Au fil des semaines, Solola observa son corps se métamorphoser. Elle ne s’était jamais trouvée ni maigre ni grosse, mais à présent que des muscles inconnus au bataillon faisaient surface, elle se rendait compte que le mot le plus approprié pour décrire son ancienne carrure était certainement « flasque ». Tous les jours, Léontine la poussait plus loin à coup de monologues ininterrompus et Solola sentait le plaisir du sport monter en elle.
Chaque séance commençait par des exercices de cardio et de renforcement musculaire. Puis, une fois que Solola se sentait à bout de forces, les choses sérieuses débutaient. Le parcours du combattant mettait au défi ses réflexes et lorsqu’elle réussissait trop bien, Léontine s’en donnait à cœur pour la déstabiliser. Lancer de tomates, jets d’eau haute pression, plaquages au sol … Chaque jour elle échouait, mais sa détermination ne s’en trouvait que grandie. Bientôt, elle demanda à Léontine de lui révéler le code de mise en place de la salle, afin de pouvoir s’entrainer seule le matin. Sa motivation ravit sa coach. Il se cachait cependant derrière celle-ci, une frustration que même ses deux séances quotidiennes n’arrivaient à évacuer.
Si son entrainement sportif avançait à grands pas, elle ne pouvait en dire autant de celui de maîtrise de son Talent. Non seulement l’exercice était toujours le même, mais Miko ne prenait même plus la peine de se présenter aux séances. Dès que Solola entrait dans la salle, son Holopad recevait un nouvel ouvrage et la musique assourdissante démarrait. Faisant part de cet exercice de concentration à Marcelin, il l’avait aidée à s’améliorer en lui parlant notamment de lecture rapide. Passionnée de livres, il s’agissait pourtant là d’un exercice très différent. Pas question de déguster chaque mot, chaque tournure de phrase. Impossible de relire plusieurs fois un même passage pour laisser son esprit s’en imprégner. Il était question de lire vite et de retenir un maximum. La plupart du temps, il lui état impossible de ressentir le moindre plaisir. Grâce à l’évitement de la subvocalisation, Solola était à présent capable de terminer la plupart des œuvres, mais elle n’obtenait toujours pas un score suffisant au test de lecture. Le plus frustrant étant son ignorance du score qu’elle était censée obtenir.
Bien sûr, la disparition de Miko avait été, dans un premier temps, un soulagement. Ne plus être confrontée à son Talent, quel qu’il soit, lui permettait de se concentrer sur l’essentiel. Le revers de la médaille était l’impossibilité d’éclaircir les nombreuses zones d’ombre qui planaient autour de cet exercice sans fin.
- C’est hyper frustrant. J’ai l’impression de ne pas avancer et j’ai aucune idée du but de l’exercice ! La directrice m’a présenté Miko comme celui qui allait m’aider à maîtriser mon Talent et qui allait m’en apprendre plus sur ma mission. Résultat ? Je n’ai toujours pas utilisé mon Talent une seule fois et je n’ai aucune idée de ce en quoi consiste ma « mission ».
En face d’elle, Marcelin acquiesçait vigoureusement, les yeux plissés, à l’écoute du moindre détail. Depuis qu’elle avait découvert son Talent, Marcelin se montrait de plus en plus présent. Pas une seule journée ne passait sans qu’elle ne le croise ou qu’il ne vienne toquer à sa porte.
- En effet, c’est bizarre que l’Agence spatiale internationale garde un tel tire-au-flanc. Ou alors c’est qu’il a vraiment un Talent de la mort qui tue ! T’as toujours aucune idée de ce que ça peut être ?
- Aucune. En même temps sans le voir c’est un peu compliqué. Mais j’y ai réfléchi. Il y a un lien avec le regard, mais ce n’est pas comme avec Théia Jensen. Quand je ne le regarde pas dans les yeux, je sens que son Talent est moins fort mais il est toujours présent. Par contre quand LUI il ferme les yeux, je ne le sens presque plus. Et puis, il y a sa peau … Je n’ai jamais rien vu de semblable et j’ai du mal à imaginer que ça n’ait rien à voir.
Marcelin se mis à faire les cents pas autour de la chambre (bien que la taille du studio ne permette pas aisément d’atteindre ce score). Il avait récemment pris cette habitude, analysant chaque recoin d’un œil attentif.
- Tu as raison, ça doit certainement être lié.
En réalité, Marcelin n’écoutait que d’une oreille son amie bavarder. Il avait rangé les informations concernant l’accompagnateur de Solola dans la catégorie des sujets qui ne feraient pas avancer son enquête. Ladite enquête pataugeait, d’ailleurs, très clairement dans la semoule. Avec Palmyre, ils se relayaient depuis plus d’une semaine dans le couloir des studios des filles, afin de suivre les allers-retours de Solola. La conclusion était sans appel : le corps professoral prenait à présent Marcelin pour un pervers, et le nombre de sorties de Solola était nettement inférieur aux entrainements qu’elle lui racontait avoir eus.
- Il se passerait quoi si tu refusais de faire l’exercice ? questionna Marcelin, histoire de relancer la conversation.
- Aucune idée … Je ne sais même pas si quelqu’un s’en rendrait compte. Mais ça me donne idée, je vais tenter un truc.
C’est le cœur battant que Solola traversa les couloirs de la DNSTR le lendemain. Elle n’avait pas ressenti ce genre d’excitation avant son entrainement depuis bien longtemps mais le fait de savoir qu’elle ne lirait pas une seule ligne du livre du jour suffisait à la griser. Combien de fois avait-elle regretté de ne pas pouvoir jeter à la figure suffisante de Miko, les livres qu’il lui faisait lire ? Sa patience avait atteint ses limites le soir où elle s’était vue, en rêve, imprimer chaque page de « Mille et une techniques de pêche », juste pour le plaisir de passer ses nerfs dessus. Le temps de la bonne élève était terminé et elle était déterminée à reprendre les choses en main.
Arrivée dans la salle vide, son Holopad signala la réception de l’ouvrage du jour et la musique se déclencha. Avec une lenteur insolente, Solola prit place sur l’une des chaises, faisant face à sa jumelle abandonnée. Réunissant toutes les miettes de courage qu’elle pouvait trouver, elle se déchaussa et laissa ses yeux se fermer. Comme elle l’avait fait à de nombreuses reprises à la Deter, Solola s’efforça d’entrer dans un état méditatif. Elle s’aperçut avec satisfaction de sa capacité à faire abstraction du bruit assourdissant qui l’entourait, preuve que son entrainement de lecture n’avait peut-être pas été vain, après tout.
A présent, le plus dur restait à venir. A la Deter, elle avait appris à utiliser l’autohypnose afin de mieux gérer son stress. Elle se rendait alors mentalement dans le jardin de ses parents, où le parfum des figuiers l’entourait de bonheur et de sécurité. A présent, Solola pouvait apercevoir le jardin. Il l’attirait, l’appelait. Ses couleurs chatoyantes, la beauté des ombres dansant sous les troncs des arbres fruitiers, le son, non loin de là, de la mer, la chaleur du soleil, le confort de l’épaisse pelouse verte.
La tentation était forte, et plus fort encore dû être l’effort de regarder dans la direction opposée. Là où les ténèbres ne laissaient paraître que la terreur des traumatismes passés. C’est pourtant au sein de cette obscurité que Solola se dirigea, prête à revivre ce qu’elle avait enfoui et s’était promis d’oublier. Déjà le rire d’Eustache Lawal retentissait et lui glaçait le sang, mais il était trop tard pour faire demi-tour.
Elle entendit, une nouvelle fois, la poignée grincer. Elle sentit le vertige de la chute et le verre lui entailler la jambe. La panique, la terreur, l’espoir de s’en sortir… jusqu’au cul de sac et l’odeur acide de la transpiration de l’homme au couteau. L’impuissance. Et cette phrase qui sonna comme le glas : « Votre esprit m’appartient. Aujourd’hui, impossible de m’échapper. ».
Alors, les paupières crispées, dans un état de semi-conscience, Solola figea le moment. Elle pouvait ressentir jusqu’à la dernière miette de terreur qui s’était emparée d’elle ce jour-là. Pourtant, un coin de son esprit avait conscience du contact froid de la chaise sous ses fesses, sensation incohérente avec la scène d’horreur qu’elle revivait. Un pont se créa entre les deux moments, les réunissant en un seul. En pleine conscience, elle laissa sa furieuse envie de fuir l’envahir. Elle conserva aussi le glacial sentiment d’impuissance et se concentra sur le contact de ses pieds avec le carrelage froid de la DNSTR.
Un léger picotement remontait doucement de ses orteils. Face à elle, le couteau s’était figé en plein élan. L’arrêt sur image avait fixé le regard haineux de l’homme, mais celui de Solola était à présent rivé sur le bout de ses pieds en train de disparaître. Au fur et à mesure de la progression du processus, la terreur disparaissait et l’état de béatitude qu’elle avait expérimenté ce jour là prenait doucement sa place.
Se laissant emporter par la plénitude, ses mollets disparurent. Puis se fut au tour de ses genoux, ses cuisses, ses hanches. Jamais elle ne s’était sentie aussi bien, et ce malgré l’arme pointée dans sa direction. Solola se laissait glisser dans l’invisibilité comme elle l’aurait fait dans un bain chaud.
- NON !!!
Subitement, le monde se mit à trembler et la transparence commença à régresser. Avec la sensation fortement désagréable qu’on la tirait d’un lit chaud et douillet pour la jeter dans la neige, Solola entre-ouvrit les paupières pour découvrir celui qui la secouait comme un cocotier. Face au visage encore flou de Miko, elle voulut laisser éclater sa fureur d’être sortie si brutalement de son état de bienêtre. Pourtant cette volonté s’évanouit face à la peur panique qu’elle lut dans son regard. Troublée, elle se contenta de froncer les sourcils. Progressivement, elle prit conscience du contact ferme de ses mains agrippées à ses épaules et reçut en pleine figure les effets de son Talent, exacerbés par leur proximité physique.
Une fois qu’il constata que Solola était revenue à elle, Miko se laissa tomber sur sa chaise, le regard habité tout à la fois d’inquiétude, de soulagement et de colère. Face à lui, Solola oscillait entre la frustration de n’avoir pu aller au bout, et l’étrange satisfaction d’avoir provoqué une réaction si vive. Au-delà de cette victoire, elle cacha son étonnement face à la disparition du mépris dans ses yeux.
- Je peux savoir ce qui t’a pris ?
Le ton plein de reproches de Miko ne déstabilisa pas Solola, bien qu’elle n’en comprenne pas bien l’origine. Quoi qu’il arrive, elle s’était préparée à ce moment et comptait bien saisir l’occasion d’obtenir les réponses à ses questions.
- Je suis là pour apprendre à maîtriser mon Talent, et puisque tu ne sembles pas décidé à m’y aider, j’ai décidé de prendre les choses en main moi-même.
La mâchoire de Miko se contractait compulsivement.
- Si tu progressais plus vite, on n’en serait pas là. Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même.
- Je ne crois pas non, opposa Solola, furieuse. Je n’ai eu aucune explication, aucun accompagnement, donc je ne pense pas être la seule fautive ici. Depuis le début tu es persuadé que je ne vais pas y arriver, alors qu’en réalité c’est toi qui as abandonné.
- Et je confirme : tu ne vas pas y arriver.
- Qu’est-ce que tu en sais ?
Miko soupira. Maintenir son regard était une véritable torture pour Solola, mais elle était déterminée à ne pas se laisser impressionner.
- Ecoute. Ça fait un moment que je suis ici et que je bosse sur le sujet des Invisibles. Tu crois être spéciale, mais ce Talent est relativement bien représenté parmi les Différents. La raison pour laquelle on n’en croise pas souvent, c’est parce qu’ils ne font pas long feu. L’état de bienêtre que tu as certainement commencé à ressentir en disparaissant agit comme une drogue. Il est si fort que rien, dans le monde réel, ne peut rivaliser. Chez Lawal, tu en as eu un aperçu, mais il s’agissait de réalité virtuelle, tu n’as pas réellement disparu. Ce que tu étais en train de faire là … Si tu étais allée jusqu’au bout … Même les Invisibles les mieux entraînés ont tous fini par ne plus revenir.
Un frisson parcouru la colonne vertébrale de Solola. Elle avait exigé des explications, mais elle ne s’attendait certainement pas à celles-ci.
- Et euh … où sont-ils passés ?
- Aucune idée. A priori, lorsque vous disparaissez vous ne les croisez pas… Pourquoi crois-tu que nous t’ayons choisi l’espace comme alibi ? Si tu savais le nombre de familles qui attendent qu’un proche « qui a le Talent de respirer dans l’espace » revienne de sa mission à l’autre bout de la galaxie …
Solola en eu le souffle coupé. Bizarrement, le fait de se laisser happer par son Talent la choquait moins que de comprendre que celui qui était censé l’entrainer avait déjà fait une croix, non pas sur sa capacité à maîtriser son invisibilité, mais sur son existence dans le monde réel. Plus que jamais, sa volonté de lui prouver son erreur explosait.
- Très bien, dans ce cas je te propose qu’on passe aux choses sérieuses et que tu m’apprennes réellement à maîtriser mon Talent car d’une part, j’ai bien l’intention d’y arriver, et d’autre part, je n’ai pas pour habitude d’abandonner. Mais si c’est trop pour toi, on peut demander à Cordélia de me trouver quelqu’un d’autre, ça ne me dérangerait pas.
Miko para l’attaque d’un sourire en coin.
- Dans tes rêves. Aller, plus vite on s’y mettra, plus vite tu disparaîtras.
J'aime bien qu'on est des nouvelles de Marcelin. et son enquête pour comprendre ce qui se passe avec Solola continue, et est en bonne voie. (enfin presque)
" le corps professoral prenait à présent Marcelin pour un pervers," C'est bien de remettre ces petites phrase d'humour / de dérision lors des interventions de Marcellin, car cela colle bien avec son personnage.
On comprend donc ici que Miko va devenir plus important dans le récit. et on commence donc à le découvrir.
Au plaisir de lire la suite
Je suis contente que mes chapitres continuent à te plaire et que tu sois sensible à mes petites tentatives d'humour ;)
À bientôt j'espère !
Si j'avais juste une question, ce serait à propos des échanges entre Marcellin et Solola. Quand j'avais lu la description de l'armémoire, j'avais dans l'idée qu'elle ne pouvait absolument rien dire de la DNSTR. On comprend finalement qu'elle ne peut effectivement pas tout dire, toutefois elle semble pouvoir tout de même parler des entrainements qu'elle y fait. Cela ne risque-t-il pas d'être un peu compromettant.
Quoi qu'il en soit, toujours un chouette moment de lecture avec ton histoire ! Hâte de lire la suite :-)
Ah je suis contente que tu apprécies les échanges entre Solola et Miko qui ne sont pas les plus faciles à écrire !
En effet, l'Armémoire bloque la majorité des informations liées à la DNSTR mais laisse passer tout ce qui est cohérent avec l'alibi de l'agent, or les entrainements pourraient très bien être les mêmes à l'Agence spatiale. Je note que ce point n'est pas très clair et je rajouterai une phrase pour préciser tout ça :)
En tout cas j'ai trouvé le chapitre excellent ! J'adore la scène de Solola en pleine méditation pour apprendre seule à maîtriser son don... On a l'espoir de la voir réussir, et puis l'intervention de Miko brise l'euphorie pour apporter une brusque tension. Parfait ! (Mais soyons honnête, je rêve que Solola parvienne à maîtriser son don sans lui pour lui clouer le bec :p)
Quelques coquilles relevées au fil de la lecture :
- Sa motivation ravie sa coach : ravit
- j’ai du mal à imaginer que ça n’ai rien à voir. : n'ait
- Pourtant cette volonté s’évanoui face à la peur panique qu’elle lu dans son regard. : s'évanouit / lut
-Progressivement, elle prit conscience du contact ferme de ses mains agrippées à ses épaules et reçu en pleine figure les effets de son Talent : reçut
- Chez Lawal, tu en as eu un aperçut : aperçu
- celui qui était censé l’entrainer avais déjà fait une croix : avait
Merci encore pour les coquilles !!