Elle finit par arriver au rocher où ils s’étaient tous retrouvés la dernière fois et elle fut soulagée de constater qu’ils étaient tous là, les bras croisés, parlant d’un sujet qui concernait le palais, en l’attendant sûrement. Aussitôt que son talon écrasa une branche, trois paires d’yeux brillants qui luisaient se tournèrent vers elle.
La jeune fée sentit un léger poids s’envoler de ses épaules quand Emma lui adressa un petit sourire, un châle enserré autour de ses épaules si délicates à la vue du froid glacial de cette nuit. Cependant, elle avait tout de même conservé une robe blanche ample si ce n’était qu’à la différence des précédentes, elle était composée de manches.
Elle sentit le regard de Thalion la dévisager de la tête aux pieds : Anastae ne s’en conforma pas, elle savait qu’elle était richement habillée et avec trop peu de tissu pour une réunion qui reposait sur de l’espionnage. Hélios, quant à lui, ne prêta aucune attention à elle.
L’elfe élémentaire s’empressa de s’approcher d’elle :
- Anastae, tu ne peux pas imaginer à quel point je me suis inquiétée pour toi ! Tout va bien, tu t’es remise ?
- Oui, articula-t-elle avec difficulté tant elle avait froid. Je vais mieux.
- Par la Nature, tu es frigorifiée !
Emma s’empressa de faire tomber son châle sur ses coudes, dévoilant ses clavicules saillantes, et le saisit rapidement entre ses doigts délicats. La jeune la fixa un instant sans comprendre et ce fut seulement quand Emma lui tendit son vêtement qu’elle protesta :
- Garde le. Tu en as autant besoin que moi.
- Je ne suis pas spécialement très sensible au froid, annonça l’elfe avec un petit sourire. Il te sera bien plus utile et inutile d’insister.
Anastae devait bien avouer qu’elle mourrait d’envie de s’envelopper dans quelque chose de plus chaud que cette robe émeraude qui laissait entrer l’air glacial du fait de son décolleté dans son dos. Elle se contenta donc de remercier Emma d’un hochement de tête et saisit du bout des doigts le châle, sans toucher l’elfe élémentaire pour autant.
Ainsi, entourée de cette dernière et des deux Princes, elle parvint à partiellement oublier ce qui s’était passé pendant le repas et elle se concentra sur les nouvelles informations ou les nouvelles missions. Anastae s'emmitoufla donc dans le châle qui était en réalité en laine et savoura la sensation de chaleur que ce dernier lui procura.
Thalion s’approcha alors d’elle et elle se souvint de leur bref moment de complicité qui datait de ce matin : pour elle, elle avait le sentiment que cela faisait déjà plusieurs jours. Si elle savait pertinemment qu’il était proscrit qu’elle sympathise avec un Prince, Anastae prenait également conscience que derrière les interdictions de son père se cachait une envie d’en savoir plus sur lui et son sourire de chat. Cette impression se renforça quand il lui tendit des gants fourrés :
- Tu sembles à deux doigts de tomber de froid, s'expliqua-t-il avec un haussement d’épaules. Et comme te l’as dis Emma, inutile de refuser.
- Eh bien, souffla-t-elle. Merci.
Elle enfila les gants et ses doigts l’en remercièrent.
Anastae surprit également le regard en coin d' Emma qu’elle adressait à son ami au sourire de chat. Elle la remarqua battre des cils un instant avant qu’un petit sourire doux ne surgisse sur ses lèvres rubis. Elle lui portait énormément d’affection, cela était certain, et le regard que Thalion lui retourna lui confirma que cet attachement allait dans les deux sens.
Hélios s’avança alors vers eux :
- Bon. Thalion m’a déjà appris ce qu’il avait découvert pendant sa propre mission, pas plus tard qu’il y a deux heures.
- Oh, s’étonna Emma. Nous t’écoutons.
Il se racla la gorge :
- J’ai surpris une conversation entre deux trolls. Ils assuraient que le talisman que nous recherchons a été déplacé au nord du royaume dans une petite ville nommée Alia pour assurer sa protection. Ils disaient également que deux centaines d’hommes s’étaient rendus dans cette ville pour sa sécurité et que les différentes armes avaient suivi. Ce qui nous permettrait de faire une pierre, deux coups.
Anastae se força à réfléchir : il semblait logique qu’un tel objet précieux pour eux ne se trouva pas près du palais où les bruits allaient vite. Une petite ville, où personne ne se douterait de la présence d’un tel trésor, semblait plus appropriée. Un petit pincement occupa le cœur de la jeune fée en songeant que Thalion avait été nettement plus efficace que Hélios et elle, ce qui était sans doute majoritairement sa faute.
Le visage d’Emma se froissa, elle pinça ses lèvres dans une moue contrariée qui contrastait avec celle toujours calme qu’elle avait en temps normal. Finalement, elle lissa sa robe blanche et déclara, l’esprit critique :
- Je suppose que la seule façon de pouvoir mettre la main sur ce talisman serait de se rendre à Alvia.
- Nous en sommes, déclara Hélios après avoir échangé un regard avec Thalion. Notre mère ne porte pas grande attention à notre présence ou à notre absence, nous n’aurions qu’à laisser un mot.
- J’y vais également, déclara Anastae dont la voix résonna dans ses oreilles.
Une telle opportunité de prendre un peu de recul face aux événements familiaux qui semblaient s’empirer depuis un certain temps lui ferait le plus grand bien. Un tel voyage, elle l’avait toujours souhaité, elle qui n’était jamais allée ni au nord, ni au sud du royaume. Luciana serait un parfait alibi, elle qui était forcée de partir pendant une semaine avec son fiancé, elle n’aurait qu’à mentir en disant qu’elle partirait avec elle et expliquer en parti tout cela à son amie.
Hélios haussa cependant un sourcil face à son entrain :
- Je ne suis pas certain que tu sois la plus compétente pour prendre part à ce voyage.
- J’ai de l’esprit, contra-t-elle. Comme tu as pu le voir. Si je suis ici, c’est bien pour que je prenne part au projet de tirer le royaume d'affaires, non ?
Une lueur étrange passa dans le regard de l’elfe élémentaire :
- Je te fais confiance Anastae, compléta cette dernière. Mais si tu t’y rends, prend garde, c’est un nouveau monde que Hélios et Thalion ont déjà côtoyé que tu es prête à découvrir. Et je peux t’assurer que ce monde est affreusement cruel.
La jeune fée releva le passage sur les deux Princes mais redressa les épaules pour se confronter à Thalion qui avait froncé les sourcils :
- De plus, pour mes entraînements c’est l’occasion rêvée, tu ne penses pas ? Tu dois honorer la part de ton marché comme tu l’as si bien dit.
- Tu sais ce que j’en pense, répondit simplement Thalion d’une voix sévère qui ne lui ressemblait pas. Libre à toi de faire ton propre choix.
Hélios s'adossa au rocher :
- Emma ?
Cette dernière secoua sa tête :
- Je ne peux pas quitter le Palais, tu le sais bien. Le simple fait que je me trouve ici est dangereux pour vous. Si je venais à partir aussi loin en pleine journée, tout le monde serait à mes trousses et le plan ne fonctionnerait pas. Cependant, je peux vous trouver des chevaux et une auberge.
Elle eut un bref sourire :
- Dans environ trois jours, vous serez sur le chemin de l’inconnu.
Anasta rentra chez elle, sur la pointe des pieds, les talons dans ses mains encore gantées ( elle avait rendue le châle à Emma mais Thalion avait insisté pour qu’elle garde cette mince protection pour ses doigts ) et se maudit de ne pas être tout de même passée par la porte de service pour éviter d’attirer l’attention. Cependant, elle apprécia la chaleur du hall d’entrée, se sentit soulager quand elle ne rencontra aucun serviteur, et s’apprêta à se diriger vers l’escalier en colimaçon pour rejoindre son lit et penser à ce qu’elle venait d’accepter : un voyage avec les deux Princes tout à fait illégal.
Un élan de chaleur traversa alors son corps quand elle s’engagea dans le large couloir et elle entendit vaguement, si elle tendait l’oreille, des paroles chuchotées dans le salon. Anastae remarqua que la cheminée n’était toujours pas éteinte malgré l’heure tardive et un éclat de voix surgit :
- … ne peux pas !
Troublée, elle fronça les sourcils en constatant qu’il s’agissait de la voix de Meludiz et elle déduit face au chuchotement précipité qui suivit que Luthias se trouvait avec lui. Elle posa une main hésitante sur le mur du couloir et s’avança pour tenter d’entendre autre chose. Cependant, désormais, un silence assourdissant résonnait.
Anastae, avec l'envie soudaine d’adresser quelques mots à ses frères, prit son courage à deux mains et s’engagea dans le salon. A peine fit-elle un pas que Meludiz s’était téléporté devant elle, une dague pointée vers elle. Sa sœur poussa un petit cri de surprise et lâcha ses talons pour saisir le poignet de Meludiz :
- Anastae, soupira ce dernier. Ce n’est que toi.
Il se dégagea de sa poigne avec une facilité déconcertante et se pencha pour glisser sa dague dans sa botte. Aussi facilement qu’il était apparu devant elle, il se retrouva une seconde plus tard à côté de son jumeau, une couverture sur ses genoux et posa sa tête sur son épaule.
Luthias leva son visage vers elle :
- Tu devrais t’annoncer. Depuis la précédente tentative d’assassinat envers toi, nous ne sommes plus en sécurité ici.
- J’en ai conscience, déglutit-elle.
La fée se pencha pour ramasser ses talons et si Luthias remarqua ses gants, il ne dit rien. Inconsciemment, elle le remercia pour sa discrétion, elle n’avait aucune envie de subir un interrogatoire. Doucement, comme pour ne pas leur faire peur, elle s’avança vers eux.
Son cœur se serra quand elle vit Meludiz, à moitié somnolent sur l’épaule de leur frère, la main agrippant sa manche d’une chemise ample qu’il avait sans doute dû vêtir après le repas qui avait été une catastrophe. L’apprenti chevalier ne semblait pas au meilleur de sa forme ces derniers temps, et, étonnement, cela l’attristait.
Anastae soupira, se laissa glisser contre le canapé, dans l’espace où les jambes de ses frères ne pendaient pas, et se retrouva ainsi entre ces derniers, par terre. Elle agita ses pieds vers le feu, tendit ses orteils pour mieux ressentir la chaleur, et poussa un petit éternuement :
- Tu as dû attraper froid dans cette tenue, remarqua Luthias.
- Ce n’est pas ce qui m’a préoccupée en premier.
Elle enleva un de ses gants avec les dents pour faire de même avec l’autre, les laissant tomber sur le sol, et, d’un simple geste de la main, enleva toute sa coiffure. Ses cheveux blancs comme la neige tombèrent sur ses épaules aussi pâles et elle essuya sa bouche encore couverte de rouge à lèvres rubis.
Elle rejeta sa tête en arrière, ferma les yeux un instant, s’étonna un bref instant que les jumeaux ne la chasse pas, et finit par déclarer :
- Vous ne trouvez pas… que tout est pire en ce moment ?
Un silence plana :
- Si, avoua Luthias du bout de ses lèvres. Tout a changé.
Il s’éclaircit la gorge :
- Toi la première.
Anastae ouvrit ses yeux, prête à subir une nouvelle remarque, mais Luthias n’ajouta rien de plus et se contenta de lui lancer une couverture. Troublée, elle accepta cependant l’attention et s'emmitoufla dedans. Ses esprits étaient embrouillés, sûrement parce qu’elle était fatiguée et qu’elle avait errée dans le froid pendant des heures, ce contraste avec cette douce chaleur perturbait son corps.
Meludiz au-dessus d’elle s’agita et sa couverture tomba sur la tête de sa sœur. Cette dernière poussa un petit gloussement et saisit le morceau en laine pour l’envoyer sur ses genoux :
- Tu sais Anastae, déclara alors Meludiz. Je regrette ce que je t’ai dit la dernière fois, dans ta chambre. Je le pensais, mais ce n’était pas juste de te le dire ainsi, et je me rends compte que tu as eu une vie bien plus compliquée que la nôtre. Je suppose que les coups de notre père ne s’arrêtaient pas à une simple gifle, comme notre mère nous l’a affirmé ce soir.
La fée sentit les souvenirs affluer, tout ceux qu’elle avait tenté d’enfouir. Elle se remémorait elle, enfant, s’avancer vers son père, les bras tendus pour qu’il la soulève, avant qu’il ne lui donne un simple revers de la main qui l’avait envoyée à terre. Elle se souvenait de la fois, un an après son arrivée, où il l’avait presque battue à mort devant la grange. Les mots qu’ils avaient prononcés à son égard étaient quant à eux ancrés dans son esprit, mais cela, personne n’avait besoin de le savoir.
Elle n’avait pas eu une enfance facile, elle en était consciente, mais cet environnement de violence était devenu son quotidien et désormais qu’elle retrouvait un peu d’affection envers cette famille, tout ces maux qu’elle avait enfouis, manquaient à chaque fois de ressurgir :
- Effectivement, avoua-t-elle. Cela allait beaucoup plus loin.
Elle passa une main sur son visage, prit une profonde inspiration pour se calmer et lui adressa un sourire rassurant :
- Tu avais raison ce soir-là. Je n’ai pas fait d’effort pour m’intégrer, ces deux derniers mois m’ont cependant changée, comme l’a dit Luthias. Mais désormais que tout empire… je ne suis plus certaine de vouloir me rapprocher de qui que ce soit.
- Et nous n’avons rien fait, répliqua Luthias. N’oublie pas que nous n’avons pas levé le petit doigt pour toi.
Anastae accusa le coup et se tourna vers lui pour plonger son regard ténébreux dans celui de la couleur du ciel. Elle lui adressa un petit sourire pincé :
- Je sais. Mais notre père nous terrifie. Et notre, elle reprit après une pause. Notre mère a aussi son lot de défauts mais, vous, elle vous aime, c’est certain.
La façon dont elle se comportait avec eux, elle les couvrait toujours d’un regard rempli d’admiration, leur affublait des surnoms affectueux, et les défendait envers et contre tout. Elle leur portait le véritable amour d’une mère et Anastae ne pouvait pas lui en vouloir pour cela : son père l’avait présentée du jour au lendemain en disant que c’était sa fille après un sortilège, elle n’était absolument pas sa mère.
Mais cela, elle ne pouvait pas le dire à ses frères :
- Je vais partir pendant une semaine, déclara-t-elle à leur frère.
- Pourquoi, s’écria Meludiz.
Elle sentit sa gorge la brûler :
- Je vais accompagner Luciana dans un voyage avec son fiancé. J’ai besoin de prendre l’air et j’ai le sentiment que ma présence ici n’améliore en rien la tension ambiante.
Elle ne mentit pas sur la deuxième phrase.
Elle sentit une main se poser alors sur son épaule et elle rejeta sa tête en arrière, surprise. Meludiz la fixait avec une expression indescriptible et après un bref sourire, il lui fit signe de s'asseoir entre eux sur le canapé. Anastae remarqua cependant qu’il mourrait d’envie de lui poser des questions, mais qu’il se retenait, sans doute par peur de briser ce moment fraternel peu commun entre les trois créatures.
Anastae eut un geste d’hésitation qui fut interrompu par un éclat de rire narquois de Luthias :
- Allez viens petite soeur.
Sans pouvoir expliquer pourquoi, des larmes lui montèrent aux yeux, les premières depuis bien longtemps car, depuis toujours, jamais ils ne l’avaient considérée ainsi : comme leur sœur. Cette simple appellation lui fit chaud au cœur et elle se mit sérieusement à espérer d’avoir une vie meilleure le peu de temps qui lui restait avant que son père ne lui arrache le cœur.
Anastae refoula ses larmes qui avaient, de toute manière, commencé à partir d’elles-même, et se leva, sans oublier les gants de Thalion par terre, pour ensuite se poser entre les jumeaux, toujours emmitouflée dans ses couvertures. Elle sentait les jambes de ses frères contre les siennes et Luthias commença à parler de tout et de rien, sans doute pour leur changer les idées.
Quelques éclats de rire surgirent, Meludiz posa même sa main sur son épaule, et Anastae espéra de toutes ses forces que ce n’était pas un moment éphémère et que leur relation allait s’améliorer au fil du temps. Etrangement, c’était les nombreuses fissures dans leur famille qui les avaient subitement rapprochés, et pendant un instant Anastae en fut reconnaissante.
Une heure passa, peut-être deux, et au fur et à mesure que les voix de ses frères résonnaient dans ses oreilles, elle se sentit sombrer dans un sommeil profond, presque paisible.
Le lendemain matin, elle se trouvait devant la porte de la demeure de Luciana. La matinée était déjà bien entamée et il restait simplement une seule chose à Anastae pour que son plan soit parfait : convaincre son amie. Tôt, elle s’était réveillée, toujours emmitouflée dans des couvertures, dormant sur le canapé avec ses frères sous l'œil amusé de Tania qui apportait des vêtements à sa belle-mère. Anastae s’était donc réveillée déterminée, et n’avait pas pris le temps d’hésiter pour aller voir son père et lui expliquer son voyage avec Luciana.
Il l’avait tout d’abord fixé de son œil des mauvais jours, et plus par ennui qu’autre chose, il l’avait congédiée en acceptant sa demande. S’il lui avait claqué la porte au nez, elle estimait que l'entrevue ne s’était pas si mal déroulée. Lorsqu’elle était remontée dans sa chambre après avoir croisé Meludiz qui sortait de la douche en lui adressant un bref sourire, elle avait ouvert son armoire et constata qu’un petit mot se trouvait : écrit de la main de Emma, il lui indiquait que tout était prêt pour dans trois jours et qu’elle devrait les rejoindre au lieu habituel à l’aube pour arriver à Alvia la nuit. Anastae s’était empressée de jeter ce papier dans le feu et de se préparer pour se rendre chez Luciana.
La porte s’ouvrit doucement, dévoila une pixie aux traits tirés, fatigués. Cette dernière la jaugea du regard pendant un instant avant de faire une légère révérence qui manquait d’énergie :
- Bonjour mademoiselle. Que puis-je faire pour vous ?
- Je souhaiterai parler avec Luciana.
La pixie haussa un sourcil :
- Mademoiselle Valia n’est pas encore levée. Elle est rentrée tard hier soir et je ne voudrais absolument pas la déranger.
Anastae s’étonna du ton insolent que la servante employait, d’autant plus que Luciana faisait régner l’autorité et la plupart de ses serviteurs ne pipaient pas mot.
Se pourrait-il…
Un petit sourire en coin jaillit sur ses lèvres et elle fit bien attention d’appuyer sur chacun de ses mots pour lui faire comprendre le message :
- Elle est rentrée tard ou elle s’est couchée tard ?
La pixie gonfla sa poitrine, et manqua presque de montrer les dents devant la jeune fée :
- Je suppose que ce n’est pas mes affaires, continua Anastae. Mais si elle venait à apprendre que tu m’as congédiée, mon amie ne risque pas de reproduire son expérience avec toi.
- Bien, soupira la pixie. Je suppose que je ne peux rien face à une fée, mais je vous préviens, si elle est de mauvaise humeur, vous en subirez les conséquences.
Imbue d’elle-même, elle se retourna et se dirigea vers les escaliers. Anastae attendit bien une dizaine de minutes avant que son amie ne surgisse devant elle.
Sa longue chevelure de jais était regroupée dans une queue de cheval, elle avait encore les yeux endormis, et portait une simple robe de chambre qui dévoilait ses longues jambes parcourues de tâches d’or. Après un bâillement, elle s’adossa à l’encadrement de sa porte :
- Je ne souhaite pas te faire entrer, déclara Luciana. Sinon je ne vais pas réussir à me rendormir.
- Comme tu le souhaites. Je viens te demander un service.
Son amie haussa un sourcil et croisa ses bras sur sa poitrine, ce qui fit ressortir cette dernière d’un mouvement presque innocent. Anastae avait le sentiment que Luciana n’était pas du matin et se décida donc d’user de mots délicats, pour ne pas la brusquer ou la vexer :
- Je sais que tu pars dans trois jours pour une semaine avec ton fiancé. J’aimerais utiliser cette dernière pour me tenir éloignée de ma demeure sans que ma famille ne le sache.
- Hum, répondit Luciana en pinçant ses lèvres. Et pourquoi donc ?
Anastae hésita un instant, avant de se résigner, après tout, elle ne pouvait pas prendre le risque de lui dire qu’elle partait en mission avec les deux Princes :
- Je ne peux pas te le dire.
- Que de secrets, soupira son amie.
Elle leva ses mains en l’air, comme si c’était évident, et à la vue de la lueur colérique dans ses yeux, Anastae commença à hésiter sur le fait qu’elle accepterait cette proposition.
Luciana se détacha de l’encadrement, se redressa de toute sa hauteur, releva son menton, et la contempla sur un regard qui semblait presque déçu… la fée aux cheveux blancs comprit alors que la conversation qui allait suivre n’aurait rien d’agréable et signifierait peut-être la fin de son voyage :
- Tu ne me dis rien, claqua la fée à la chevelure de jais. Je ne sais presque rien de toi et à la vue de tous tes secrets, je commence à comprendre pourquoi.
- Luciana…
- Je ne sais toujours pas pourquoi tu parles avec un des Princes, pourquoi tu t'absentais pendant les heures de repas ni pourquoi tu subis des tentatives d’attentat. Je peux comprendre que tu tiennes à ton jardin secret, mais une amitié ne fonctionne pas sur des changements de sujet ou des retournements de situation. Tu ne devrais pas me demander de ruser pour toi sans que je n’en connaisse la véritable raison.
Anastae sentit sa gorge se serrer : pendant un instant, elle eut envie de tout lui dire, de tout lui raconter du début à la fin. Cependant, elle voyait déjà le visage de son amie se figer d’horreur en découvrant qu’elle avait du sang humain, ses cris, elle tenterait sans doute de la tuer ou de l’envoyer entre les mains de la garde royale. Luciana refuserait de couvrir son secret et si Anastae commençait à lui dévoiler la vérité, elle savait très bien qu’elle ne pourrait plus s’arrêter.
Elle ferma les yeux un instant, réfléchi, et les ouvrit pour lui dire sans flancher :
- Pour le moment, je ne peux rien te dire.
- Tu ne peux ou tu ne le veux ?
Anastae secoua sa tête :
- Je n’en sais rien.
- Je ne comprends pas, reprit Luciana d’un ton presque faible. Je pensais que nous étions plutôt proches, mais une véritable amie n’est pas seulement là pour voler des tartines de miel ou chahuter dans l’eau. Tu incarnes peu à peu les amitiés superficielles que je tentais d’éviter.
Elle accusa le coup avec difficulté.
Pendant un bref instant, elle tenta de trouver les mots, de lui expliquer doucement qu’il s’agissait d’une question de vie ou de mort. Elle revit le regard fragile de Luciana quand elle parlait de son fiancé, celui passablement énervé, ou alors totalement passif, quand elle évoquait les elfes et fées qui souhaitaient être ami avec elle.
Luciana remarqua qu’elle l’avait blessée, poussa un petit soupire :
- Je suis honnête. Il en faut au moins une des deux, non ?
Un silence plana :
- Demande le moi, continua alors la fée aux cheveux de jais.
- Pardon ?
- Demande-moi de venir passer la semaine en ma compagnie.
Anastae la fixa un instant avec des yeux écarquillés.
Luciana avait pourtant été claire : si elle ne lui donnait pas la véritable raison, elle n'avait aucun droit de lui demander de venir à son aide, ce qu’elle comprenait et saisissait complètement. En venant ici elle avait été naïve, elle avait pensé que cela importait peu pour Luciana qu’elle ne soit pas totalement honnête.
Mais son amie, au-delà de ses apparences indifférentes, narquoises, avait tout de même un cœur. Anastae, désormais, s’en voulait, et elle ne comprenait pas pourquoi Luciana lui ordonnait de lui faire la demande de venir avec elle :
- Je vais t’aider, expliqua cette dernière. Je sais que je ne devrais pas, mais tu comptes à mes yeux, alors, pour la dernière fois, je vais fermer les yeux sur la situation. Donc, demande-le moi, ainsi, j’aurais un élément pour te couvrir.
- Luciana, souffla Anastae.
- Allez, claqua-t-elle sèchement. Je n’ai pas toute la journée.
Comprenant que cela ne servait à rien d’insister, la fée aux cheveux blancs obéit :
- Pourrais-je passer la semaine avec toi ?
- Tu le peux, répondit Luciana.
Sur ces mots, elle se détourna d’elle, saisit la porte d’une main gracieuse, fragile, et s’apprêta à la lui claquer au nez.
Animée soudainement d’un nouvel instinct, Anastae franchit les quelques marches qui la séparaient de son amie et lui attrapa le poignet, l’empêchant ainsi de poursuivre son geste.
Luciana se tourna vers la fée aux cheveux blancs, fronça ses sourcils, et l’expression d’agacement qui surgit sur ses traits la fit presque reculer et baisser les yeux :
- Luciana, plaida Anastae. Ne m’en veux pas, je t’en supplie.
Sa voix s’étrangla :
- Tu es ma seule amie.
Cette dernière plissa ses yeux dorés :
- Si je le suis vraiment, alors explique moi ! Je ne te jugerai pas, je te soutiendrai, je t’aime beaucoup Anastae, ne crois pas le contraire. Mais… Une amitiée basée sur des faux semblants ne dure jamais très longtemps. Je préfère que nous soyons claires l’une envers l’autre, ou alors…
- Je ne peux vraiment pas t’expliquer, cria presque Anastae, ce qui ébranla la maîtresse de ces lieux qui ne l’avait jamais vue hausser le ton de cette façon. Si je venais à te dire seulement une chose… alors je devrais tout t’expliquer, et je t’assure, réellement, que tu ne comprendras pas.
Luciana entrouvrit sa bouche, fronça ses sourcils d’une façon tout à fait délicate, et laissa sa robe de chambre glisser sur son épaule, le poignet toujours entouré de la main d’Anastae. Doucement, elle posa sa deuxième paume sur cette dernière et expliqua d’un ton doucereux :
- Je ne te demande pas de tout me dire. Je veux simplement quelques réponses sur ce qui te poussent à me cacher des choses ou à me demander des services sans aucune explication. Tu as le droit d’avoir des secrets, j’en ai également, mais si tu commences à mêler les tient à notre amitié, ce n’est pas une bonne chose. Dis moi tout d’abord simplement pourquoi je dois te couvrir.
Anastae hésita, pensa au visage de Emma qui lui avait expliqué que personne ne devait savoir, que cela pourrait les mettre dans une situation délicate, autant eux que leurs proches. Et elle avait raison. Moins Luciana serait au courant, plus elle serait en sécurité.
Elle ne voulait pas la lier à ses affaires de sauvage du Royaume.
Luciana vit alors sa bouche se refermer, et en s’apercevant qu’elle ne lui dirait rien, ses traits se durcirent pour que, finalement, elle se détache de sa poigne d’un geste brusque qui lui tordit légèrement le poignet :
- Bien. Dans ce cas, au revoir, Anastae.
Et elle lui claqua la porte au nez, aussi facilement que cela. Elle demeura un instant devant, se demandant comment cette discussion avait pu autant déraper.
Elle qui avait pensé retrouver un environnement plus stable après la soirée passée avec ses frères, voilà qu’elle s’était prise la tête avec sa seule amie, celle qui l’avait toujours défendue, et qui, jusqu’à alors, avait subi les secrets d’Anastae sans jamais rechigner.
Elle savait que cela ne servait plus à rien de rester devant la porte, figée comme une imbécile, et se détourna de la demeure de son…
Était-elle encore seulement son amie ?
Anastae saisit sa tenue de combat, la contempla un instant, se demanda même si elle devait abandonner les robes pour ce voyage d’une semaine. Elle ne parvenait pas encore à se rendre compte que cette dernière allait se dérouler aux côtés des deux Princes.
Si elle avait tout d’abord eu peur qu’ils soient reconnus à cause de leur sang royal, elle s’était souvenue que Hélios ne sortait que rarement et que Thalion ne criait pas sur tous les toîts qu’ils étaient le fils de la Reine. Dans un petit village, il n’y aurait pas de risques à ce sujet.
Partagée, elle se décida tout de même à prendre des robes, pour passer inaperçue lors de son arrivée, mais choisit celles qui étaient les plus légères, qui ne l'entravaient pas dans ses mouvements. Aussi loin qu’elle se souvenait, elle n’avait jamais voyagé dans le Royaume, quant à son expérience vis à vis de la Terre, elle n’avait jamais quitté sa ville. De ce fait, elle aurait menti pour dire qu’elle ne se sentait pas légèrement nerveuse face à ce qui allait se passer.
Anastae prit une grande inspiration, fourra quelques vêtements dans son sac, avant que quelqu’un ne vienne toquer à sa porte :
- Qui est-ce, demanda-t-elle en repoussant sa tenue de combat.
Cette personne ne prit pas la peine de répondre, et la porte s’ouvrit subitement. Anastae fronça ses sourcils et sa bouche s’entrouvrit en voyant qu’il s’agissait de sa belle-mère. Cette dernière avait un air calme, comme si rien ne s’était passé la veille, et elle s’approcha pour s'asseoir sur son lit, d’une façon tout à fait naturelle.
La jeune fée aux cheveux blancs sentit sa bouche s’assécher devant sa soudane présence, et elle referma son sac, le plus discrètement possible : sa belle-mère serait capable de le déverser sur le sol, par inadvertance, pour voir ce qu’il contenait :
- Que voulez-vous, articula Anastae en abandonnant l’idée de fermer son sac jusqu’au bout.
- Parlons d'hier soir, claqua-t-elle froidement.
Elle se redressa, en fit de même avec son menton, et tenta de parraître la plus intouchable, la plus inatteignable, pour ne laisser aucune faille dans son expression qui aurait pu encourager sa belle-mère à s’engager dans une véritable joûte verbale. Cette dernière haussa un sourcil, comprenant visiblement sa petite manoeuvre :
- Je ne suis pas venue pour t’insulter, commença-t-elle. Je suis venue, en partie, pour te poser une question.
- Je vous en prie, répondit Anastae, sur ses gardes.
Sa belle-mère la dévisagea de la tête aux pieds.
Anastae sentit ses muscles se tendre, elle savait qu’elle attendait chaque réactions pour obtenir une réaction, et une sueur froide remonta le long de son dos :
- Que s’est-il passé pendant tes sept années d’absence ?
Le visage de sa véritable mère surgit devant ses yeux, sa maison confortable qui avait toujours été un lieu rassurant, en sécurité, où elle trouvait la véritable chaleur d’un foyer. Elle voyait son ancienne école, cette fille aux yeux verts, si gentille avec elle, les autres qui la fixaient avec un air étrange, devant son insensibilité apparente, ses résultats prodigieux.
Que disaient ses maîtresses ? Une enfant surdouée si elle se souvenait bien…
Anastae se souvenait de la saveur des bonbons que sa mère lui donnait le vendredi soir, sa main qui se glissait dans ses cheveux blancs, qu’elle disait blond polaire en riant.
La jeune fée refoula ses souvenirs, planta son regard dans celui de celle qui avait été censée prendre la place maternelle, et articula fermement, sa gorge se serrant et la brûlant :
- Je ne m’en souviens pas.
- Réellement, rétorqua la belle fée. Aucun souvenir ?
- Le premier souvenir que j’ai d’ici est celui où je me suis réveillée dans ce champ, avec au-dessus de moi une pixie.
Cette dernière phrase n’était pas un visage, c’était bien son premier souvenir dans ce royaume :
- Pourtant, tu te souvenais de notre nom de famille.
- C’est la première chose qui m’est venue à l’esprit, ce nom a surgi tout seul.
Le regard de sa belle-mère se porta derrière elle, Anastae s’empressa de tourner le dos, une seule seconde, pour se rendre compte qu’elle contemplait simplement le miroir qui renvoyait son reflet, sans doute en train de se demander où se trouvaient leurs ressemblances physiques.
Il y en avait pourtant, mais ce n’était que le fruit du hasard : elles avaient toutes les deux la peau d’une pâleur extrème, les cheveux de sa belle-mère étaient d’un blond clair, ceux de Anastae d’un blanc de neige, elles étaient toutes les deux chétives, même si elle savait que pour une véritable fée, cela ne signifiait pas de sa force ou de sa faiblesse.
Sa belle-mère se leva de son lit, lissa sa robe et avec un dernier regard songeur, déclara en sortant de sa chambre :
- Merci pour ton honnêteté.