Chapitre 20

161.

 

Morose, Lù est allongée sur la tombe de sa mère. Des souvenirs du passé reviennent s’agglutiner sous ses paupières mi-closes, des échos de son voyage pour retrouver Taïriss, d'une promesse ancienne, d'une morsure au cœur... Avec un geste d’humeur, elle roule sur le flanc et se recroqueville.

*

— Plus d'un millénaire plus tôt... —

 

Lù releva ses lunettes de pilote sur son front et bien qu’il fît nuit, le ciel était clair comme un crépuscule sans fin. En effet, les milliers de fragments de cristal qui composaient l’anneau de la planète captaient la lumière de son soleil — caché de l’autre côté — et la reflétaient à toute heure.

— Diantre, c’est beau. Dommage que Tony ne voie pas ça !

La luminosité était suffisante pour qu’elle n’eût pas besoin d’utiliser sa lampe torche à manivelle de Territoriale et il faisait frais, ce qui était tant mieux, car Lù, assoiffée, n’avait même plus la force de chanter faux. Elle avait marché trois jours dans les grandes plaines sans trouver de point d’eau et sa gourde était vide. Cependant, elle n’était pas inquiète : des nuages noirs de pluie faisaient tranquillement leur chemin dans sa direction. De plus, bien que sa jambe soit guérie, elle ressentait un léger tiraillement. Peut-être s'était-elle montrée trop pressée ?

Le paysage s’était épaissi. Bien que la terre restât rougeâtre, les fougères géantes avaient petit à petit laissé place à une véritable forêt d’arbres immenses recouverts de lianes et de fleurs qui n’existaient pas lors du premier passage de Lù dans le coin.

Elle s’assit sur une souche pour noter son itinéraire sur sa carte, intitulée « Planète des p’tits bonhommes boulettes et des méduses électriques ». C’était le nom qu’elle avait donné à cette planète quand elle l’avait visitée en compagnie d'Eli et Tony. C’était trop long et « Planète boulette » était suffisant à présent. Lù se releva, avança sans faire attention et s’étala sans élégance dans une flaque glaiseuse.

— Beurk !

En fait, ce n’était pas une mauvaise nouvelle. Qui disait boue disait eau et avec un peu de chance, la pluie était récente, car elle n’apercevait aucun ruisseau. Lù se releva et observa d’énormes fleurs qui poussaient sur les lianes les plus proches. Les fleurs étaient pleines d’une eau légèrement sucrée que Lù but à longs traits avant de remplir ses gourdes. Elle sortit sa torche à manivelle et observa soigneusement la boue.

— Ha ha ! Victoire ! Ah non, trop petit...

Celle-ci était marquée d’empreintes de pieds récentes, grandes comme un index. Lù continua son chemin, tout en observant la terre humide autour d’elle et marcha encore une demi-heure avant de trouver quelque chose qui l’intéressait : une trace de chaussure conservée depuis un moment dans de la boue épaisse. Lù mesura l’empreinte. Parfait ! C’était la bonne pointure, Taïriss était bien passé par ici. La trace de pas n’était pas la première, et c’était sans compter le pull qu’elle avait trouvé au début de sa quête, et les bracelets attachés sur une branche.

C’était un jeu de piste, un défi. « Retrouve-moi si tu peux ». Voilà le message sous-jacent.

— Et si je te retrouve, s’interrogeait Lù à voix haute. Est-ce que tu me pardonneras ?

Il fallait suivre la piste pour le savoir.

— Attends-moi, j’arrive ! murmura-t-elle avant de regarder à ses pieds et son bel air confiant fondit comme neige au soleil.

Il y avait là une énorme trace de pas, large de plus d’un mètre, avec trois doigts bien distincts et Lù n’avait aucune idée de quel genre de créature pouvait marquer des empreintes aussi grosses. Elle s’accroupit. Apparemment, la bête marchait sur deux pattes et si l'on se fiait aux éclaboussures, elle allait plutôt vite ou était particulièrement lourde, un dragon ou un dinosaure ? Elle toucha la terre : la boue était très fraîche.

— Haha...

Alors qu’elle commençait à se relever, elle sentit un souffle sur sa nuque. Prise par surprise, Lù tourna sur elle-même pour se retrouver face à l’une des créatures les plus bizarres qu'il lui ait été donné de voir jusqu’ici.

La bête ressemblait à un immense lièvre, dépourvu de membres antérieurs et monté sur deux pattes de poulet poilues. La jeune fille rendit à l’animal son regard curieux. Il y avait quelque chose de déconcertant avec son visage : ses deux yeux se trouvaient au-dessus de son nez au lieu d’être sur les côtés. Lù se souvint avec un certain malaise que cette caractéristique était celle des chasseurs carnivores et non celle des paisibles herbivores.

Le sourire crispé, elle se contenta de murmurer :

— J’ai toujours défendu tous tes potes alors soit sympa...

Pour toute réponse, l’animal poussa un long rugissement qui la recouvrit d’éclaboussures de bave. Il y avait beaucoup trop de dents pointues dans cette bouche alors Lù prit ses cliques et ses claques et détala en dérapant dans la boue.

Elle jeta un regard derrière son épaule : l’animal s'était lancé immédiatement à sa poursuite et il était plus rapide qu’elle, mais heureusement la densité des arbres le gênait.

Tout en bondissant par-dessus un tronc effondré, Lù tâta sa combinaison. Son pistolet était dans son étui, contre sa taille, mais le temps de se retourner et de tirer, il lui aurait fait passer un mauvais quart d’heure. Elle avait une autre solution : ses doigts errèrent sur le boîtier de commande qui se trouvait sur son avant-bras, mais rien ne passa quand elle appuya sur le bouton de propulsion. Le mécanisme était coincé et Lù jura. Elle accéléra davantage alors que la bête bizarre la rejoignait presque, après avoir bondi par-dessus un groupe de buissons trop dense pour elle. Lù poussa un glapissement, trébucha, se rétablit avant de se concentrer sur ce qui était devant elle.

Ce fut au moment où elle entendit les mâchoires claquer derrière son oreille qu’elle aperçut un terrier dans le sol. Elle plongea en avant à l’instant où elle allait se faire croquer. Le trou était légèrement trop petit et elle dut gratter l’entrée pour pouvoir entrer, projetant de la boue sur le visage de la bête qui poussa un rugissement contrarié.

Lù se faufila dans la tanière et glissa la tête la première dans le tunnel : le sol de glaise était mouillé et la pente raide. Elle entendit confusément la créature défoncer l’entrée pour se précipiter à sa suite tandis qu’elle prenait de la vitesse, totalement recouverte d’une épaisse couche de terre luisante.

Le toboggan prit un dernier virage avant que Lù n’atterrît dans un lac souterrain avec un grand bruit d’éclaboussure. Alors qu’elle atteignait le fond, toute la boue qui la recouvrait se mélangea à l’eau pure qui l’entourait, formant un nuage brun. En arrivant au fond, elle donna un coup sur le sol pour remonter vers la surface tandis que dans son dos, son poursuivant arrivait dans le lac avec moins d’élégance encore, sa chute provoquant un grand remous. Lù se sentit aspirée vers le fond sans avoir pu respirer et se débattit tout en cherchant à débloquer le système antigravitationnel et la propulsion.

Par chance, la créature ne semblait pas être une excellente nageuse et la jeune fille réussit à sortir la tête de l’eau ; il lui fallut quelques secondes pour repérer ce qui se trouvait autour d’elle : la grotte était très large, mais un puits de lumière formait une ouverture entre le lac et l’extérieur.

Elle sentit à nouveau l’animal derrière elle au moment où son système se mit enfin en marche : elle décolla vers le plafond dans une gerbe d’eau, traversa le tunnel jusqu’à jaillir à l’extérieur et fut immédiatement éblouie par l’éclat de la ceinture d’astéroïde de cristaux. Elle augmenta la gravitation jusqu’à se laisser tomber juste à côté du trou, épuisée.

Il lui fallut une poignée de secondes pour se rendre compte qu’il s’agissait d’un puits artificiel et qu’elle n’était pas seule. Des dizaines de paires d’yeux émergeaient de petites maisons pour mieux la regarder : elle avait atterri dans un village octlante.

Trempée, recouverte de terre, arborant une combinaison des plus bizarres et surtout étant humaine, Lù se gratta la tête nerveusement :

— Haha, bonjour ?

 

162.

 

FantOme dit : Ça fait un moment qu’on n’a pas vu Griffon...

Nimrod dit : C’est vrai, il doit être occupé. Je n’ai pas tout compris, mais sa situation a l’air complexe.

FantOme dit : Pourquoi tu ne lui as jamais dit que tu le connaissais déjà avant ?

Nimrod dit : Parce qu’il n’est plus ce qu’il était avant, justement. Je lui dirai peut-être un jour, quand il sera prêt, quand toute cette histoire se sera démêlée.

FantOme dit : Ça devrait s’éclaircir d’ici peu.

Nimrod dit : Qu’est-ce que tu veux dire ?

FantOme dit : Lù est revenue, mais c’est encore compliqué.

Nimrod dit : Comment le sais-tu ?

FantOme dit : Je balance pas mes sources, mais elle est coincée dans Limbo. Un Ver de rêves me l’a dit.

Nimrod  dit : Ah ! Tu parles encore avec Ithalis ?

FantOme dit : Oui, pourquoi je ne devrais plus lui parler ?

Nimrod dit : Je ne l’aime pas.

FantOme dit : Dommage, elle t’adore pourtant.

Nimrod dit : …

FantOme dit : C’est parce qu’elle connaît ton Dïri ? Il n’y a rien du tout entre eux, tu sais.

Nimrod dit : Par le grand arbre, je n’imagine même pas une seconde que Dïri puisque craquer pour un bipède biphtalme1 dans son genre.

Nimrod dit : Je ne me préoccupe pas plus que ça de ce que fait Dïri.

FantOme dit : Oui, oui...

Ithalis vient de se connecter.

Ithalis dit : COUCOU ! :D Comment ça va ??

Nimrod dit :

Nimrod est maintenant déconnectée.

Ithalis dit : OH ! :(

FantOme dit : Itha-chat <3

Ithalis dit : :'( Je me doutais qu’elle ne m’aimait pas.

FantOme dit : Tu l’as littéralement fait fuir.

Ithalis dit : Mais pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? On pourrait devenir copines ! T-T

Fantôme  dit : Elle a un complexe vis-à-vis de Dïri, même si elle ne veut pas l’admettre.

Ithalis dit : Mais Dïri ne m’aime pas du tout non plus !

FantOme dit : Moi je t’adore Itha-chat <3

Ithalis dit : Je te renvoie le compliment, mon cher.

Ithalis a changé son pseudo en Fille à la serrure.

FantOme dit : Quoi de neuf ?

Fille à la serrure dit : Pas grand-chose, je m’ennuie.

FantOme dit : Tu n’as pas essayé de forcer le temple du roi-cauchemar ?

Fille à la serrure dit : J’y ai réfléchi et Mock me dit de faire comme je veux, mais sur son territoire, il est plus fort que moi et je n’ai pas envie de mourir à nouveau.

FantOme dit : Ce n’est pas le genre de chose qui te freine d’habitude. Tu deviendrais timorée avec l’âge ?

Fille à la serrure dit : Ce n’est pas ça, la conclusion est proche. Je ne veux pas être morte alors qu’il se passe enfin quelque chose d’intéressant.

FantOme  dit : Oui, il est plus que temps, je commence à en avoir marre.

Fille à la serrure dit : Je te manque ? <3

FantOme  dit : à chaque seconde Itha-chat.

Fille à la serrure dit : Nous serons bientôt réunis. Plus que quelques heures.

 

163.

 

Assise sur la barricade, Honorine attend.

Elle a vu les troupes s’organiser, les bataillons se reformer et quoi qu’elle ait pu dire à Maja, celle-ci ne l’a pas écoutée. D’un geste mécanique, la jeune femme nettoie sa mitrailleuse, attendant la chance de dévoiler sa dernière arme : la vérité.

Honorine entend le bruit des chaussures avant de voir les soldats et il lui suffit de lever les yeux pour repérer Maja qui avance en tête, le regard inflexible. La barricade où Honorine attend obstrue le quai qui longe la Rivière Bleue avant de remonter jusqu’à la bouche de la Machine et la punk sait qu’elle n’a aucune chance de les arrêter par la force, surtout que les anciens taxis volants ne sont même pas encore entrés dans la danse. Néanmoins, elle tire ; une salve de balles troue le quai juste aux pieds de Maja et les révolutionnaires s’immobilisent en jurant. Honorine entend le bruit des armes que l’ont met en joue, jette sa mitrailleuse sur le sol et lève les mains en l’air.

« Ne minimise pas ton effet, disait Lù. Même la vérité est un spectacle parfois... »

Maja la foudroie du regard :

— Encore toi ? La leçon de la dernière fois ne t’a pas suffi ? T’es pourtant pas belle à voir.

Elle a raison : un énorme hématome s’épanouit comme une fleur sur le visage de la punk qui fait une grimace :

— C’est ben vrai, Cap'taine, mais y fallait que j’vienne.

— Le conseil a discuté et il a tranché.

— J’voulais plus te convaincre de ça, Cap'taine. J’voulais vous raconter quelque chose, à tous, juste un p’tit conte et après j’m’en irai sans faire d’histoires.

Maja fronce le sourcil, mais un homme à son côté murmure :

— Elle nous a bien aidés au Mur, on pourrait au moins écouter ce qu’elle a à dire.

Après un instant de réflexion, Maja conclut à contrecœur :

— C’est bon, fais-nous ton truc.

— Trop aimable, Cap'.

Honorine pose ses coudes sur ses genoux et contemple ses mains tatouées de tourbillons de points bleutés ; sa natte turquoise échevelée tombe devant son épaule, chatouillant le nez de Raclure qui éternue salement. Elle ferme les yeux, essaie de remuer les souvenirs. Des images floues se superposent sur ses paupières : celles d’un marécage, d’un bateau, de la Mort debout à la proue, avec ses cheveux rouges et sa peau brune, le visage de Spirale.2

Elle raconte d’une voix lente :

— Il était une fois, y a si longtemps que très peu s’en souviennent, dans un royaume si lointain qu’y ne s'trouve pas dans cette dimension... une fille qui marchait à travers les mondes. Elle a sauvé ma vie, et en échange, pour pouvoir rester à ses côtés, j’lui ai offert ma fidélité... et mes pouvoirs...

Maja la fixe de son air dubitatif, les soldats se mettent à murmurer dans les rangs et Honorine continue, imperturbable :

— Y me semble que vous êtes pas étranger au concept de Piliers, je sais qu’Andiberry vous en a parlé, Maja. Ici, dans ce monde, nous sommes deux : Griffon et moi. Mais y a un peu plus de temps, nous étions trois : Cerf était également l’un des nôtres, mais...

— Citoyens, citoyennes, je demande votre attention, ceci est une annonce urgente !

La voix qui sort des haut-parleurs couvre l’intervention d’Honorine qui se fige.

— C’est la matriarche, dit quelqu’un.

— Cerf est mort.

Le silence tombe comme une pierre, les ouvriers frémissent et la suite ne se fait pas attendre :

— Malheureusement, sa mort n’ayant pas pu être préméditée, nous n’avons pas les mots de passe qui permettent d’accéder au système de la Machine. À la fin de cette journée, l’électricité va s’arrêter et nous ne pourrons plus produire d’eau potable.

Elle marque une pause pour laisser digérer l’information :

— Nous avons déjà rempli des cuves avec le plus d’eau possible, mais maintenant que nous avons terminé, c’est à vous de prendre le relais. Nous vous conseillons de stocker de l’eau chez vous, dans tout ce qui est imaginable. Notre ingénieur a produit des plans afin de créer un nouveau système d’épuration. Nous allons les projeter holographiquement sur la place du Châtaignier et il vous appartiendra de suivre les instructions le plus rapidement possible. Concernant l’électricité, nous avons quelques producteurs indépendants, je vous conseille de favoriser la lumière dans les champs artificiels afin de ne pas interrompre la production de nourriture. Il sera plus facile de créer de nouvelles turbines que de nettoyer l’eau. Nous vous laissons choisir vos priorités, car de notre côté, nous n’avons plus aucun pouvoir. La Machine n’est plus qu’un gigantesque tas de métal impuissant : l’avenir est entre vos mains.

*

Autour de Gyfu, tous les corps se mettent à frémir. Elle-même ne ressent aucune peur, mais le bruit des cœurs qui battent fort ensemble lui transmet une certaine allégresse.

— Andiberry avait donc raison. Qu’est-ce qu’on fait, Dame ? On essaie de proposer mes services de pirate informatique à Maja ? demande Olween à son oreille.

— Observons, pour le moment...

Maja ne perd pas de temps. Elle se retourne et en une poignée de secondes, les trois quarts de ses effectifs ont fait demi-tour pour aller récupérer les plans et faire des réserves d’eau, quant au dernier quart...

Maja s’avance vers Honorine :

— Bon, pousse-toi maintenant. Tu as entendu la Dame, on a plus le temps pour les contes de fées.

— Vous pensez toujours envahir la Machine, Cap' ?

— C’est trop tard pour pardonner, et on ne sait pas quel coup fourré ils pourraient encore nous préparer.

— Et mon hist...

— Je ne crois pas aux Piliers, quoi qu'en dise Andiberry, c’est des histoires pour les mômes. Ça leur a bien servi pour nous écraser et nous faire imaginer qu’ils pouvaient entrer dans nos têtes. Ils avaient de bons espions, c’est tout. Et maintenant, il faut en finir. Ne me force pas à te frapper encore.

— J’vais pas avoir le choix.

Mais elle n’a pas si tôt dit ces mots que deux soldats lui font un croc-en-jambe et Honorine s’étale contre les pavés tandis qu’un des deux résistants lui maintient la tête contre le sol et la met en joue.

Son nez brisé se remet à saigner. Elle ne dit rien et s’appuie sur ses mains pour que Raclure ne soit pas trop écrasé. Ses couinements lui fendent le cœur et il faut savoir reconnaître quand on a perdu la partie. Le bataillon restant la contourne, certains soldats lui lançant des coups d'oeil désolés avant de continuer leur chemin vers la Machine.

Dame Gyfu observe tout cela d’un regard froid. Olween devine ses os à travers sa chair dans la lumière verte des réverbères.

— À quoi pensez-vous, Dame ?

— Je me dis que moi, j’aurais bien entendu cette histoire. Il semblerait que ce soit notre tour d’intervenir, mon cher.

— Et de quelle façon ?

— Est-ce que tu sais conduire un aéronef ?

 

164.

 

La chambre est remplie de petits bibelots inutiles. Une chambre qui ressemble à Georges, pense Grenade. Ils sont là tous les deux, debout dans l’entrée, un peu timides, un peu penauds. Il finit par s’avancer pour s’asseoir sur le lit et elle observe la collection de pipes, les petits moulins à vent, les guirlandes de toutes les couleurs, le ciel de lit d’où pendent des mobiles... Elle a déjà dormi là, la veille, mais le sommeil était si séduisant qu’il l’a accaparée tout entière. Dans un coin, une moulinette à fromage, bien que depuis longtemps, il n’y ait plus de fromage...

— Peut-être que nous devrions parler.

— On a pas le temps, Georges.

— Donc peut-être plus jamais de possibilité de parler ?

Grenade fronce les sourcils, en lui lançant un regard farouche.

— Tu veux qu'on parle de quoi ?

— ... Ta chevelure... ça change. Ça te va bien.

Grenade a un petit rire :

— Sérieusement ?

— Je t’ai toujours aimée.

— Là c’est bizarre et ça va trop vite.

— N’as-tu pas dit que nous n’avions pas le temps ?

— Je sais pas quoi dire...

— Es-tu éprise de quelqu’un ?

Elle s’humecte les lèvres et s’accoude contre une des colonnes du lit.

— J’aime bien Andiberry, Olween, Honorine et d’autres gens du QG. Mais c’est pas de l’amour comme ça. Ce genre d’amour, je crois que je sais pas faire.

— Et moi ?

— Je sais pas. Y a de la reconnaissance, mais aussi de la peur. Je me sens pas très à l’aise avec toi, même maintenant.

Il hoche la tête pensivement :

— D’accord, pourquoi ne m’as-tu jamais examiné dans ton masque quand je t’ai sauvée ?

— Je l’ai fait.

Il se tourne vers elle et Grenade lui fait un sourire ironique :

— Ça a pas duré longtemps. C’était flippant. Quand je t’ai regardé, j’ai surtout vu mes propres rêves alors j’ai cru que je déconnais. J’étais encore en train de me sevrer du Vent, je comprenais rien à rien et du coup, j’ai vite arrêté. Maintenant, je sais pourquoi je voyais tout ça, un peu...

— Et le Destructeur ?

— L’idée m’a effleurée, surtout pendant le sevrage. Mais sans toi, je croyais que je n’étais rien.

— Et maintenant ?

— Je sais que j’ai un rôle à jouer : un rôle que tu m’as donné, il y a longtemps, sans le vouloir. J’ai choisi de faire avec et ça me donne une raison de vivre.

— Mais ça te met en détresse !

Grenade a un rire froid :

— Y a-t-il encore une seule personne dans ce monde qui soit pas en « détresse » ?

Comme Georges ouvre la bouche, Grenade l’arrête d’un mouvement :

— Tu peux pas me protéger, Georges. Et j’ai pas envie que tu me protèges. Toi et moi savons comment ça s’est terminé dans Limbo. Je te suis reconnaissante, vraiment, pour m’avoir sauvé la vie, au moins deux fois. Mais je peux plus te laisser m’enfermer dans ton antre...

Georges a l’air très mal maintenant, Grenade s’approche de lui, s’agenouille et lui prend les mains :

— Il faut briser cette obsession que tu as pour moi. Vérone a besoin de nous et nous pouvons faire quelque chose pour ce monde si nous travaillons ensemble, alors soyons bons amis.

Griffon se retient visiblement de pleurer et Grenade lui ébouriffe les cheveux :

— Bon, je crois qu’il faut qu’on s’y mette. Le mieux, c’est que tu t’allonges et que tu dormes un peu.

Griffon se redresse :

— Quoi ?

— Oui, tu ne pourras pas bouger du tout pendant que je m’enfonce dans tes souvenirs, ce sera plus simple de dormir. En plus, je pense qu’on peut essayer une expérience : si j’ai bien compris, ces masques me permettent d’observer des souvenirs enregistrés dans Limbo. Alors pourquoi n’essayerais-tu pas de venir avec moi ? C’est toi le Ver de rêves, non ?

Hésitant, Griffon réfléchit.

— Oui... Oui, ce doit être praticable.

Grenade lui fait un sourire en coin :

— C’est notre histoire, Georges. Allons regarder ça d’un peu plus près.

Pour toute réponse, il lui fait un sourire-grimace un peu gêné et elle reprend les choses en main :

— Installe-toi, je vais m’asseoir au bord du lit et on pourra commencer.

— D'accord.

Toujours mal à l’aise, Griffon s’allonge avant de la regarder, entrelaçant ses doigts sur son ventre.

— Croise pas les mains, on dirait que t’es mort.

— D’accord, d’accord... Au fait, je vais devoir prendre langue3 avec ta main ou ton bras pour te retrouver dans Limbo, ça ne te gêne pas ?

Elle le regarde de travers :

— Prendre quoi ?

— Te toucher la main.

— … D’accord, mais garde ta langue... Bon, j’y vais, à tout de suite.

Grenade s’assied sur le côté du lit, enfile le Rebrousseur sur son visage et aussitôt, son corps devient flasque, comme si ses muscles se relâchaient.

Griffon inspire, expire, hésite à prendre la main de Grenade, abandonnée mollement sur le drap, puis il se redresse doucement, tout en veillant à rester dans le champ de vision du masque et observe les yeux noirs, grands ouverts, mais vides, comme s’il n’y avait personne dans ce corps. Grenade est ailleurs, dans leurs souvenirs...

Il la regarde et la peine lui serre le cœur doucement. Il se force à étirer ses lèvres en un sourire douloureux. Alors que son front entre en contact avec le bois rugueux du masque, il lui prend les mains.

— Des amis ? Pourquoi pas, après tout...

Le paysage se brouille. Limbo est pareil, mais un peu différent. Comme si... comme s’il se trouvait sous l’eau.

— Tu en as mis du temps.

Grenade lui tient la main, ils nagent et volent dans l’onirisme. Des courants de rêve remontent les manches de Griffon sur ses coudes, et sa peau est recouverte de petites plumes vertes à présent. Grenade les observe en silence, mais se tait. Il sent ses doigts le serrer un peu plus fort pendant un moment, puis, plus rien. L’eau-rêve s’éclaire un peu et il y a un bateau nommé le Machina, tout au fond.

 

165.

 

Loup observe par la fenêtre. Au loin, il voit la place du Châtaignier briller comme une étoile. Son travail est terminé.

— C’est fini ?

— Oui.

Les plans sont affichés en dessins de lumière sur les immeubles de la place et il n’y a plus rien que Loup puisse faire à présent : leurs destinées se trouvent dans les mains de Lù ou dans celles du peuple. Andiberry s’appuie contre le bord de la fenêtre :

— Rien d'autre au programme ?

— Non, attendons de voir comment les choses évoluent. On saura bientôt si Lù accepte de nous faire changer de monde et dans tous les cas, on aura besoin de toi pour canaliser la fureur des révolutionnaires. Ils t’écouteront, toi...

Andiberry hoche la tête pensivement :

— J’espère... Gyfu dit qu’ils sont très en colère. Même après la chute du Mur, ça devient compliqué de calmer Maja. Honorine y est ; il paraît qu’elle s’est opposée au conseil après avoir participé à l’attaque et ça lui a attiré des problèmes.

— Parce que tu as communiqué avec Gyfu ?

Andiberry tapote son oreillette :

— Oui, je n'ai rien dit aux résistants, mais je parle avec Gyfu, Grenade... et Olween, comme convenu. Il dit qu’il pourrait peut-être faire quelque chose, une fois branché directement sur le système. Tu vois, est-ce que tu nous as trahis ou pas ? Est-ce que c'est moi ? Ça n’a plus vraiment d’importance à présent ; avec la mort de Cerf, nous sommes tous dans le même bateau qui coule.

Loup regarde dehors sans répondre et Andiberry le dévisage.

— Tout va bien ?

— Je dois sortir un moment.

— Tu vas voir Chien ?

Isonima se tourne vers l'ingénieur, étonné. Celui-ci enfonce ses mains dans les poches de son blouson en cuir orange et lui adresse un petit sourire triste :

— Je commence à bien te connaître. Si tu as besoin de mettre les choses au clair avec lui, fais-le, mais sois prudent, d’accord ?

— Pourquoi devrais-je faire attention avec Tony ?

— Il ne sait toujours pas que tu nous as rejoints de ton plein gré, puisque je dois rester caché dans ton atelier, mais il n’y a pas que ça. Grenade m’a dit qu’il est en train de se sevrer d’une addiction au Vent.

— Au Vent ?

Loup fronce les sourcils, sur la défensive :

— Comment elle saurait ça, Grenade ?

— Tu sais bien qu’elle est déjà passée par là. Elle voit les symptômes. C’est pour ça que je te dis d’être prudent. Paranoïa, violence, hallucinations... Ce n’est pas un mélange sympa. Et avec ta fièvre, je ne crois pas que tu...

Loup le regarde méchamment.

— J’ai compris l’idée. Mais même si tu espères que ça ne marche pas avec Chien, il ne me fera pas de mal.

— C’est pas ça, tu le...

Loup n’entend pas la fin de la phrase. Il sort aussi vite que lui permet sa jambe malade et referme la porte derrière lui ; le monde tourne un peu, mais la chambre de Tony n’est pas loin et il la rejoint avant de frapper.

— Je peux entrer ?

Quelques secondes s’écoulent avant que Tony n’ouvre de l’intérieur et quand il aperçoit Loup, son regard s’assombrit légèrement. Il hésite, puis fait un pas sur le côté pour le laisser passer.

— Tu as fini ce que tu devais faire ? demande Loup.

— Ouais, Bebbe a prononcé le discours, tu as dû l’entendre, non ?

— Oui.

Quelle froideur ! Mais il faut bien commencer une conversation quelque part. Dérouté, Isonima finit par s’asseoir sur la banquette de cuir noir, tandis que Tony s’appuie sur l’accoudoir du fauteuil et lui fait face. Visiblement, l’optique de cette conversation le met mal à l’aise. Loup remarque ses yeux cernés et ses mains tremblotantes. Se pourrait-il que Berry ait dit la vérité ?

— Je pense qu’il faut qu’on parle, ajoute-t-il calmement.

Tony lui lance un regard de biais.

— Oui, mais ça dépend de quoi...

— On pourrait commencer par ce qui s’est passé avant. Quand on se connaissait... avant...

Le visage de Chien se ferme :

— Aha, typiquement le genre de trucs dont j’ai pas envie de parler, mon vieux. C’est beaucoup trop bizarre pour moi, désolé.

Loup se sent profondément triste.

— Pourquoi ?

— Comment ça, pourquoi ? Mec, tu es mon frère ! Qu’est-ce que je peux ressentir ? Je me sentirais pas mieux si on m’avait appris que pendant 2000 ans, j’avais mis ma bite dans le troufignon de Cerf ! C’est dégueulasse !

Loup respire lentement ; il doit rester calme :

— Oui. Oui, enfin... sauf que Cerf est ton père. Alors que moi je ne suis pas ton frère. Je ne suis pas ton frère du tout.

— C’est possible, mais avoue que pendant des années, on était sûrs de rien. Et puis, ça n’a aucune importance, on a été élevés ensemble et dans mon cœur, c’est ce que tu es.

Chien se met à tourner en rond avant de regarder Loup :

— Pitié, on peut parler d’autre chose ? Ça me retourne vraiment trop.

Isonima digère ce qu’il vient d’entendre et ça fait bien mal.

— Tu voulais qu’on parle de quoi d'autre ? articule-t-il lentement.

Chien hésite avant de se jeter à l’eau :

— Ouais, oui.... Écoute, je me disais que c’était dans ma tête, mais j’ai de plus en plus de doutes. Je suis désolé, mais j’ai l’impression que tu me caches un truc. Vrai ou pas ?

Loup reste interdit quelques secondes avant de répondre :

— Tout le monde a un jardin secret, Tony.

— Je parle de quelque chose de sérieux, Iso'. Il y a plein de trucs qui ne collent pas.

— Comme quoi ?

Tony lui tourne le dos pour regarder la Ville Noire à travers la fenêtre :

— Quand tu es revenu, on s’est parlé dans l’ascenseur. Ta voix était normale, mais quand on s’est retrouvés, tu avais la voix totalement enrouée et tu dissimulais ton cou. D’où ça venait, ça ? Tu as aussi dit hier que tu étais bien traité chez les résistants, mais quand Griffon a essayé de te chercher dans Limbo, tu avais l’air d’être dans un état horrible !

— Ah, je peux expliquer ça. Ils ont trouvé un moyen de bloquer les ondes de Griffon pour lui projeter un rêve créé sur mesure...

— Et tu étais au courant ?

Loup se referme :

— Je vous l’ai dit, ils avaient beau m’empêcher de fuir... ils étaient sympa. Et c’est vrai que la politique de Cerf justifiait leurs actes.

— Suffisamment sympa pour que vous jouiez à Salamandre et bigorneaux ensemble ?

Le cœur de Loup bat la chamade :

— Euh, je...

— Il y a encore autre chose, Loup... Grenade a infiltré le Mur en passant par des tuyaux dont tu as dessiné les plans. Tu sais, je ne suis pas complètement stupide.

Tony recommence à faire les cent pas, tout en agitant ses mains secouées de spasmes.

— Ce que je me suis dit, au début, c’est que tu avais cafté. J’en étais même assez sûr. J’ai souvent été de l’autre côté du bureau, alors je sais comment se passe un interrogatoire musclé, pour l’appeler joliment... et à vrai dire... ce n’est pas grave. C’est si terrible à vivre, même pour moi qui ai été le bourreau. C’est si terrifiant une scène de torture, que je ne t’en aurais pas voulu, pas une seconde...

Loup reste silencieux, les yeux au sol, alors Tony continue :

— Mais voilà, tu ne ressembles pas à quelqu’un qui a été torturé. Tu dis qu’ils étaient gentils et tu as l’air mieux nourri que moi ; comme si tu avais passé six mois en vacances plutôt que dans une geôle. Alors, explique-moi ce mystère, Iso ; j’ai besoin de comprendre, vraiment !

Isonima relève ses yeux violets sur le bleu des iris de Tony.

— Je pense que tu connais déjà la réponse à toutes les questions que tu poses, Tony...

— Mais pourquoi ? Nous sommes ta famille.

— Non, c’est faux. Ça ne veut rien dire chez nous. Cerf me méprisait et m’utilisait. C’est inutile de parler de Carpe et Morse, je crois. Bebbe souffrait trop pour s’occuper correctement de qui que ce soit, Griffon était tout le temps endormi, Rhinocéros avait ses problèmes... Même Radje qui est mon géniteur m’a créé par intérêt. Cet endroit n’est pas une famille, Tony, c’est un véritable calvaire. Et je pense que ce petit groupe de privilégiés doit laisser la place à des gens qui veulent vraiment prendre la situation en main. Cerf et Héquinox ont sauvé Vérone au départ, mais c’était il y a très longtemps maintenant.

Tony demeure silencieux avant de demander :

— Et moi ? Moi aussi, je compte pour du beurre ?

— C’est parce que tu ne comptes pas pour du beurre que je ne pouvais pas rester. C’était trop difficile.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je ne suis pas... je ne crois pas que tu veuilles l’entendre, Tony...

— Bien sûr que je veux l’entendre !

Loup se met à tripoter distraitement une longue mèche de cheveux bouclés et sourit tristement :

— Moi, je ne t’ai jamais aimé comme un frère, To'. Pas comme un ami non plus, au cas où ça ne serait pas clair.

Tony se fige et ses yeux aux cils très noirs sont braqués sur Loup qui conclut :

— C’est pourquoi c’était trop dur de rester près de toi.

Chien reste parfaitement immobile pour la première fois de leur entretien.

— Tu vas me dénoncer ? demande Isonima.

Tony ne répond rien, alors Loup finit par se lever, le cœur battant, avant de prendre le chemin de la sortie.

— Je crois qu’il faut que je parte maintenant, Tony. On se verra en réunion, je suppose.

Comme Chien ne réagit pas davantage, Loup se retourne une dernière fois vers lui et murmure :

— Tu sais, ça a beau faire des années, je sens toujours le contact de ta bouche au coin de la mienne. J’ai essayé de passer à autre chose, mais je crois que c’est un sentiment qui ne me quittera jamais.

 

166.

 

— Plus d'un millénaire plus tôt... —

 

La couronne d’épines et de fleurs roula dans la poussière ; aussitôt la chaise à porteurs s’arrêta. Avant que Lù n’eût pu se lever — de toute façon, elle ne pouvait pas, car on l'avait consciencieusement ligotée —, trois octlantes s’étaient jetés dessus pour avoir le privilège de la lui rendre. Lù laissa l’heureux vainqueur escalader la chaise, afin de la lui poser de guingois sur la tête, avant que le trône ne se remît à avancer en la faisant tressauter comme un pop-corn dans une poêle.

Lù sentait la nausée monter doucement. Elle ne connaissait pas les fleurs qui composaient sa couronne, bien qu’à présent la petite procession en traversât des champs entiers. C’étaient là des plantes énormes et rouges, semblables à des coquelicots, mais avec des pétales aussi charnus que ceux des lys et une odeur lourde et entêtante.

Fermant les narines, Lù respira doucement par la bouche pour oublier les effluves sucrés et se concentra sur le contraste du pourpre avec le bleu épais de la nuit. À nouveau, elle s’extasia sur la beauté de ce crépuscule qui n’en était pas un : il y avait tant de satellites de cristal autour de cette planète que la lumière qu’ils renvoyaient donnait au ciel la couleur riche du saphir.

Lù remua les poignets, mais rien à faire : elle était bel et bien prisonnière. Même en ouvrant une faille, elle n’aurait pu s’y glisser et en aurait été éloignée sans avoir eu le temps de dire « ouf ».

Autour d’elle, les octlantes communiquaient en multipliant des sons qui associaient de petits couinements et de multiples cliquetis de langue. Il y avait longtemps, Lù avait parlé sommairement ce langage et essayait petit à petit de retrouver les mots les plus courants. Une chose était sûre : elle avait été reconnue... Peut-être pas en tant que Lù, peut-être pas en tant que Pilier, mais les octlantes avaient très bien compris qu’il existait un lien entre cette étrange créature sortie de leur puits avec sa combinaison bizarre et une de leurs antiques déesses-mères qui, à chaque grosse bambochade du moment, leur apportait un objet sacré digne de la plus grande attention ; sa forme humaine et son collier de perles n’étaient sans doute pas étrangers à leur intérêt.

En dressant l’oreille, Lù parvint à discerner plusieurs fois les mots « chefs », « conseil » et « offrande », ce qui n’était pas pour la rassurer. En effet, elle vit bientôt de multiples files de petites lumières envahir la vallée : les différentes tribus octlantes se réunissaient et Lù se demandait bien ce que cela pouvait avoir à faire avec elle.

Le convoi s’arrêta et l’octlante le plus jeune — repérable à son visage et son ventre qui étaient encore recouverts d’un duvet plus moutonneux que celui des adultes — eut la tâche de faire sonner une corne pour prévenir les autres.

On laissa Lù assise sur son trône de fortune et bientôt, des dizaines de petites tentes poussèrent comme des champignons au fur et à mesure que les autres clans rejoignaient le campement. Lù finit par s’endormir, la tête appuyée en arrière contre le dossier de son siège, et fut réveillée quelques heures plus tard par un bâton pointu qui fourrageait dans sa narine. Devant elle se trouvait une troupe de huit octlantes un peu plus fripés que les autres, leurs trois paires de bras croisées solennellement sur deux rangées de mamelles plus ou moins dodues.

— Ti clak pok ?

Ce qui signifiait — si Lù se souvenait bien — quelque chose comme : « Réveillée, votre magnificence ? ». Lù s’humecta la bouche et répondit de la même façon :

— Clak mili ilko pok i clak ulu imojul.

Cela voulait dire : « La magnificence aurait besoin de boire. Et aimerait bien être détachée si cela ne vous dérange pas. »

Plusieurs octlantes secouèrent les mains en chœur, ce qui était sans équivoque : « Non. » Cependant, un jeune octlante grimpa sur le fauteuil pour lui faire boire à une outre un vin sirupeux qui dégageait le même parfum écœurant que les fleurs qui tapissaient la vallée. Lù but avant de faire une grimace : le sucre allait lui donner encore plus soif.

Ils lui avaient donné de quoi se désaltérer donc le « Non » devait concerner sa liberté. Elle se tortilla sur sa chaise pour faire circuler le sang dans ses poignets et essaya de se recomposer un visage moins échevelé. S’ils la prenaient encore vraiment pour une déesse, ses désirs devraient avoir un peu plus de poids, non ?

Elle continua de s’adresser à eux dans leur langue :

— Qu’est-ce que vous me voulez ?

Un octlante aux mamelles particulièrement pendantes s’avança et lui fit une semi-révérence des plus gracieuses :

— Pardonnez-moi votre magnificence, mais nous avons besoin de votre bienfaisante lumière concernant certains dons qui nous sont parvenus ces dernières années et qui nous laissent dans un noir des plus totaux. Bien sûr, aucun mal ne vous sera fait et nous vous relâcherons dès que nous aurons obtenu des réponses satisfaisantes à nos questionnements.

Lù soupira, s’avachit, croisa les jambes et fronça bien fort ses sourcils très noirs :

— C’est comme ça que vous traitez toutes les divinités qui passent sur votre route ?

— C’est-à-dire, votre gracieuseté... La légende raconte que quand nos ancêtres ont croisé votre chemin, vous avez un jour disparu sans laisser de traces et nous ne voudrions pas que cela se produise avant de savoir à quoi correspondent vos nombreuses reliques sacrées. Par exemple, pourriez-vous nous dire à quoi sert ceci ?

Le jeune octlante qui avait fait boire Lù amena la passoire avec dévotion. Ses petits yeux noirs étaient braqués sur Lù et il refusait de lâcher l’objet. Lù expliqua :

— C’est un chapeau.

Les octlantes froncèrent leurs museaux pointus en reniflant la passoire :

— Mais pourquoi cela a-t-il des trous ?

— Pour que la sueur s’évapore.

— Et des pics vers le haut ?

— C’est pour porter des jattes pour rapporter l’eau de loin.

— Mais le puits est dans le village...

— …. Qu’est-ce que je pouvais en savoir ?

— Je pensais que votre magnificence savait tout.

— Oui, enfin... dans les grandes lignes. Des fois, je suis occupée et des choses m’échappent. Bon, objet suivant.

Un octlante lui apporta une serviette de bain ornée de superhéros :

— C’est une tenture de toute beauté.

Puis une poire à lavement :

— C’est une parure de fête.

Ainsi s’enchaînèrent un arbre à mangoustes bleues de Perri-Pertuis, une maquette de vaisseau extraterrestre, une boîte de bonbons de Felm-Arbouse qui faisaient péter, un masque de Gnggna, un yaourt périmé depuis plusieurs centaines d’années et un arrosoir.

— Bon, bon, bon, c’est bon, c’est terminé ?

Ce n’était pas tout, mais Lù perdait du temps et elle commençait à se sentir raide.

— Il reste encore quelque chose.

L’octlante qui s’était incliné déposa devant elle une radiocassette pour enfant teintée d’arcs-en-ciel et de paillettes. Lù se mordit la langue et se ravisa avant de dire une pénultième bêtise :

— Ça sert à faire de la musique.

— Nous le savons.

— Ah.

— Ce cadeau est la chose la plus merveilleuse que vous nous ayez offerte. Quand nous l’avons reçu, nous avons organisé une immense fête, mais au bout de trois jours de chants et de danse, la machine à musique s’est arrêtée. Pourriez-vous nous en donner une autre, ou bien réparer celle-ci, dans votre grande bonté ?

Lù fit une moue :

— Je vais regarder. Amenez-le-moi et libérez-moi une main.

Les octlantes obéirent et lui apportèrent l’appareil qu'elle retourna pour ouvrir la trappe qui se trouvait en dessous. Aha. Piles rechargeables. Lù les sortit toutes les quatre et les présenta devant les museaux curieux des petites créatures :

— Ce sont des piles, c’est ce qui donne la magie dans la boîte à musique. Je ne peux pas leur redonner leur pouvoir, mais il y a un autre dieu qui peut. Et je sais qu’il ne se trouve pas loin d’ici en ce moment.

Les octlantes ouvrirent de grands yeux :

— Comment pouvons-nous le trouver ?

— Il ne parle pas votre langage, il faudra que vous me meniez à lui et je vais avoir besoin de votre aide pour le trouver. C’est une créature assez semblable à moi. Avec un corps noir et des poils roses sur la tête. Je ne suis pas sûre, mais je crois qu’il est parti par ici, en direction des forêts de coraux.

Les chefs octlantes frissonnèrent :

— Les forêts de coraux sont très dangereuses, nous ne pouvons pas y pénétrer.

— Moi je le peux. Mes pouvoirs me protégeront de l’électricité. Je dois juste savoir dans quelle forêt il est entré, je le rejoindrai et je remplirai les piles de magie. C’est un serment de ma part et je ne saurais y manquer.

Les chefs se concertèrent avant de retrouver leurs sujets pour leur demander si quelqu’un avait vu quelque chose. Ils revinrent avec plusieurs octlantes particulièrement hirsutes qui appartenaient tous à une tribu venant de l’extrême Est.

— Nous avons entendu les paroles de nos sœurs et frères et ils ont vu l’étrange dieu dont vous nous aviez parlé, votre magnificence. Comme vous l’avez dit, il est entré dans la forêt des grands tourments, là où nul ne survit hormis les mangeurs de tonnerre.

Lù eut du mal à dissimuler son sourire. Enfin ! Après tous ces jours de recherches ! Elle plissa les yeux et se drapa dans son expression la plus autoritaire :

— Très bien, emmenez-moi jusqu’à l’orée de la forêt et je vous montrerai toute l’étendue de ma suprême puissance !

Il ne fallut que quelques heures pour démonter les campements et former une gigantesque procession. Lù fut libérée de ses liens, tout en gardant l’obligation de rester installée sur son trône. Ils marchèrent toute la nuit. Quand le soleil posa un rayon sur l’horizon, Lù bâilla et redressa sa couronne d’une main agacée. Bien que ce fût en rebondissant sur une chaise qui lui piquait les fesses, elle allait vers le matin et Taïriss y était.

1Mot inventé : qui possède deux yeux.

2voir « Le livre des Vérités »

3Expression soutenue signifiant simplement « toucher »

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