Chapitre 18 : Ysalis - Torture

- Ysalis !

La régnante se tourna vers la voix inquiète qui venait de l’interpeler. Ysalis pensait sous le ciel orageux. La pluie ne tarderait pas. Elle profitait des derniers instants de répit. La pression s’alourdissait. Bientôt, voler deviendrait difficile.

- Vous devez partir ! s’exclama Yvan. Venez, je vous amène auprès de l’un des vôtres afin que vous puissiez…

- C’est hors de question ! s’écria Ysalis en reculant d’un pas. Je ne partirai pas ! Je suis en position pour…

- Rouge-Mathias pose des questions. Il interroge tout le monde. Il est venu me trouver pour me demander dans quelles conditions exactes je vous avais rencontrée. Il discute avec toutes les grandes familles rouges.

- Je ne fuirai pas ! Ma voix pourra…

- J’ai vu de mes yeux Rouge-Mathias boire un verre de scotch.

Ysalis se tordit en deux de douleur. Mathias avait respecté son serment. Il n’avait pas bu une goutte toutes ces années. S’il buvait, alors…

- Il n’y a plus d’espoir pour vous, gronda Yvan. Je vous en prie. Je ne suis pas transporteur. Je suis vieux et l’envergure de mes ailes est faible. Vous porter me sera difficile. Je ne pourrai que planer et le temps tourne. Il faut partir maintenant.

Ysalis regarda autour d’elle. Laisser ses enfants ? S’éloigner d’Othander qu’elle venait à peine de retrouver ? Quitter cette vie douce et tendre auprès de Mathias ? Le regard d’Yvan se fit suppliant.

- Je n’ai aucune envie de transmettre la connaissance, précisa Ysalis. Inutile de m’amener auprès des miens. Portez-moi à la lisière de n’importe quelle forêt. Les ailés ont du mal à s’y déplacer. Je pourrai y disparaître.

- Vous êtes sûre ?

Ysalis hocha la tête.

- Comme vous voulez. Les vôtres vont me tuer !

- J’ai fait tout cela pour eux, pour leur offrir la liberté. J’ai échoué, pleura Ysalis. Tout ça, pour rien. Quel gâchis !

Ysalis pensa à Othander. Il lui aurait suffi de le choisir lui au lieu de Mathias pour vivre une vie heureuse auprès de son aile noire adorée. Othander aurait accepté de l’emmener, de la cacher et ils auraient vécu heureux avec Farid.

Son sacrifice était vain, inutile. Ysalis se sentit tellement mal ! Yvan l’attrapa et la guida jusqu’au bord de la plate-forme. Il l’enlaça avant de déployer ses ailes en grand, bien maigre envergure comparée à Mathias ou Othander.

- Pas de harnais ? s’écria Ysalis qui n’en portait plus, ne volant presque jamais.

- Pas le temps. L’orage gronde !

Le ciel devenait noir et les nuages tremblaient. Ysalis hurla en se sentant tomber dans le vide. Elle s’agrippa à Yvan qui peinait à maintenir son altitude. La descente était rapide, trop rapide, comprit Ysalis. Yvan ne parvenait pas à redresser. Ils allaient tous les deux finir écrasés au sol.

Quelque chose percuta Yvan. Sous le choc, il lâcha Ysalis qui se retrouva à chuter. Le sol lointain lui promettait une mort rapide, bien maigre consolation. Des mains puissantes la saisirent en vol, la plaquèrent contre un torse chaud et elle remonta. Son estomac s’en retourna et elle vomit en l’air. Un instant plus tard, elle se retrouvait sur une plateforme, demeure d’un pur. Ysalis supposa que son porteur avait juste choisi la plus proche.

Elle se retourna pour découvrir Mathias. Autour d’elle, des formes tombaient du ciel pour se poser autour d’elle, l’encerclant de rouge. Yvan apparut aux côtés d’Ysalis. Ses ailes étaient emmêlées dans un filet l’empêchant de s’en servir. Des soldats rouges le maintenaient.

- Tu m’as menti depuis le début, Ysalis, alors sois honnête au moins une fois : tes ailes étaient-elles dorées ?

- Oui, dit Ysalis, ravie de pouvoir enfin le dire, que ce mensonge ne soit plus.

Un poids sembla s’élever de ses épaules.

- Je t’ai menti par nécessité. Si je t’avais dit la vérité, aurais-je pu tenter de défendre la cause des miens ? Aurais-je eu la moindre chance de me faire entendre ? Non ! J’aurais été enfermée et violée, comme toutes les autres. Tout ça pour votre précieuse petite couleur ! Je ne réclame que notre droit de vivre. Nous avons vengé vos dieux en endormant son meurtrier et c’est comme ça que vous nous remerciez ? En nous traquant, en nous séquestrant, en faisant de nous des proies ?

En parlant, Ysalis avait tourné sur elle-même, regardant chaque rouge, un par un, dans les yeux. Les ailés restaient immobiles et muets. Étaient-ils choqués ou indifférents ? Ysalis n’aurait su le dire. Finalement, elle revint vers Mathias.

- Je t’ai offert ce que tout rouge rêve d’obtenir : des enfants de sa couleur. Tu trouves le marché en ta défaveur ?

De Mathias, elle ne reçut qu’un regard de braise. Elle avait devant elle un homme blessé, trahi et visiblement ivre. De lui, elle ne pourrait rien obtenir ce soir. Elle se sut perdue.

- Peut-être pourrions-nous l’écouter, proposa Rouge-Thibald. Ses propos sont censés. Certes, elle nous a infiltrés mais…

Des ombres tombèrent depuis le ciel. Une bonne vingtaine qui tachèrent la plateforme. Chaque rouge se retrouva avec une dague sous la gorge. Les ailes noires étaient majoritaires.

- Laissez-la nous et nous ne vous ferons aucun mal, assura une noire.

- Ne me défendrez-vous pas ? lança Ysalis alors qu’une aile noire lui passait un harnais. J’ai vengé vos dragons. J’ai endormi Fyier. J’ai rendu justice et vous allez les laisser m’emmener ?

- Tu es Bramamm ? gronda Mathias.

- Qui d’autre aurait accepté de rompre les règles en offrant des enfants à un rouge ? dit une noire seule au milieu de la cour, probablement le chef de cette escouade d’assassins. Les dorées ne se reproduisent qu’entre elles. Seule Bramamm a suffisamment de cran pour s’opposer ainsi aux règles établies. Ne vous interposez pas !

Un rouge venait de faire mine de tirer son arme au clair. Il se figea tandis que la dague de l’assassin dans son dos faisait perler une goutte de sang.

- Nous ne souhaitons pas un bain de sang, précisa l’aile noire. Livrez-nous Bramamm et nous repartirons sans vous toucher.

- Prenez-la, dit Mathias. Qu’elle aille en enfer !

Des ailes rouges fondirent sur la zone depuis le ciel et le combat s’engagea. Ysalis se détacha de celui en train de lui passer un harnais. L’autre gronda en constatant qu’elle parvenait sans difficulté à le démettre. Ysalis constata que Mathias s’éloignait. Les soldats rouges suivaient son exemple. Seuls les derniers arrivés, une dizaine, poursuivaient la lutte. Ysalis blêmit en les reconnaissant.

Ses enfants étaient venus lui porter secours. Jukya gisait sur le sol, son sang autour de lui. Vidom et Balista luttaient dos à dos. Portius hurla avant de se jeter sur son adversaire. Ils tombèrent tous deux hors de la plateforme. Aucun ne reparut. Le jeune garçon venait de se suicider pour vaincre.

Noémie, couverte de sang et l’aile droite dans un angle normalement impossible, continuait la lutte. Aarmis, qui adorait voler, luttait dans les airs dans un ballet impressionnant. Ysalis hurla lorsqu’il tomba à côté d’elle, les yeux vides.

- Non ! Non ! hurla Ysalis mais nul ne réagit à ses cris désespérés.

Les assassins frappaient. Les enfants d’Ysalis répliquaient. Plusieurs ailes noires gisaient sur le sol. Le sang recouvrait la plateforme. Le rouge et le noir s’entremêlèrent tandis qu’Ysalis sanglotait devant ce massacre ignoble. Aucun des deux clans ne voulait lâcher.

Finalement, il ne resta que Thyan, déjà lieutenant dans l’armée malgré son jeune âge. Les assassins se mirent à six contre lui. Trois tombèrent. Thyan fut le suivant.

Ysalis compta sept assassins survivants. Si les autres rouges avaient bien voulu participer, la victoire aurait été de leur côté. Ysalis ne s’opposa pas à l’aile noire lui passant un harnais. Elle le laissa la lier à lui et ils s’envolèrent alors qu’Ysalis, l’esprit vide, pleurait abondamment.

Ils survolèrent toute la ville, contournèrent de nombreux monts et finalement, l’horizon fut visible au bout d’une terre chaude et humide. Cela sentait la boue et la putréfaction. Ysalis s’en rendit à peine compte. Elle ne bougeait pas, poids mort aisément transportable. L’aile noire qui la portait ne peinait pas.

Le groupe finit par perdre de l’altitude et une ville apparut au milieu des marécages, des huttes en argile et en chaume, de grands ensembles reliés par des passerelles de bois flottant sur des eaux troubles. Le bourdonnement des insectes envahissait les oreilles, encouragé par le coassement des grenouilles.

Ysalis retrouva le sol, du bois flottant. Les rares terres émergées étaient utilisées pour l’agriculture. Toutes les constructions flottaient sur l’eau. Son porteur se détacha d’Ysalis et lui retira son harnais. Les autres membres de l’escouade la serraient de près. Elle ne leur posa aucun problème.

Elle se sentait morte à l’intérieur. Elle venait de voir périr ses dix enfants et de se faire rejeter par leur père. Elle avait échoué à améliorer la vie des siens. Elle avait souffert toutes ces années pour rien. Sa vie défila devant ses yeux, suite de défis inutiles, d’échecs vains, de douleur sans intérêt. Plus rien n’avait de sens. Plus rien ne comptait.

Tu dois transmettre la connaissance. Tu dois survivre pour que ça se produise. Ça n’a pas été faute de te le rappeler !

Ysalis ne prit même pas la peine de lui lancer son habituel « Ta gueule ». Il lui semblait marcher en dehors de son corps, de flotter au-dessus, d’être spectatrice de sa propre vie. Elle fut menée jusqu’à un bâtiment à un étage. Elle parvint à admirer le chef d’œuvre architectural sur un sol aussi instable.

Dans une grande pièce, elle fut menée devant un homme.

- Bonjour, Un-Fyier, dit Ysalis d’une voix morne.

Sa formule amena de nombreux murmures. Qu’elle puisse connaître leurs manières secrètes de se désigner les hérissait visiblement.

- Bonjour, Bramamm, répondit le chef des ailes noires.

- Je ne suis pas Bramamm, siffla Ysalis.

- Tu l’as été, dans une autre vie.

- En effet.

La foule hoqueta. Qu’elle l’admette semblait beaucoup les surprendre. S’étaient-ils attendus à devoir la torturer pour obtenir cet aveu ?

- Grâce à ta mémoire génétique, tu as accès à la formule du poison que Bramamm a utilisé pour endormir notre créateur. Notre demande est simple : donne-nous la recette de l’antidote.

Ysalis secoua la tête. La foule bruissa.

- Donne-nous la recette et nous te libérerons à l’endroit de ton choix. Tu seras libre d’aller où bon te semble, de vivre le reste de ta vie dans la paix.

Le seul endroit où Ysalis voulait être, c’était auprès d’Othander et de leur fils, Farid. Elle observa la foule autour d’elle sans apercevoir son bien-aimé. Si elle offrait aux noirs ce qu’ils demandaient, Fyier se réveillerait et il n’y avait aucun doute qu’il massacrerait les dorées, elle en premier. Il ne laisserait pas celle qui l’avait endormi s’en sortir aussi facilement. Il détruirait les petits d’Elydriel pour sauver sa propre vie.

Ysalis secoua encore négativement la tête, l’esprit en vrac. Un-Fyier haussa les épaules puis fit un geste de la main. Une aile noire attrapa Ysalis par le bras pour l’emmener ailleurs. La prisonnière se laissa faire.

Tu ne pourrais pas ne serait-ce qu’essayer ? Tu es capable de les vaincre, tu sais ?

Un seul, oui. Une ville toute entière, non.

Elle pourrait quand même essayer.

Et traverser les marécages à pied ? C’est impossible.

Putain, Ysalis ! Le savoir va être perdu !

Ysalis les ignora. Elle s’en fichait. Son escorte la fit entrer dans une pièce traversée par une solide poutre en bois. Des chaînes pendaient d’un anneau enfiché dedans. Ses poignets y furent liés.

- Ça s’arrêtera quand nous aurons la formule de l’antidote, annonça l’escorte avant de sortir.

Une autre aile noire la remplaça. Ysalis ne fut même pas surprise de reconnaître le spécialiste en torture. Lorsqu’il leva les yeux sur elle, Ysalis ne vit qu’une haine profonde dans le regard d’Othander. Un autre homme qui se sentait trahi. Il se saisit d’une petite épine.

- Ce truc pousse sur l’écorce des arbres du coin.

- Le porphyre, dit Ysalis.

- J’oublie que tu sais tout ça. Tu es déjà venue ici. Tu savais tout sur les étapes de ma formation, sur mon tatouage et je n’ai jamais cherché à comprendre. Je te faisais confiance, Ysalis.

- Je t’aime, dit Ysalis, et je ne suis pas Bramamm.

- Elle vit en toi, c’est pareil.

- Non, ça ne l’est pas.

- Donne-moi la recette de l’antidote et ta souffrance cessera.

Il se mit dans son dos, déchira la robe par le col, dévoilant les omoplates et enfonça une épine de porphyre dans sa cicatrice droite. La douleur percuta Ysalis de plein fouet. Le poison de la plante se répandit dans son corps, lui donnant l’impression que du feu coulait dans ses veines.

Malgré son hurlement, Othander se montra sans pitié. Il en ajouta une deuxième, puis une troisième. Lorsque Ysalis perdit connaissance, elle en portait cinq de chaque côté.

#Si tu me réveilles, je te rendrai tes ailes. Je peux le faire. C’est même très facile pour moi.#

Ysalis cligna des paupières. La douleur lui vrillait le cerveau.

#Si tu me réveilles, je ferai taire Bramamm et les autres. Tu seras enfin en paix.#

Ysalis ouvrit les yeux pour se découvrir seule dans la salle de torture. Son dos la lançait atrocement. Son corps n’était qu’une souffrance à l’état pur. Un jeune homme entra. Il contourna Ysalis sans un mot et retira les épines, une par une, les jetant sur le sol. Puis, il se plaça devant la prisonnière et dégaina sa dague.

- As-tu transmis la connaissance ? demanda l’aile noire.

- Farid ? demanda Ysalis.

- As-tu transmis la connaissance, Ysalis ? insista le jeune homme.

- Bramamm ? frémit Ysalis. Rends le contrôle à mon fils !

Ysalis fut soudain emplie d’une colère sourde. Comment cette salope osait-elle ?

- Ce pleurnichard ? Toujours à geindre ! C’est trop dur. Ça fait trop mal. J’ai froid. J’ai faim. Je suis fatigué. Je ne veux pas. Cet incapable ne rêvait que d’éplucher des patates. Grâce à moi, il est devenu expert en torture, lui donnant le droit de prendre le relai d’Othander qui se repose. Réponds-moi, Ysalis. As-tu transmis la connaissance ?

- Non et je ne le ferai pas. Tu vas mourir, Bramamm. Même si Farid a des enfants, tu vas lentement disparaître, chaque hybridation te faisant perdre tes forces. Je refuse de t’offrir l’immortalité que tu désires tant.

- Il ne s’agit pas de moi ! s’écria Bramamm. Les mots d’Elydriel…

- Tu t’en fiches de lui. Tu n’en as jamais rien eu à faire. Seule ta petite personne a de l’intérêt. Le reste du monde peut bien brûler, tu t’en fiches !

#Si tu me réveilles, je ferai taire Bramamm.#

Ysalis observa autour d’elle. Mais d’où venait cette voix ? Elle semblait à la fois proche et lointaine.

- Tu vas transmettre la connaissance, Ysalis.

À ces mots, Bramamm dans le corps de Farid rengaina son arme, plaça un harnais autour du corps d’Ysalis puis la détacha. Ysalis, affaiblie par le poison du porphyre, s’écroula, incapable de se tenir debout. Bramamm souleva Ysalis sans difficulté, ce corps d’homme jeune et en pleine santé le lui permettant.

Ysalis vécut le début du vol dans un profond brouillard. Elle perdit connaissance pendant.

Elle s’éveilla dans un lit simple collé au mur d’une pièce en pierre. Il faisait sec et frais. Elle ne pouvait décemment pas se trouver dans des marécages. Elle releva la tête pour constater la présence de Farid possédé par Bramamm. Cette dernière dégaina, posa sa main sur le sol et trancha le petit doigt de sa main gauche, avant de l’envoyer à Ysalis qui hurla au contact du membre sanguinolent.

- Tu recevras un morceau de ton fils à chaque lune qui passera sans que tu n’aies transmis la connaissance.

Elle montra sa main gauche ensanglantée puis sortit. Ysalis entendit un bruissement d’ailes puis plus rien. Elle observa le doigt sur le sol à sa droite. Sa gorge se serra et elle fondit en larmes. Bramamm en serait capable, sans aucun doute. Cette salope le ferait.

T’as qu’à transmettre la connaissance.

- Ferme ta gueule, connasse !

Elle entendit Bramamm ricaner.

Ton fils te manque ? Il va te rejoindre, morceau par morceau.

- Mais tu vas la fermer, oui ?

Bramamm explosa d’un rire méchant. Ysalis repensa à la voix et à sa promesse. Retrouver ses ailes, pourquoi pas. Mais faire taire Bramamm, ça valait tout l’or du monde. Qui lui parlait ? Qui lui proposait un tel marché. « Réveille-moi et je ferai taire Bramamm. Je te rendrai tes ailes. C’est facile pour moi ». Ysalis frémit. Il ne pouvait s’agir que de Fyier. Visiblement, il parvenait à communiquer avec elle malgré son sommeil. Probablement une certaine proximité était nécessaire. Si Fyer pouvait atteindre l’esprit de ses créatures, pas étonnant que les ailes noires ne perdent pas en ferveur.

Ysalis s’assit et récupéra le doigt de son fils aîné, son seul petit survivant. Elle ne pouvait imaginer le perdre. Elle sanglota en silence, pleine d’un chagrin incommensurable.

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