Il n’y a pas de meilleur moyen de nous réconcilier que de reprendre nos vieilles habitudes. Chez moi, nous avons cuisiné un dîner qui nous plaira à toutes les deux, et installé mon ordinateur dans le salon pour y regarder un film. Rose l’a déjà vu et nous mettrons l’audio-description. Elle a emporté quelques affaires : elle reste dormir. Elle a confié qu’elle se sentait bien chez moi, et que si elle faisait une crise d’angoisse, il valait mieux qu’elle ne soit pas seule. Je suis d’accord (et ça me fait plaisir aussi). Alors que nous nous asseyons dans le canapé, elle s’enquiert :
– On n’a pas croisé Éléphant de la soirée, elle n’est pas là ?
J’espérais que l’absence de la méduse passe inaperçue. Je m’assombris.
– Elle est dans la chambre d’amis.
– Tout le temps ?
– Tout le temps.
– Pourquoi ?
Je prends une profonde inspiration. Rose avance vers moi une main hésitante, que je ne saisis pas.
– Je ne supportais plus de la voir constamment.
Je ne vois pas tout à fait son visage mais je sens qu’elle veut que je continue. Elle veut savoir.
– La question que je me pose sans cesse elle est affreuse. Je n’avais pas besoin d’une méduse pour me la rappeler. Pour y penser tous les jours.
– Tu peux me dire ce que c’est ?
J’ai la réponse sur le bout de la langue, j’ai pendant un instant la possibilité d’avoir une confiance aveugle en Rose.
– Non.
Elle s’affaisse, déçue.
– Je me hais pour ça, expliqué-je maladroitement. Je me hais même pour oser me poser la question. J’aurais peur que tu me détestes toi aussi, si tu savais ce que c’était.
Un sourire triste la traverse.
– Je ne pourrais pas te détester.
Elle m’ouvre ses bras et je m’y love. Je suis en sécurité. Je la sens respirer, sa poitrine qui se soulève dans mon dos et son souffle qui balaie ma nuque. Je me penche pour lancer le film et retourne vite contre elle. Je sais que j’ai quelque chose à lui dire, quelque chose d’autre, qui n’a rien à voir avec Éléphant. J’espère qu’au cours de la soirée j’aurai l’occasion de me montrer courageuse. Pour l’instant, c’est deux autres personnes qui s’embrassent à l’écran.
Il est un peu plus de minuit. Je fais le lit tandis que Rose occupe la salle de bain. Je l’entends se cogner et renverser des choses, puis jurer. Je lui propose mon aide mais elle la refuse, embarrassée. Quand elle revient elle me promet qu’elle a tout rangé. Je ris pour la rassurer. Elle me rejoint dans le lit. La lampe la pare de reflets orangés. Ses yeux noirs, comme deux grands lacs, mirent étrangement ces lueurs. Je songe :
« Si elle reste comme ça pour toujours ça n’est pas grave. Elle finira par s’habituer et être bien. Je l’admirerai avec les mêmes yeux qu’avant. Je lui affirmerai qu’elle est splendide et elle me répondra qu’elle le sait. Peut-être que si je lui dis que je l’aime elle me fera la même réponse. La même réplique nonchalante. Parce que c’est si évident que je sois amoureuse d’elle. C’est inévitable. Quand elle me manquait je rêvais beaucoup d’elle. J’ai peur que ça arrive encore cette nuit, et que je ne sache plus ce qui est réel et ce qui ne l’est pas (c’est quelque chose que je sais bien faire). Je ne voudrais pas me réveiller en ignorant si je lui ai tout dit ou si je me suis tue. Je me tais souvent, beaucoup trop pour qu’elle m’aime en retour. Je n’ose même pas espérer. Je suis évidemment amoureuse d’elle et elle ne l’est évidemment pas. »
Je lance une chanson très délicate pour évaporer mes pensées et l’angoisse de Rose. Elle sourit en entendant s’élever près d’elle la voix nacrée de l’artiste. Elle agite doucement la tête. Je lui propose de danser, parce que ça a fonctionné la dernière fois. Elle accepte. Je saisis ses mains frêles. Elle se met debout en tremblant. Près de la baie vitrée, près de tous les astres, nous valsons doucement. Elle a une main posée sur ma taille. Comme elle est plus grande que moi j’ai la tête qui dépasse à peine de son épaule. Nous sommes presque côtes contre côtes. Malgré la musique je l’entends respirer. Je me demande encore si je dois parler. Je songe à arrêter cette valse. Si elle savait, peut-être qu’elle ne voudrait plus danser. Je me fige.
– Estelle ?
Je lève les yeux sur elle. Je suis incapable d’interpréter son expression.
– Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai fait quelque chose de mal ?
– Non, je suis juste fatiguée.
Elle propose que nous nous couchions. J’éteins la lumière et m’allonge dans le lit. Elle est tournée vers moi alors je me tourne vers elle. Ses yeux et sa peau étoilés luisent dans la pénombre, elle m’éclaire. Un sourire se dessine sur mon visage. Pour briser le silence, elle me demande à quoi je pense et je ne réponds pas : « À t’embrasser. » Nous parlons longtemps, dans cette étrange obscurité qu’elle transperce, et nous rions beaucoup, feutrées. Nous imaginons ce que nous voudrions faire, ce que nous rêvons de faire. C’est plus facile de nous projeter maintenant que nous avons fait changer les choses. Je sais que c’est encore dur pour elle, qui redoute profondément sa rencontre avec sa sœur, et je sais que c’est dur pour moi, qui ai l’impression que mon passé comme un poids me retient et me noie au fond d’un océan. Nous nous efforçons d’oublier. Cette soirée n’appartient qu’à nous. Notre conversation s’étire, se divise, s’effiloche, s’épaissit. Nous discutons des heures. Nous évitons soigneusement le sujet des amours – ça me convient. Parfois j’entends Éléphant se cogner contre la porte de la chambre vide avec lourdeur, mais je l’ignore. Je veux penser à Rose, à Rose seulement. Je veux parler avec elle, je veux que nos voix s’entrechoquent, s’entremêlent, se fassent place et s’allument en éteignant celle de l’autre, s’éteignent en allumant celle de l’autre. À sa manière de chuchoter dans le noir, j’ai l’impression que Rose prie parfois. C’est un moment sacré.
– Je pars bientôt chez mes parents, pour Noël. Dans quatre jours, précise-t-elle.
– Moi aussi. Tu seras seule avec eux ?
– Oui. J’espère que ça va bien se passer. On va tous être un peu à cran, donc j’ai peur qu’on se dispute.
Je lui assure qu’ils comprendront que l’inquiétude joue et qu’ils ne lui en tiendront pas rigueur. Elle sourit, convaincue.
– Et toi ? s’enquiert-elle. Tu n’angoisses pas trop de retourner chez tes parents ?
– Non. Tout ira bien.
Je sais que je suis très atone. J’ai besoin de mentir à voix haute pour me mentir à moi-même. Rose fronce un instant les sourcils, ignorant s’il faut qu’elle insiste.
– Tu sais que tu peux me parler s’il y a un problème.
– Il n’y a pas de problème, réponds-je aussitôt. C’est juste que…
J’inspire profondément. C’est peut-être le bon moment. Elle se rapproche un peu de moi et ça me donne du courage.
– J’ai quelque chose à dire.
– À propos d’Éléphant ?
– Non. À propos d’autre chose. Et je ne sais pas quoi faire.
Ma voix s’embue. Je me reprends, mais incapable de me retenir, commence à pleurer en silence.
– Je ne sais pas si je dois me taire ou non, parce que parler c’est risqué. Ça pourrait tout gâcher. Ça pourrait créer une catastrophe ou quelque chose de magnifique.
Rose approche de mon visage sa main constellée d’étoiles, puis la pose sur ma joue. Elle est si proche de moi que je peux compter ses cils.
– Ne pleure pas.
Du pouce elle essuie mes larmes, avec douceur, presque tendresse.
– Prends ton temps. Ne fais rien tant que tu ne sauras pas quelle est la meilleure décision pour toi. Celle qui te fera du bien.
Elle esquisse un sourire mystique (sa lumière est si belle).
– Et puis, peut-être que tu auras des signes. Peut-être qu’en fonction de certaines actions, paroles, tu sauras.
Je sens mon cœur battre très fort. J’ai peur qu’elle l’entende, dans le silence de ma chambre-aquarium.
– J’espère, soufflé-je.
– C’est certain.
Ça me rassure qu’elle ne soit ni surprise ni scandalisée. Elle retire sa main mais la laisse plus loin d’elle que de moi, alors, comme un appel pour que je la noue à la mienne. Lentement, nous reprenons notre conversation. Sa peau commence à rosir – l’aurore l’effleure. Quelques nuages rougissent son front. Elle a une étoile au coin de l’œil. C’est incroyable à contempler. Je le lui dis (un compliment feutré).
– J’aimerais le voir. Je suis sûre que c’est joli.
Je réfléchis un instant, puis propose :
– Tu veux que je te prenne en photo ? J’en faisais avant.
– C’est vrai ?
– Oui. Quand j’étais petite, jusqu’à la fin du lycée. J’ai arrêté après le bac.
Juste après avoir vu de très laides images.
– C’est dommage.
Je sens qu’elle hésite, puis elle lance :
– Et tu voudrais reprendre ?
– Oui. Ça me manque.
Elle se tait à nouveau.
– Tu es sûre que ça ne te dérange pas de me prendre en photo ?
J’éclate de rire.
– Pourquoi ça me dérangerait ?
– Je ne sais pas !
– Toi ça te dérange ?
– Non.
– Alors faisons-le. Viens, lève-toi.
Elle sourit. J’allume mon appareil et observe la chambre. Je me mets au bout du lit, et lui demande se décaler au milieu. Elle s’exécute.
– Maintenant… lève ta jambe. Et pose ta main sur ton genou. Oui, comme ça. Et lève la tête vers moi.
Je viens vers elle et, du bout des doigts, rectifie légèrement sa position. Je me recule à nouveau.
– À chaque fois que je dis : « Pose. », tu peux bouger d’accord ? Que ça reste instinctif. Fais comme tu le sens. Libère-toi.
Elle acquiesce, sérieuse. Je mets un peu de musique et nous commençons. Au départ nerveuse, Rose s’épanouit vite. Elle joue avec son corps et avec l’objectif, elle me lance des regards qui la font ensuite éclater de rire, elle semble fleurir. Je n’ose pas lui dire directement qu’elle est magnifique, alors je lance juste :
– C’est parfait.
À plusieurs reprises, entre deux rires, entre deux « Pose. ». Rose est rapidement assez à l’aise pour retirer sa chemise de nuit et dévoiler toute l’aurore qui se lève sur sa peau. Juste avant de l’enlever elle me demande si ça me gêne ; je réponds que non sans vraiment savoir. Elle se tient de dos d’abord, lève les bras, les laisse retomber, tourne à peine son visage vers moi, puis elle se met de profil, ramenant une jambe contre sa poitrine et étendant l’autre. Elle me fait un clin d’œil que je capture juste à temps. Elle se met face à moi, rabattant les draps sur elle, qui sont parfois si fins qu’elle luit à travers. Elle joue avec cette transparence, cache la moitié de son visage, je m’approche pour faire quelques portraits. Je m’éloigne dès qu’elle laisse glisser le drap. Elle ne s’en sert plus pour masquer son corps mais pour le sublimer au contraire. Elle se révèle, lumineusement.
– Pose.
Elle s’étreint avec douceur.
– Pose.
Elle baisse les épaules et penche la tête en arrière pour me regarder de haut.
– Pose.
Elle dénoue ses bras et les laisse glisser le long de son corps. Sa clarté me subjugue.
– Pose.
Elle saisit une mèche de ses cheveux colorés entre ses doigts, et pose une main sur sa cuisse.
– Pose.
Elle me sourit avec toute la délicatesse d’une rose.