Eraïm, songea Surielle en fermant les yeux.
Elle savait que c’était inutile mais elle trouvait plus facile de procéder ainsi. Elle sentit le monde qui basculait, ouvrit les yeux sur le décor ouateux.
Elle était bien loin du confort de son lit.
Loin de se précipiter, cette fois, Surielle goûta à la sérénité des lieux. Le silence, d’abord, parfois troublé par le souffle du vent ou le grattement du papier. La couleur vibrante du ciel, d’un mauve lumineux. La douceur de l’air, bien plus agréable que les fraiches températures massiliennes.
Était-elle là en esprit ou avec son propre corps ? Quelle force avait-elle placée dans son murmure ? Surielle observa ses mains, chercha une différence sur ses bras qui lui permette de répondre à cette question. Puis elle eut un déclic. Elle portait un pantalon simple comme elle les aimait, un pull doux et confortable, d’un jaune moutarde, alors qu’elle était en chemise de nuit sous sa couette.
— Je ne pensais pas te revoir de retour ici si vite, Surielle.
La jeune ailée sursauta. Eraïm se trouvait non loin d’elle, comme surgi soudainement du néant.
— Les Stolisters nous suivent. Comment est-ce possible ?
Eraïm fronça les sourcils.
— Orhim devient plus puissant, il faut croire. Plus vite que je ne l’avais prévu. Tu bénéficies de ma protection, Surielle, mais les impériaux portent les traces d’Orssanc. C’est ça, qu’ils perçoivent, cette irrégularité sur le sol des douze Royaumes.
— Nous avons prévu de rejoindre l’Empire demain.
— C’est un peu précipité, mais, je peux accepter ce choix. Es-tu certaine que c’est le bon moment, Surielle ?
La jeune femme soupira.
— Nous ne tirerons rien de plus des ruines de Lapiz, alors, à quoi bon rester sur Massilia ?
Eraïm resta silencieux et Surielle pinça les lèvres. Il ne leur donnerait pas les réponses si facilement. Y’avait-il un bon choix, d’ailleurs, ou seulement un choix moins pire que les autres ? Peut-être que l’avenir qu’il percevait était si horrible qu’il préférait ne rien dire ?
Surielle frissonna.
— Est-ce que… (elle ravala sa salive). Est-ce que je suis heureuse, dans le futur ?
Eraïm se rapprocha d’elle, saisit son menton entre ses doigts fins, plongea dans son regard. Hypnotisée, Surielle réalisa que les iris violets n’étaient pas seulement violets, non, ils se fragmentaient en une myriade de points lumineux, comme des petites comètes, non, des galaxies, des étoiles filantes qui tourbillonnaient, qui…
— Surielle ?
Elle cligna des yeux, fit un pas en arrière, désorientée, porta la main à sa tête.
Près d’elle, Eraïm lui souriait avec tendresse.
— Qu’est-ce… qu’est-ce qu’il m’est arrivé ?
— Il y a une raison pour laquelle le futur reste invisible aux mortels, Surielle. Votre esprit est remarquable d’adaptation, mais encore bien trop limité pour appréhender les multiples infinités qui s’offrent à vous.
Il y eut une pause, puis il reprit.
— Je ne peux te révéler ce qui t’attend, Surielle, car si je le fais, vos chances de succès seront réduites. Néanmoins, retiens bien ceci. Le futur est la somme de vos choix. De fait, il reste modifiable et il y a toujours un espoir. Plusieurs des chemins que j’entrevois te mènent au bonheur. Pas forcément de la façon dont tu l’imagines aujourd’hui.
— Merci.
Surielle se sentit tellement soulagée. Malgré leurs efforts, les Stolisters semblaient conserver une longueur d’avance, et elle savait que Rayad en était irrité. Elle-même l’était également. Peut-être que dans l’Empire ils pourraient enfin agir un peu plus concrètement, comme Rayad en était persuadé.
— N’oublie pas que le bonheur est un chemin qui se construit, non une fin en soi. Il ne dépend que de toi d’être heureuse.
Surielle eut une moue sceptique.
— Si j’ai besoin des autres pour être heureuse, ça ne peut dépendre uniquement de moi, non ?
— Ça dépend de ta façon d’interpréter leurs comportements.
La jeune ailée soupira.
— C’est bien trop complexe.
— Mais où serait le plaisir, la satisfaction de la réussite, si tout était simple ? lui rétorqua Eraïm.
Surielle ne répondit pas. Son énergie combative semblait l’avoir désertée, ces derniers temps. Elle se sentait si lasse. Pourquoi lutter, encore et toujours, alors que le résultat n’était jamais à la hauteur de ses attentes ?
— Tes pensées te tourmentent encore. Je peux répondre encore à quelques-unes de tes questions, mais ensuite, il te faudra quitter ce lieu.
— Pourquoi ? questionna Surielle, surprise. J’ai bien fait attention à ne venir qu’en esprit ! Quelle différence, d’ailleurs ?
Un siège ouateux se matérialisa en même temps qu’Eraïm s’asseyait, et d’un geste, il invita Surielle à faire de même. Méfiante, la jeune ailée prit place avec précaution, rassurée quand la matière s’avéra ferme et confortable.
— Venir ici, en esprit ou dans la chair, te coûte de l’énergie, Surielle. Et tu ne maitrises pas encore assez ce pouvoir pour ressentir quand tu approches de tes limites.
— Pourquoi ?
— Tu es une créature de chair, et même si ton esprit organise ce lieu de façon à pouvoir te rassurer, il a du mal à l’appréhender. Et c’est bien normal. Quand tu approches de tes limites, ton corps commence par faiblir. En le ré-intégrant, tu t’évanouies. Si tu les dépasses… eh bien, tu pourrais bien ne plus jamais t’en réveiller.
Surielle frissonna.
— D’accord, je serai prudente à l’avenir.
Eraïm esquissa un sourire.
— Je ne te demande pas une promesse que tu seras incapable de tenir, Surielle. Je pense seulement qu’il est plus prudent que tu connaisses un minimum les règles. A toi de juger ensuite du prix que tu seras prête à payer.
Surielle souhaita avec ferveur ne jamais avoir à faire ce choix. Aider ses amis, c’était une chose, mettre sa vie en jeu…
— Mes ailes, asséna-t-elle. Pourquoi sont-elles si… voyantes ?
— Elles symbolisent ce que tu es, Surielle.
— Elles symbolisent ma différence, rétorqua la jeune ailée en croisant les bras. Et me valent trop de problèmes !
— Mais tu es différente, Surielle. Ne crois-tu pas que beaucoup envieraient ta place ?
— Pourquoi ne pas les avoir choisi eux, alors ?
Eraïm sourit.
— Tu connais la réponse à cette question.
Son regard glissa vers l’horizon, tandis qu’un pli d’inquiétude barrait son front un instant.
— Il se fait tard, Surielle, et tu auras besoin de toutes tes forces demain.
Avant qu’elle ne puisse protester, il avait posé deux doigts sur son front, et le décor ouateux fondit pour révéler les montagnes massiliennes. Avec un sourire, Eraïm la regarda voler vers ses parents, enlacer son frère avant de tirer la langue à sa petite soeur. L’air aurait dû être frais, à cette altitude, pourtant il y régnait une douce chaleur.
— Profite bien de ce joli rêve, Surielle, murmura le dieu avant de s’effacer dans les ombres.
*****
Surielle s’éveilla avec les rayons du soleil. Elle s’étira longuement, se sentit étonnamment reposée. Elle avait rêvé, cette nuit, mais ses souvenirs s’effilochaient à mesure qu’elle essayait de les rassembler. Elle finit par hausser les épaules : elle n’avait pas de temps à perdre, ce matin.
Un regard aux alentours lui apprit que Taka était déjà levée. Surielle repoussa les couvertures et bondit sur ses pieds, enfila une tenue propre et confortable préparée la veille.
Aujourd’hui, la maisonnée du Djicam se préparait au départ. Dans les couloirs, elle croisa des domestiques pressés, des Mecers en discussion ; contourna deux de ses jeunes cousines en train de se livrer un féroce duel à l’aide d’épées en bois - et évita de justesse d’être touchée d’une frappe malencontreuse.
Quand elle arriva dans la grande salle, Taka et Sidonie discutaient avec leur père. Anaé lui fit signe et Surielle s’assit près d’elle, salua Rayad et Alistair. Les deux impériaux étaient préoccupés, cela sautait aux yeux, mais prirent le temps de lui retourner son salut.
— Elésyne meurt d’envie de t’accompagner, tu sais, fit Anaé.
— Je sais, soupira Surielle.
Elle attrapa une tranche de brioche, entreprit d’y étaler une généreuse couche de confiture de mûres.
— Es-tu sûre de vouloir venir, Surielle ? questionna Rayad, soucieux. Je ne voudrais pas que tu le regrettes.
— Je dois trouver l’Eveillé, Rayad. Comment le puis-je s’il est sur le sol impérial ?
— Tu pourrais te contenter de nous donner des informations. Nous pourrions…
Elle secoua la tête.
— Non. Je viens avec vous.
— Nous n’avons aucune information, prévint Alistair. Tu pourrais te retrouver en danger, au coeur des combats.
— Arrêtez de prendre Surielle pour une incapable, intervint Anaé, sourcils froncés. Elle sait se battre et n’a pas besoin de vous pour prendre soin d’elle.
— Merci, Anaé, sourit Surielle.
Rayad soupira.
— Aucun doute, vous êtes bien de la même famille. Ne vous sentez pas obligés de jouer à qui sera le plus têtu.
Alistair et Surielle froncèrent les sourcils de concert et Anaé pouffa.
— Comment oses-tu me comparer à… à…. , marmonna Surielle en croisant les bras.
— Je ne suis pas têtu, s’offusqua Alistair
— Vraiment ?
Il se retourna pour découvrir Shaniel, un sac sur l’épaule, prête au départ. Son regard de braise était souligné de noir, sa bouche rouge tordue en un pli moqueur.
— Tu es pire que Rayad quand il s’y met, reprit-elle, s’attirant les regards furieux des deux garçons.
Anaé éclata de rire.
Alistair s’était renfrogné, les lèvres pincées, et un sourire hésitant se peignait sur le visage de Surielle. Rayad ne sut s’il devait en vouloir à sa soeur de détendre l’atmosphère avant leur voyage.
Les risques étaient réels, ils en avaient tous conscience.
— Vous êtes prêts ?
L’arrivée de Taka les ramena à l’instant présent. Sanglée dans l’uniforme gris des Émissaires, les trois cercles dorés de son rang entrelacés sur la poitrine, elle accompagnerait son père sur Sagitta.
Les impériaux se regroupèrent et Surielle se rangea à leurs côtés. C’était tellement étrange, de se sentir membre à part entière d’un groupe, un vrai. Et puis, à côté des ailes écarlates de son cousin, les siennes n’étaient qu’une curiosité de plus.
Ils suivirent Taka à l’extérieur. Un aquilaire était posé à quelques mètres de l’entrée, l’aigle géant perché sur la barre de maintien de la nacelle, et les deux griffons Zéphyr et Grenat, un peu plus loin, le lorgnaient du coin de l’oeil, ne sachant trop s’ils devaient être inquiets.
Les aides du Djicam terminaient de charger ses affaires tandis qu’il s’approchait d’eux.
— J’ai informé tes parents que tu te rendais sur le sol impérial, Surielle, dit Aioros. Tu as toute leur confiance.
— Merci, répondit-elle, touchée.
— L’Assemblée va être mise au courant de ce que trament les Stolisters, reprit-il à leur intention. Que vous étiez leurs cibles ou pas, ma maison a été attaquée, et j’appuierai là-dessus. Informez-nous de la situation dès que vous le pourrez. Satia tient à la paix entre nos nations, ne l’oubliez pas.
— Nous en tiendrons compte, promit Rayad.
Le regard gris du Djicam se fixa sur Alistair, qui, mal à l’aise, s’efforça de paraitre confiant.
— Tu seras toujours le bienvenu ici, Alistair. Transmets mes salutations à ton père.
Les yeux écarquillés par la surprise, le jeune ailé se plia en deux dans un profond salut, le coeur battant à tout rompre. Par Orssanc, avait-il bien entendu… ce qu’il avait entendu ?
La porte de l’aquilaire se referma dans un claquement sec, et les Massiliens s’envolèrent derechef.
Une étrange angoisse étreignait Surielle. Cette fois, elle était seule.
— Tu te sens prête ? demanda doucement Rayad.
Surielle se reprit et acquiesça. Elle s’approcha des deux griffons - il paraissait impensable de les abandonner ici - , posa délicatement ses mains sur leurs têtes, tandis que les mains de ses compagnons se posaient sur ses bras. Elle ferma les yeux pour mieux se concentrer, mobilisa toute sa volonté dans le nom du dieu, et le monde bascula.
*****
Ils étaient de nouveau tous là, dans ce monde ouaté. Même Zéphyr et Grenat, les griffons, étaient du voyage. L’effort avait laissé Surielle épuisée. C’était une chose de venir ici en esprit, et il était bien plus compliqué d’y accéder en y transportant leurs corps physiques.
Eraïm les considérait de son regard violet. Seraient-ils à la hauteur de la tâche qu’il leur avait confiée ?
Surielle… elle commençait tout juste à appréhender le pouvoir qui était le sien. Il aurait aimé l’aider davantage, mais il avait vu que ce n’était pas la bonne solution. Son futur foisonnait de possibilités ; il était curieux de connaitre les voies qu’elle allait emprunter.
Alistair… son destin lui demeurait flou parce qu’il était sous la protection d’Orssanc, comme les deux autres. Dans les futurs où il survivait, il était déjà lié à ce moment-là, or ça n’était pas le cas. Pourtant, il l’avait prévenu…
Shaniel… sous des dehors superficiels son esprit était plus retors qu’il ne le paraissait. La mort de son père n’était pas encore digérée. Les Stolisters qui croiseraient sa route le regretteraient amèrement. Jusqu’à présent elle n’avait jamais réellement cru en Orssanc, mais les récents évènements étaient en train de la faire changer d’avis.
Rayad, enfin. L’héritier de Dvorking. Une maturité étonnante, pour son âge, mais d’un autre côté, il avait été formé très tôt par son père. Il s’était rapproché de Surielle, gagnant son estime grâce à sa gentillesse. Dommage qu’ils ne soient pas destinés à être ensemble, cela aurait pu être intéressant d’avoir une vue plus détaillée sur les évènements dans l’Empire.
Tous allaient au-delà de grandes souffrances. Il espérait qu’ils se montrent assez forts pour les surmonter. Leur avait-il laissé assez de temps ?
Eraïm consulta une nouvelle fois les nombreux futurs qui se dévoilaient à ses yeux.
Non, il ne pouvait faire mieux. C’était maintenant que leurs chances étaient maximales.
Au loin, il discernait toujours Orssanc, recroquevillée au centre d’une zone lumineuse qui allait en rétrécissant. Son cœur se serra. Elle n’avait plus beaucoup de temps.
Son attention revint sur les quatre jeunes gens devant lui ; d’un geste il fit apparaitre le système impérial.
— Où dois-je vous déposer ?
Ils s’étaient déjà concertés. Rayad s’avança, désigna un point précis sur l’une des planètes.
— Iwar.
— Vous êtes sûrs de vous ? La planète est attaquée.
— S’il existe une résistance, nous la trouverons là-bas. Ensuite, nous aurons les moyens d’aviser. Enfin, je l’espère.
— Un choix logique et réfléchi. Très bien.
Eraïm s’approcha de Surielle, et la jeune ailée soutint son regard.
— N’oublie pas ta mission première, Surielle. Trouve l’Éveillé. Il ne reste plus beaucoup de temps.
Puis il posa deux doigts sur son front et le monde bascula de nouveau.