlie, lança Lucas de sa voix traînante. Il y avait longtemps.
— Pas assez à mon goût, grognai-je froidement.
Il émit un petit rire particulièrement irritant et son sourire, déjà acerbe, devint franchement mauvais lorsque son regard coula vers la main qu’Alex venait de glisser dans la mienne.
— Alors c’est vrai ce qu’on raconte ? reprit-il avec dégoût. Tu sors vraiment avec cette pédale ?
Je serrai les dents et luttai sincèrement pour ne pas lui envoyer une droite. Mais il avait capté l’attention d’une bonne partie de la salle – celle en tout cas qui était la plus proche pour l’entendre malgré la musique – et maman disait toujours que celui qui frappe le premier est toujours celui qui a des ennuis. Pourtant qu’est-ce que mon poing me démangeait…
— Joli liner, au fait, poursuivit-il d’un ton moqueur – à croire qu’il n’avait aucun instinct de survie. Tu comptes participer au carnaval ? Je suis presque étonné que tu ne te sois pas pointé en jupe.
— Va te faire foutre ! aboyai-je.
Alex me saisit par les épaules pour m’empêcher de me jeter sur lui. J’avais envie de lui arracher les yeux. Peut-être même de les lui faire bouffer avec sa sale langue de…
— Viens Charlie, me souffla Alex en essayant de m’écarter, il n’en vaut pas la peine.
J’eus toutes les peines du monde à refouler mes envies de meurtre. Mais un simple regard à Alex parvint au moins à en étouffer les flammes.
— Viens, répéta-t-il doucement en passant la main dans mon dos.
Son contact me calma suffisamment pour me laisser conduire mais la rage bouillonnait toujours en moi, me plombant douloureusement l’estomac. Je savais que ce n’était pas une bonne idée, marmonnai-je en moi-même. Je le savais, je le savais…
Malheureusement, nous n’eûmes pas fait trois pas que l’autre dégénéré répartit de plus belle.
— Franchement, je ne pensais pas que tu avais si mauvais goût, cracha-t-il dans notre dos. Si t’étais tellement en manque, t’aurais dû venir me voir, je me serais fait un plaisir de m’occuper de toi.
Je m’arrêtai de nouveau. Cette fois, Alex se raidit également.
— Je parie qu’au lit t’aimes te faire dominer, persiffla-t-il. Quoique, ajouta-t-il après un instant de réflexion, vu le type avec qui tu sors, tu sembles plutôt préférer être au-dessus.
Alex serrait si fort ma main à présent que je ne sentais plus mes doigts. Je lui jetai un regard inquiet, ignorant complètement l’autre qui continuait de déblatérer ses horreurs. Il me sembla entendre quelqu’un lui dire d’arrêter, mais cette tentative ne lui donna que plus envie de poursuivre.
— Une Charlie en tenue de cuir ça doit claquer, ricana-t-il, extatique. Je donnerais cher pour voir ça. Même si elle serait plus sexy avec…
Je ne sus jamais quelle horreur il allait encore sortir car, moins d’une fraction de seconde après qu’il eut ouvert la bouche, Alex s’était jeté sur lui pour enfoncer son poing dans sa figure.
Un horrible bruit de craquement se fit entendre et du sang gicla. Hébété, Lucas tituba en arrière et s’effondra lamentablement au sol. Je portai mes mains à mes lèvres, sous le choc.
Un silence de plomb s’abattit sur la salle, seulement troublé par la respiration erratique d’Alex qui n’avait pas desserré les poings.
Les yeux écarquillés de stupeur, Lucas passa une main sur son visage. Sa pommette gauche commençait à prendre une teinte violacée inquiétante. Il en resta coi un instant, avant que ses yeux ne lancent des éclairs.
— Toi, t’es un homme mort ! éructa-t-il en se relevant.
Il fondit sur Alex, le poing levé. À la surprise générale, Alex l’esquiva avec une aisance surprenante et, prit dans son élan, Lucas s’encastra la tête dans la baie vitrée. Il grogna, l’arcade sourcilière éclatée avant de se jeter sur Alex une nouvelle fois. C’était une vision tout à fait troublante. Si Lucas arborait d’ordinaire un visage charmant, à cet instant il ressemblait au plus immondes des monstres à vociférer comme un dément à chaque coup qu’il n’arrivait pas à porter à Alex.
Mon petit-ami quant à lui, paraissait danser tant ses mouvements étaient fluides.
Lucas se redressa une nouvelle fois, le souffle court. Il était si furieux qu’il en tremblait de la tête aux pieds. Ses narines palpitaient à chacune de ses inspirations. Alex se prépara à parer un nouveau coup quand un éclair traversa les yeux de l’autre et il se précipita…
Sur moi.
Je ne vis même pas le coup venir. En fait, je restai même complètement paralysée alors que sa face ensanglantée fonçait sur moi à grands cris. J’aurais dû réagir, j’aurais dû bouger, mais mon corps ne répondait plus.
C’est là que tout bascula.
Alex, qui s’était contenté après le premier coup d’esquiver habilement ses assauts, se précipita sur lui. Il le tacla si violement qu’ils passèrent par-dessus le canapé et roulèrent à l’autre bout du salon. Les autres s’écartèrent de leur chemin avant de former un cercle autour d’eux. Je me frayai un chemin parmi eux, paniquée. Par chance, ils avaient évité la table basse en verre. Mais mon soulagement ne fut que de courte durée.
Alex fut le premier à se relever, seulement pour se jeter sur Lucas et le rouer de coups. Un éclat meurtrier brillait dans ses yeux pâles. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Je n’en revenais pas. Je savais qu’Alex savait se défendre, bien sûr, et je savais que derrière son calme apparent se cachait bien des ombres mais… c’était bien la première fois que je le voyais aussi furieux. Même le jour où Max avait accidentellement brisé sa guitare il n’avait pas paru aussi terrifiant.
Autour de nous, ces idiots l’acclamaient, l’encourageaient à démolir le portrait de Lucas. C’était une telle cacophonie que j’en éprouvai une sincère horreur.
— Alex ! l’appelai-je terrifiée.
Les trémolos dans ma voix durent l’atteindre car il releva enfin les yeux. Lorsqu’il croisa mon regard, il se figea. Il battit des cils et observa alentour avec confusion. C’était comme si une brume épaisse lui avait brouillé les sens et qu’elle venait tout juste de se lever. Il regarda successivement ses poings ensanglantés et le visage tuméfié de Lucas qui soufflait avec peine. L’effroi qui se peignit sur ses traits me serra le cœur. Il se redressa maladroitement, les mains encore tremblantes et s’écarta de quelques pas.
Lucas se redressa péniblement, crachant des molards de sang sur le beau tapis blanc de Jules. Lorsqu’il releva les yeux – l’un d’eux était tellement abîmé qu’il parvenait à peine à l’ouvrir – ce fut pour croiser le regard glacial d’Alex. Ce dernier se pencha vers lui et pendant un instant, je crus qu’il allait le frapper à nouveau. Lucas aussi, vu le sursaut qu’il fit à son approche.
— Ne t’avise plus de poser les yeux sur elle, gronda Alex si bas que je manquai de ne pas l’entendre.
Lucas tremblait pour de bon. Puis, alors qu’Alex se relevait, un détail attira l’attention des spectateurs les plus poches. Était-ce moi ou…
— Non mais je rêve ! s’exclama une fille à côté de moi. Il vient de se faire dessus !
Un tonnerre de rire retentit alors. Assis au milieu de ce foutoir, Lucas luttait contre les larmes qui lui brouillait les yeux. Ses lèvres tremblaient convulsivement, serrées l’une contre l’autre dans une vaine tentative de ne pas craquer. Sous le sang et les hématomes qui se formaient lentement sur son visage, les joues irradiaient d’un rouge brique. Il avait l’air si misérable que j’eus presque de la peine pour lui.
Presque.
Je m’en détournai rapidement et, essayant d’ignorer les hurlements de rire de tous ces fous furieux alcoolisés, je jouai des coudes pour rejoindre Alex. Devant lui, Lucas se mit à pleurer pour de bon. Humilié pour humilié, songeai-je lugubrement en lui passant devant.
Parvenue jusqu’à Alex, je le vis agiter la main en grimaçant. Il perdit toute son aura de prédateur, ce fut instantané.
— C’est bien que ce que je pensais, marmonna-t-il lorsque je le rejoignis, la violence c’est pas mon truc.
— Montre-moi, dis-je en lui prenant délicatement les mains.
Il grogna de douleur. Je me mordis les lèvres. Ça n’était pas beau à voir.
Au même instant, Max fendit la foule, un gobelet à la main. Derrière elle je devinais les silhouettes de Tom et Romy qui tentaient de voir ce qui était advenu de Lucas. Je grimaçai de plus belle. Nous voilà dans de beaux draps, songeai-je avec inquiétude.
Dès que Max aperçut la scène, elle éclata d’un grand rire qui surplomba ceux des autres et trinqua dans le vide à la santé de son frère. Le plus troublant fut sûrement que quelques personnes lui répondirent.
— On dirait bien que plus personne ne fait attention à nous, fit remarquer Alex avec un faible sourire.
J’étais pour ma part bien incapable de m’en réjouir.
— Alors partons d’ici, le pressai-je.
Faisant bien attention de ne pas lui faire mal en lui prenant la main, je me lançai dans une mission d’exfiltration qui m’aurait sans doute fait rire dans d’autres circonstances. Une fois hors de la maison, j’entrainais Alex à ma suite d’un pas sans doute un peu trop vif jusque chez moi. Tom étant toujours à la soirée et Nick chez Livio – en tout cas d’après le mot laissé sur le réfrigérateur – nous ne devrions croiser personne.
Je me dépêchai de le faire entrer et l’installai d’autorité sur un tabouret de la cuisine. Cela parut fortement l’amuser alors que je fouillais frénétiquement les placards à la recherche de notre trousse de secours. Je la trouvai rapidement et revins vers lui pour examiner sa main tuméfiée.
— J’espère qu’il ne portera pas plainte, m’inquiétai-je en fouillant à la recherche de désinfectant.
Il avait frappé si fort que ses jointures étaient ouvertes.
— Il n’a pas intérêt, me répondit Alex avec un haussement d’épaules, ça le foutrait mal d’expliquer qu’une femmelette l’a mis au tapis.
— Tu n’es pas une femmelette, me désolai-je en reposant les yeux sur lui.
Ma main s’était naturellement levée pour lui caresser la joue. Il ferma les yeux et s’y blottit, heureux.
— Et je crois bien que tu lui as cassé le nez, ajoutai-je avec une grimace en nettoyant la plaie.
Il eut un éclat de rire, je souris.
— Tu n’avais pas besoin d’aller aussi loin, le grondai-je en allant chercher de la glace pour l’appliquer sur sa main. Ce crétin ne valait même pas un regard.
— Désolé… j’ai l’habitude d’entendre ce genre de bêtises mais… l’entendre te manquer de respect comme ça… ça m’a fait sortir de mes gonds. Je ne voulais pas gâcher ta soirée.
Je lui souris.
— Comment veux-tu gâcher une soirée qui ne m’a jamais intéressé ? Même si j’avoue que la piscine me tentait un peu, ne serait-ce que pour échapper au four qu’était le salon, j’étais surtout venue pour surveiller ta sœur. En fait, si une bagarre avait dû éclater, je me serais plus attendue à la voir distribuer des coups, pas toi.
Il eut un rire amer.
— Oui, c’est vrai que ça n’est pas mon genre.
— Cela dit, poursuivis-je en soulevant délicatement la poche de glace pour étudier les dégâts, tu as une sacrée droite.
— Oui, sourit-il amusé. J’ai eu une bonne prof.
— Une seule ? relevai-je taquine.
— Deux bonnes profs, corrigea-t-il.
Quand je dis que je l’aime ce grand nigaud…