Eostrix devançait la bulle sous laquelle se cachaient les compagnons et leurs montures. Il les guidait vers Coloratur. Devant eux, la forêt poursuivait sa progression vers l’est et recouvrait les territoires où le désert régnait auparavant. La marche était malaisée sous l’enveloppe transparente dont le volume était limité. Ils se demandaient tous si cette protection était vraiment justifiée tant elle était contraignante.
Dès qu'ils eurent pris la bonne direction, l’oiseau s’envola vers la côte pour repérer la position de l’armée de Jahangir. Il eut beau parcourir le ciel le long des rivages jusqu’à Coloratur, il n’aperçut pas de traces de soldats ni de généraux. Survolant la cité et son château, il ne vit rien d’étrange. Il s’interrogeait sur ce qui se passait réellement, le calme apparent était trop suspect. Il décida d’aller faire un tour discret chez Primrose et Alberine, les deux sorcières. Il savait se faufiler dans leur maison par une fissure dans le toit de la tour. Il se glissa par la fente et parvint sans bruit dans l’escalier où il se percha. Il resta dans l’ombre sans bouger pour écouter les commères. Il les entendit comploter dans la grande pièce en bas, là où se trouvait la cheminée.
Tendant l’oreille, Eostrix se pencha vers l’avant. La conversation remontait distinctement le long des marches, l’oiseau n’en perdait pas une parole. Esmine qui ne faisait plus qu’une seule personne racontait toute l’aventure à ses cousines. Elle décrivait avec beaucoup d’emphase le terrible combat de l’armée de Jahangir contre les araignées.
– Elles sont arrivées sur un tapis volant ? Il y a de la magie là-dessous, disait Primrose.
– Evidemment, renchérissait Esmine. Ce fut une surprise totale. Personne ne s’attendait à un choc par l’arrière. Et surtout pas à découvrir que nous nous faisions attaquer par des araignées toutes plus cruelles les unes que les autres.
– Mais qui les dirigeait ? demanda Primrose qui aimait toujours tout savoir et tout comprendre. As-tu vu Ynobod ?
– Je n’ai vu que Zanzar, le pirate, répondit Esmine. Il se tenait debout à l’arrière de l’espèce de grande surface mouvante. Je l’ai reconnu car il était habillé tout en noir. Presque aussitôt, Jahangir a lancé une boule de feu gigantesque. Tout a brûlé, y compris les scarabées, ses propres troupes. C’était atroce, je n’ai jamais vu une chose pareille. Quand je pense à tout le mal que je me suis donné pour les multiplier et constituer une grande armée ! Tout ça pour rien ! Il a provoqué un incendie en plein désert pour anéantir tout mon travail ! Quelle humiliation.
– Il ne l’a pas fait pour anéantir ton travail, dit Alberine sèchement. Il a gagné la bataille en exterminant tout le monde.
– Ou plutôt il a mis fin à la bataille radicalement car elle virait au fiasco, riposta Esmine.
– Tu t’en es bien sortie, c’est l’essentiel, ajouta Primrose. On disait que Jahangir n’était pas un grand sorcier, mais on se trompait.
– Parfois j’ai douté de lui, acquiesça Esmine. Quand je pense comment il était quand je suis venue le voir la première fois ! Une loque ! Mais quand je l’ai vu incanter son sort de feu, j’ai été impressionnée par sa puissance. Il est capable de vaincre Ynobod, à n’en pas douter.
– Il faut s’attendre à une lutte terrible entre eux, murmura Primrose.
– Le vainqueur n’est pas toujours celui qu’on pense, fit Alberine d’un ton acide.
– Que veux-tu dire par là ? demanda Esmine.
– Je pense qu’Ynobod est extrêmement puissant, ses pouvoirs à mon sens dépassent ceux de Jahangir, répondit Alberine.
– Je n’aime pas beaucoup Jahangir, reprit Esmine d’une voix désapprobatrice. Mais j’avoue que sa réaction a été fantastique. Je le revois encore tendre sa main et créer la boule de feu. Elle a enflé soudainement et s’est propagée dans tous les sens à toute vitesse.
– Ne te laisse pas berner par quelques formules qu’il maîtrise par cœur, poursuivit Alberine. Regarde tout ce qu’a fait Ynobod pour Coloratur. Il a rendu sa dignité à la ville et rebâti le palais de Cosimo. Ce n’est pas rien. C’est plus complexe et sophistiqué que de lancer une boule de feu.
Les trois sorcières continuèrent à pérorer mais Eostrix en avait suffisamment entendu. Il remonta en haut de la tour et sortit par la fissure par laquelle il était entré. Aussitôt il s’envola dans l’atmosphère à la recherche de Lamar. Le roi des mers devait être intervenu car aucune trace du drame n’était visible sur le sable des plages et des dunes. Des vagues déferlantes avaient sûrement nettoyé le rivage des débris et des restes carbonisés après la bataille. Eostrix allait aussi vite dans les airs que le char de Lamar sur les eaux de l’océan. L’oiseau survola le bord de mer et ne mit pas longtemps à repérer la conque. Celle-ci naviguait lentement à faible distance des côtes. Quand il l’aperçut, Eostrix fondit sur l’embarcation et vint se percher sur le rebord où il attira l’attention de Lamar en poussant des petits cris.
Lamar avait utilisé le coquillage magique pour alerter Juliette et Adriel. La densité de la forêt l‘avait empêché de les joindre tant qu’ils étaient éloignés du rivage. Puis ils avaient réussi à capter un filet de voix de part et d’autre quand les voyageurs s'étaient rapprochés de la côte. La communication était mauvaise mais elle était établie. Juliette et Adriel avaient compris qu’il y avait urgence. Ils avaient dévié légèrement leur trajectoire pour arriver plus rapidement en bord de mer. Pour faciliter la communication, Lamar avait arrêté la conque et faisait du sur place. Quand ils purent se parler distinctement, Lamar comprit qu’ils avançaient lentement et cachés par crainte de tomber sur les troupes de Jahangir. Il leur expliqua qu’il n’y avait plus d’armée d’aucune sorte. Ils devaient abandonner leur enveloppe de camouflage devenue inutile et se dépêcher de rejoindre à bride abattue le rivage. Il y avait des blessés graves à soigner. En deux mots, Lamar décrivit le massacre perpétré par Jahangir. Celui-ci n’avait pas admis de perdre une bataille. Il avait mis le feu à ses propres créatures, aux araignées et s’était enfui comme un voleur quand toutes les armées avaient été anéanties.
Lamar poursuivit son histoire pendant que les compagnons, débarrassés de leur bulle, galopaient vers la mer. Ils allaient si vite qu’ils dépassèrent l’orée de la forêt qui progressait dorénavant derrière eux. Devant eux, la visibilité était parfaite et les chevaux, libérés de leurs entraves, accéléraient à chaque foulée. Juliette qui tenait le coquillage près de son oreille répétait en criant aussi fort qu’elle pouvait ce que lui disait Lamar. Ils apprirent l’histoire de Haddi et celle de Zanzar. Puis Lamar raconta le voyage à l’île de plastique. C’était l’idée de Haddi pour constituer l’armée des araignées. Mais quand Lamar révéla que Haddi n’était autre qu’Ynobod, ils furent si surpris qu’ils faillirent tomber de leurs montures. Comment Ynobod avait-il réussi à s’incarner dans un corps alors qu’il n’était qu’une fumée sans consistance ?
– Décris-nous Haddi, demanda Juliette à Lamar, car elle avait une idée.
Lamar se lança dans un portrait de l’être extraordinaire qu’était Haddi. Lorsqu’il mentionna que le magicien avait un pilon et une main factice, Juliette se souvint de ce qu’avait dit Zeman. L’être qui lui avait volé son squelette n’aurait qu’une jambe et une main. Cette description confirma le pressentiment de Juliette qui en resta bouche bée. Aussi étrange que cela puisse paraître, Ynobod s’était réincarné dans le corps de Zeman. Ce n’était pas aberrant car Zeman et Ynobod se trouvaient l’un à côté de l’autre dans ce qui avait été autrefois le laboratoire de Jahangir. Ynobod avait paré au plus pressé.
– Haddi fait tout son possible pour vaincre Jahangir, remarqua Lamar.
– Alors Ynobod n’est pas notre ennemi, dit Adriel. Parce qu’il est l’ennemi de Jahangir.
– J’en fus étonné, avoua Lamar, mais Haddi est bien intentionné. Il veut sauver la planète de la mégalomanie de Jahangir. Et aussi de l’inconscience des hommes qui détruisent tout ce qui est beau et naturel. Haddi est un esthète. Il est nostalgique du passé, c’est pourquoi il a reconstruit le palais de Coloratur à l’identique de ce qu’il était avant les guerres et les bombardements.
– Mais pour cela il a anéanti une ville et ses habitants, objecta Adriel.
– Ynobod n’a pas la même conception que nous de la valeur d’une vie, dit Lamar. Il ne veut voir que la beauté et déteste la décrépitude et la désolation. Son drame personnel est de ne pas avoir suffisamment de forces pour redonner à Astarax et Phaïssans leur magnificence d’autrefois.
– Est-ce souhaitable de revenir en arrière comme si le temps ne s’était pas écoulé ? demanda Juliette encore troublée par sa découverte.
– C’est une bonne question, fit Lamar. Je vois un nuage de poussière au loin, je pense que vous êtes tout près du bord de mer.
Les cavaliers apercevaient enfin les dunes et les herbes folles qui les couronnaient et s’agitaient au vent. L’océan se trouvait juste derrière. Quelques instants plus tard, ils franchirent les monticules de sable. Ils galopèrent au milieu des oyats vers le rivage où Lamar les attendait dans son char.
Sans perdre un instant, Juliette sauta à bas de son cheval et courut vers la conque. Elle monta à bord et vit dans le fond du quadrige les deux blessés qui n’avaient pas repris connaissance. Selma l’avait suivie.
– Je m’occupe du garçon, dit Juliette.
– Et moi du pirate, ajouta Selma en s’approchant de Zanzar et en caressant son front couvert de croûtes et de boursouflures avec délicatesse.
Sous les yeux de Lamar, les deux jeunes filles s’agenouillèrent devant les deux mutilés et commencèrent les soins avec la pimpiostrelle. Zanzar et Spitz avaient tous deux été gravement brûlés. Leurs vêtements collaient sur leurs peaux carbonisées. Juliette et Selma ne parvenaient pas à les ôter pour soigner directement les lésions. Elles proposèrent à Lamar de plonger les corps dans l’eau de mer pour les refroidir. Lamar fit pencher la conque sur le côté et une vague vint délicatement baigner les deux blessés. Quand ils furent rafraîchis, Lamar vida l’eau de mer de la conque d’un geste impérieux et redressa le char. Puis patiemment Juliette et Selma firent boire à Spitz et à Zanzar des gouttes de potion tout en frottant leurs visages et leurs mains avec des pétales de la fleur. Même si leur état semblait s’améliorer légèrement, ils ne reprenaient toujours pas connaissance. Leurs peaux étaient devenues brunes, et même noires à certains endroits. Elles étaient boursoufflées et couvertes de cloques jaunes éclatées. Il était toujours impossible de retirer les vêtements pour soigner la totalité des brûlures.
– Que faire ? disait Selma.
Elle commençait à désespérer de guérir Zanzar. Mais surtout elle ne supportait pas le regard de Lamar qui assistait à son échec. A côté d’elle, Juliette ne réussissait pas davantage à soigner Spitz.
– Il y avait peut-être de l’acide dans la traînée de la boule de feu, suggéra Lamar. Les brûlures à certains endroits sont étranges. Zanzar a reculé et a été projeté dans l’eau, et le garçon était presque enterré sous le sable.
– Ça leur a sûrement sauvé la vie, murmura Juliette.
– Il faut trouver quelque chose, ajouta Selma, ou bien ils vont mourir. Leur vie ne tient plus qu’à un fil.
– Et si on faisait appel à l’arbre ? proposa Juliette en sortant une branche de son sac.
Elle pointa le rameau vers Spitz et concentra sa volonté pour guérir le jeune garçon. Aussitôt le corps inerte fut saisi de frissons mais Spitz n’ouvrit pas ses yeux. Elle put enfin retirer délicatement les vêtements qui ne collaient plus à la peau et étala de l’onguent à la pimpiostrelle sur les brûlures. Elle tendit ensuite la branche vers Zanzar et Selma put soigner le pirate à son tour. Selma ajoutait sans le vouloir une dose de fluide amoureux en s’occupant de Zanzar. Elle ne cessait de l’observer pour repérer le moindre frémissement qui aurait signifié son retour à la vie.
– Je crois qu’ils restent inconscients pour mieux supporter la douleur, dit-elle pour diminuer l’émotion qui l’étreignait. C’est plus facile pour eux.
– Tu as raison, renchérit Juliette qui avait compris les sentiments de son amie au tremblement de sa voix.
– La puissance de l’arbre de paix décuple les pouvoirs guérisseurs de la pimpiostrelle, constata Adriel qui venait de s’approcher de la conque et regardait à l’intérieur.
Urbino l’avait suivi et se pencha à son tour sur le rebord de la conque.
– Urbino ! s’exclama Lamar avec force, enfin je te retrouve ! Tu m’as sauvé la vie à ta façon quand j’étais sur le point de mourir de lassitude. Par ta persuasion et ta volonté, tu as fait renaître en moi l’espoir d’un renouveau. Je suis content de te voir !
– J’ai vécu de nombreuses aventures depuis que nous nous sommes quittés, répondit le jeune garçon. Mais je n’ai pas progressé dans la mission que tu m’avais confiée.
– Mais c’est faux ! s’écria Lamar. Regarde Juliette et Selma, elles guérissent les malades avec la pimpiostrelle que tu as trouvée sur l’île.
– Et nous t’avons soigné avec, ajouta Juliette en se tournant vers Urbino. Beaucoup parmi nous ont eu la vie sauve grâce à la pimpiostrelle que tu as rapportée.
– Ce garçon-là, je le connais, dit Urbino en désignant Spitz. Il s’appelle Spitz. Nous avons été enlevés ensemble par Marjolin à Coloratur. Marjolin devait nous conduire à Jahangir.
– Spitz avait bel et bien rejoint le campement militaire avec Marjolin, il faisait partie de l’armée de Jahangir, fit Lamar. Je l’ai vu piloter les drones à l’aide d’une console. Mais Jahangir l’a pulvérisé avec sa boule de feu comme toutes les autres victimes. Spitz a été épargné car il a roulé dans le sable qui a étouffé les flammes.
– Lamar, quelle était la mission dont Urbino a parlé ? s’enquit Adriel.
– A l’origine, c’était de vaincre Jahangir et Ynobod, expliqua Lamar. J’y voyais la résurgence de notre éternel combat contre les magiciens aux pouvoirs destructeurs et à la volonté de domination. Mais la donne a changé depuis. J’ai fait la connaissance d’Ynobod, sous les traits de Haddi. Contrairement à ce que nous pensions, Ynobod n’a pas l’intention de devenir le maître de l’univers. Il veut simplement éliminer Jahangir et recréer de la beauté dans le monde. Il sait que sa fin est proche et qu’il ne survivra pas à son combat contre Jahangir. Notre mission désormais est de faire notre possible pour qu’il vainc le magicien immobile avant de disparaître. Quant à moi, je tiendrai compte des conseils d’Urbino comme nous en avions convenu quand je lui avais confié cette mission. Lorsque la guerre sera terminée, je planterai des graines de l’arbre de paix dans le fond des mers pour restaurer et régénérer la flore marine. Ainsi que la faune naturellement. Mais au fait, dis-moi Urbino, qu’est devenue l’enseigne de Zeman ?
Urbino balbutia quelques phrases inintelligibles. Il n’était pas fier d’avouer que, sitôt arrivé à Coloratur, il avait abandonné la roue de fer. Il marmonna qu’il avait été enlevé par une horrible sorcière et que l’enseigne de Zeman devait être perdue à jamais. A moins que par chance elle soit quelque part dans la ville haute. A peine eut-il prononcé ces mots que Juliette reprit la parole et révéla que la roue de fer avait été récupérée et se trouvait cachée dans son échoppe. Elle expliqua comment ils avaient réussi à communiquer avec l’esprit de Zeman grâce à cette enseigne. L’herboriste voulait former Urbino à l’art de la médecine, car il sentait en lui la fibre d’un guérisseur sans même le connaître. Il y avait urgence parce que la substance encore vivante du grand soigneur s’éteignait inexorablement. Il était peut-être même déjà mort. A cette évocation, la jeune femme trembla d’épouvante.
Elle poursuivit en révélant que Haddi s’était réincarné en homme grâce aux ossements de Zeman. Car Ynobod et Zeman étaient morts en même temps au même endroit, dans le laboratoire souterrain de Jahangir. Mais les restes du guérisseur étaient incomplets. Une partie de son corps avait malheureusement été écrasée par la chute du plafond du laboratoire, c’est pourquoi Haddi n’avait qu’un bras et une jambe.
– Zeman a bien insisté, dit Juliette en continuant à prodiguer les soins à Spitz. Nous sommes dans une course contre la mort. Parce qu’Haddi s’est emparé de ses restes, l’esprit de Zeman n’est plus rattaché qu’à de la poudre d’ossements. Ce lien est faible et s’amenuise de minute en minute. Son esprit disparaît peu à peu, comme une bougie qui s’éteint. Il s’approche du néant éternel. Si Zeman doit enseigner la médecine à Urbino, alors nous devons agir très vite.
– Où est Haddi maintenant ? demanda Urbino.
– Il est retourné à Coloratur, répondit Lamar. C’est moi qui l’ai emmené à sa demande, pour le soulager de la fatigue du voyage. C’est vous dire s’il était faible. Il voulait se préparer au combat contre Jahangir et s’installer au palais avant l’arrivée de son ennemi. Heureusement, il est parti bien avant l’attaque de la boule de feu et n’a pas été blessé. Il doit déjà savoir que son armée est détruite.
– Comme l’armée de Jahangir est également détruite, remarqua Urbino, cela réduit considérablement le nombre de soldats. Il ne reste plus que Jahangir, Ynobod et quelques survivants qui ne sont pas en très bon état.
– C’est exact, convint Lamar.
– Jahangir est plus démuni qu’Ynobod, car nous allons nous rallier derrière Haddi, ajouta Adriel. Nous sommes trois : Juliette, Selma et moi. Eostrix, Trophime et Giotto nous suivront comme ils l’ont toujours fait. Lamar est toujours avec nous, ainsi que nos amis de la montagne.
– Zanzar et Spitz pourront nous aider si nous parvenons à les soigner, ajouta Selma qui percevait un net changement dans l’état de santé du pirate.
Spitz et Zanzar ouvrirent les yeux presqu’en même temps. Sans bouger, ils eurent conscience des derniers soins qui leur étaient prodigués. Au fur et à mesure que la vie revenait en eux, les douleurs des brûlures se calmaient, leurs sensations s’éveillaient. Même leurs cheveux, leurs cils et leurs sourcils qui avaient été carbonisés repoussaient, plus beaux et plus fournis qu’auparavant. Spitz avait perdu l’allure d’enfant qu’il avait eue jusqu’à l’incendie. Il était devenu un jeune homme de belle taille et aux traits affinés. Zanzar avait retrouvé sa beauté sauvage et son expression sombre. Il dévorait Juliette des yeux sans pouvoir encore parler ni comprendre où il se trouvait ni pourquoi la jeune fille était là.
En tournant doucement la tête, le pirate vit Lamar debout au-dessus de lui qui le dominait de son impressionnante taille. Il reconnut l’intérieur de la conque marine. Il se sentit en confiance. Les images du tapis volant qui s’était cogné puis arrêté brusquement et la silhouette si particulière de Jahangir qui lançait une boule de feu lui revinrent en mémoire. A côté de lui, Spitz était étendu sur le sol et gémissait doucement. Soudain Spitz aperçut Urbino et un mince sourire fendit son visage qui n’était plus celui d’un gamin. Cette transformation étonna Urbino qui regardait son ancien compagnon de route avec saisissement. Juliette surprit leur échange.
– Cette transformation est peut-être un effet de la pimpiostrelle, dit-elle.
– En effet, confirma Lamar, la pimpiostrelle ralentit le vieillissement. Le temps a passé depuis que Spitz et Urbino ont quitté Coloratur. Spitz s’est développé physiquement en suivant un entraînement militaire intensif et en vivant en plein air. Il n’avait jamais pris de pimpiostrelle avant aujourd’hui.
– Et moi, je suis resté un enfant ? demanda Urbino. Parce qu’on m’a guéri avec la pimpiostrelle ?
– Regarde-toi dans une flaque d’eau, répondit Lamar, je crois que tu t’es métamorphosé aussi. Tu as vécu des aventures éprouvantes et épouvantables. Et te voici avec nous, prêt à combattre le pire des magiciens. La pimpiostrelle que tu es allé chercher sur l’île des Gondebaud t’a sauvé la vie. Et elle te donne encore plus de chance de devenir un grand guérisseur. Car tu rencontreras bientôt Zeman qui t’enseignera la médecine.
Un sourire de soulagement éclaira le visage d’Urbino tandis que Giotto frotta sa tête contre la jambe du jeune garçon. Lamar expliqua rapidement ce qui s’était passé à Zanzar et à Spitz. Leur état s’améliorait désormais de minute en minute. Il insista surtout sur le fait qu’il ne subsistait rien des deux armées, qu’ils avaient été miraculeusement sauvés des flammes de l’enfer et guéris. Adriel parla à son tour pour dire qu’ils allaient désormais partir pour Coloratur pour combattre Jahangir aux côtés de Haddi, qui n’était autre qu’Ynobod. Zanzar et Spitz pouvaient les accompagner, mais ils pouvaient aussi partir. Rien ne les retenait et rien ne les obligeait à partager la mission des compagnons.
– J’étais sur un tapis volant avec Haddi et le peuple des araignées pour me battre contre Jahangir, dit Zanzar. Je ne vais pas abandonner Haddi qui reprend des forces pour l’ultime bataille. Haddi est mon ami. Je viens avec vous. En outre, Jahangir a assassiné l’armée des arachnides et leur reine Alizarine, je veux les venger car elles ont donné leur vie pour la cause.
– Jahangir m’a capturé et enrôlé de force dans ses troupes, poursuivit Spitz. Il m’a toujours méprisé et traité comme un moins que rien. Et pour finir, il ne m’a pas épargné quand il a envoyé sa boule de feu. Je veux le voir mourir devant moi dans les pires tourments et être bien certain qu’il ne sévira plus jamais.
– Décidément, pensa Urbino, Spitz a bien changé depuis qu’il marchait dans le désert derrière Marjolin. Peut-être pouvons-nous désormais nous entendre et devenir amis.
– Puisque vous êtes prêts pour le dernier acte, montez tous dans la conque, s’exclama Lamar. Je vous emmène à Coloratur. C’est là que tout va se passer désormais.
Ceux qui étaient encore à l’extérieur du quadrige embarquèrent. Eostrix qui tournait au dessus du char pour observer les événements vint se poser sur l’épaule de Juliette. Giotto et Trophime bondirent à l’intérieur de l’habitacle, suivis par les chevaux menés par Adriel. Quand tous furent à bord, Lamar prit les rênes et lança les dauphins vers la haute mer. Bientôt, la conque fila sur la crête des vagues vers le nord à la vitesse de l’éclair. Il fallut peu de temps à l’équipage hétéroclite pour arriver à Coloratur. Lamar déposa ses passagers sur la plage qui se trouvait au pied des falaises.
– Je ne serai pas loin, promit Lamar. Vous avez des coquillages pour m’appeler, si vous avez besoin de moi. Je reste à l’écoute.
Le jour avait baissé pendant le voyage sans que personne n’y prête attention. La nuit tomba brusquement sur la ville dont les lumières se mirent à briller au loin. Les compagnons prirent le chemin qui grimpait le long des pentes abruptes de la falaise et menait à l’entrée de la citadelle. Ils marchaient en file indienne sur le sentier escarpé à peine éclairé par un pâle rayon de lune. Les cavaliers tenaient leurs montures par le mors. Trophime fermait la marche en poussant quelques grognements menaçants tandis que Giotto courait en tête et humait le vent du large qui soufflait sur la falaise.
Ils atteignirent enfin le sommet de la pente et virent se dresser devant eux la forteresse. Les remparts se déployaient majestueusement. Derrière les hauts murs de pierre, apparaissaient les toits colorés des coupoles et des dômes du palais. Les premières maisons se serraient au bout du chemin qui menait directement aux quartiers dominant la ville haute. Ils étaient tout proches de l’échoppe de Juliette.
– Mais où peut se trouver Jahangir ? demanda Juliette en marchant.
– Ne risque-t-on pas de le croiser au coin d’une rue ? questionna Selma.
– Il doit avoir trouvé refuge chez les sorcières, fit Spitz. Il ne traîne sûrement pas dans les ruelles. Les deux commères habitent une maison en bas de la ville haute et sont au courant de tout ce qui se passe dans la cité. Elles ont dû offrir leur protection à Jahangir.
– Lamar a dit que Jahangir a disparu avec Marjolin, ajouta Adriel. Ils sont certainement ensemble chez les deux sœurs.
– Marjolin pratique la téléportation, intervint Spitz. Je l’ai espionné souvent quand j’étais dans le camp militaire. Il connaît beaucoup de sorts. C’est un grand magicien qui doit être pris très au sérieux. Il ne faut surtout pas le sous-estimer.
– Comment Marjolin va-t-il se comporter pendant le combat ? interrogea Adriel. Sera-t-il aux côtés de Jahangir ou bien l’abandonnera-t-il ?
– Marjolin a tellement peur de la réaction de Jahangir qu’il sera à ses côtés si Jahangir prend le dessus, répondit Spitz. Et comme il sait que Jahangir peut renaître de ses cendres, il ne l’abandonnera qu’au tout dernier moment, j’en suis certain. Il le déteste. Jahangir l’humilie sans cesse. Personnellement, je n’aime pas Marjolin.
– Moi non plus, il est froid comme la mort. Jahangir aime rabaisser les gens, confirma Urbino qui se souvenait de son passage dans la prison et de l’interrogatoire du magicien immobile. C’est possible de lui résister, mais il se met vite en colère.
– La colère de Jahangir est destructrice, avoua Spitz. Il ne faut pas le provoquer si on ne peut pas se défendre. Il a vite fait d’incanter un sort létal. C’est ce que redoute Marjolin.
– Tu as appris beaucoup de choses dans le camp militaire, remarqua Juliette en regardant Spitz.
– Tu veux dire que j’ai subi beaucoup de choses, reprit Spitz. Et surtout le mépris de Jahangir. Il m’a ignoré comme il a ignoré Urbino, personne n’est assez bien pour lui.
– Si Jahangir ne veut pas de toi, il t’ignore, confirma Zanzar à son tour. Il m’a laissé m’échapper du camp militaire et rejoindre Haddi car je ne l’intéressais pas. Il aurait pu me tuer, mais il venait de me ramener du royaume des morts. Il a peut-être pensé que ce serait gâcher son art de m’éliminer si vite après m’avoir ressuscité.
– Nous avons avec nous un pouvoir qui nous aidera à vaincre Jahangir, intervint Juliette. Nous avons l’arbre de paix. Il a déjà vaincu Jahangir à plusieurs reprises. Sans la magie de l’arbre, nous ne pourrions pas nous battre contre lui car il est très puissant. Avec le pouvoir de l’arbre et la pimpiostrelle, nous réussirons.
– Comment peux-tu en être certaine ? interrogea Spitz, dubitatif.
– Si nous ne croyons pas en nous, ce n’est même pas la peine d’essayer de nous battre, répliqua Adriel.
– Où allons-nous ? demanda Zanzar pour couper court à la conversation qui s’enlisait, sans cesser de jeter des regards amoureux vers la jeune fille.
– Chez moi, dans mon échoppe, répondit Juliette. C’est tout près de l’entrée du château. Ynobod s’est réfugié dans l’ancien palais de Cosimo qu’il a rebâti à l’identique par la force de son esprit. Ce château était en ruines et Adriel tentait avec d’autres maçons de le réparer en vain. Aujourd’hui, il a retrouvé sa splendeur du passé, mais personne ne peut y pénétrer. Il va nous falloir réfléchir à un moyen d’entrer malgré les remparts et le pont levis infranchissables.
– Zeman nous attend dans la boutique de Juliette. Il va enseigner quelques recettes essentielles à Urbino avant que nous partions pour le château, fit Adriel. Nous aurons besoin d’un guérisseur pendant les combats contre Jahangir. Il ne nous épargnera pas.
– On dirait que nous avons un début de plan, dit Zanzar en accélérant l’allure pour doubler Adriel. Dépêchons-nous maintenant, j’ai hâte de me rendre utile.
Zanzar avait rapidement compris qu’Adriel était un rival contre lequel il était inutile de lutter. Juliette n’avait d’yeux que pour lui et s’en approchait sans cesse pour obtenir son avis ou son accord avant de prendre une quelconque décision. Le beau maçon aux cheveux roux qui rebâtissait en vain le château de Coloratur lui tapait sur les nerfs. Et pourtant, Zanzar n’avait aucune raison valable de lui en vouloir. Adriel se conduisait en ami avec lui, sans se rendre compte que sa présence rendait Zanzar malade de jalousie. Zanzar était si aveuglé qu’il ne s’apercevait même pas des regards désespérés de Selma.
Remplis de sentiments passionnés, les compagnons longeaient les murs des remparts quand ils passèrent à côté d’une porte en bois. Elle était à peine visible au milieu des pierres et des rideaux de lierre qui retombaient depuis le chemin de ronde. Adriel se souvint de cet endroit qui était complètement écroulé lorsqu’il y travaillait.
– Je ne savais pas qu’il existait réellement une porte ici, dit-il en s’approchant. C’est un signe d’Ynobod, il l’a créée pour que nous puissions entrer.
– Attention de ne pas tomber dans le fossé, fit Juliette en l’agrippant et en le tirant vers l’arrière.
– Nous pouvons pénétrer dans le château en passant par cette porte à moitié masquée, murmura Adriel.
– A condition de franchir les douves, répliqua Zanzar dont les mains le démangeaient de pousser Adriel un peu plus vers le bord du fossé.
– L’arbre nous aidera, dit Juliette. Pour l’instant, nous devons absolument rencontrer Zeman.
Zanzar se calma un peu devant la froideur de Juliette. Elle ne faisait pas attention à lui, elle ne pensait qu’à la réussite de la mission. Le temps viendrait où il saurait lui montrer ses qualités pour qu’elle le regarde enfin. Il devait être patient.
Les chevaux s’arrêtèrent devant la porte dérobée du château. Ils étaient en plein champ et se mirent à brouter l’herbe. Les compagnons se dirigèrent vers les ruelles qui s’ouvraient un peu plus loin et s’enfoncèrent dans le dédale de la ville haute. Quelques instants plus tard, Juliette poussa la porte de son échoppe et tous entrèrent. Trophime resta dehors quelques instants avant de se décider à entrer. Giotto avait suivi Urbino immédiatement à l’intérieur. Eostrix était passé par la fenêtre de la tour et s’était déjà perché sur le théorbe.
– Quand devons-nous partir pour le château ? demanda Zanzar.
– Quand nous serons prêts, répondit Adriel. C’est-à-dire quand Zeman aura pu instruire Urbino. Ça laissera aussi du temps à Haddi pour se reposer davantage.
– Quand Jahangir va-t-il attaquer ? insista Zanzar. Cette attente est insupportable.
– Profitons de ce moment pour nous reposer, reprit Adriel qui agaçait Zanzar par son calme et sa capacité de prendre du recul.
– Par chance, Marjolin ne peut pas venir nous espionner, remarqua Juliette, il doit rester avec Jahangir.
– Tu as raison, Jahangir n’accepterait pas que Marjolin s’éloigne de lui, dit Adriel. Nous sommes tranquilles pour consulter Zeman.
Il tira la roue de fer qui se trouvait toujours sous le piano, à l’abri sous la couverture. Juliette et Selma tentèrent de parler avec le guérisseur mais aucun son ne leur parvint. Tous eurent peur que Zeman soit déjà mort, mais au bout d’un long moment, un filet de voix monta depuis l’enseigne de métal. Juliette raconta rapidement à Zeman ce qui s’était passé depuis leur départ. Zeman en savait déjà beaucoup car Ynobod avait réintégré les ruines du laboratoire et s’était mis à parler tout haut. Bientôt Urbino fut convié à venir s’asseoir à côté de la roue et à poser son oreille sur le centre. Giotto s’étendit à ses pieds. L’esprit de Zeman se mit à transmettre directement son savoir dans la tête d’Urbino, sans même prendre le temps de parler pour économiser le peu d’énergie qui lui restait.
Pendant que le jeune garçon était instruit des secrets de la médecine, les autres compagnons avaient trouvé des lits de fortune un peu partout dans la maison et se reposaient. Trophime s’était laissé tomber sur le sol au pied du théorbe et ronflait joyeusement. La caisse de résonance amplifiait le souffle de l’animal qui faisait comme un bruit de moteur. Eostrix toisa l’ours avec mépris, perché sur le haut du plus long des deux manches de l’instrument, avant de fermer ses yeux jaunes. Juliette et Adriel étaient montés dans la chambre de Juliette et dormaient dans son lit. Zanzar et Spitz s’étaient étendus par terre sur le sol de la boutique et s’étaient enveloppés dans des couvertures. Zanzar était incapable de dormir et ne cessait de remuer des idées noires. Selma avait trouvé un petit matelas dans la pièce tout en haut de la tour sur lequel elle s’était couchée. Elle ne réussissait pas non plus à trouver le sommeil et pensait sans cesse à Zanzar.
La nuit se déroula sans incident. La petite boutique de Juliette resta calme, le silence fut à peine interrompu par les respirations des dormeurs.
Mais au matin quand ils s’éveillèrent, ils trouvèrent Urbino qui pleurait à chaudes larmes. Zeman s’était éteint définitivement avant l’aube. Il avait communiqué tout son savoir à Urbino et s’était évanoui dans le néant, soulagé que ses connaissances ne soient pas perdues à jamais. Il n’avait pas souhaité faire ses adieux, préférant garder le peu de forces qui lui restaient pour transmettre encore et encore ses compétences et ses secrets à Urbino. Depuis sa rencontre avec les compagnons, il avait été un souffle d’esprit presque sans existence, rattaché aux quelques ossements de son squelette qui avaient subsisté. Dorénavant, par chance, ils se souviendraient de ses enseignements et de sa grande sagesse.
A la grande tristesse de tous, la roue de fer était désormais muette. Le temps était venu pour les compagnons de se préparer à la bataille contre Jahangir.
Grâce à la volonté de Zeman, Urbino était devenu savant et capable de soigner ses amis pendant le combat contre le magicien. Juliette et Selma vidèrent leurs manches et leurs poches. Elles donnèrent à Urbino tous les flacons, les onguents, les fioles, les fleurs et les feuilles de pimpiostrelle qu’elles y avaient cachés. Urbino se rendit dans la petite cuisine de la maison pour préparer de nouvelles potions de guérison. Bientôt, aidé par les deux jeunes filles, Urbino entassa une grande quantité de remèdes, baumes et pommades dans tous les recoins de la pièce. Ils travaillèrent jusqu’à la tombée de la nuit. Puis à son tour Urbino remplit ses vêtements avec ses mélanges et compositions.
Pendant la journée, Zanzar descendit au port de Coloratur pour aller chercher des armes sur son bateau. Fergus et Angus frottaient vigoureusement le pont et levèrent les yeux lorsqu’ils l’aperçurent. Zanzar réfléchissait vite. Il aurait pu leur demander de le rejoindre. Il ne les jugea pas suffisamment habiles pour se battre contre Jahangir. Il les laissa continuer à entretenir Mormor et ramassa toutes les armes et munitions qu’il trouva à bord. Au moment de repartir, une pensée fugace le traversa soudain. Il songea à lancer son navire vers la pleine mer et à abandonner ses compagnons qui préparaient l’assaut là haut dans l’échoppe de Juliette. L’idée le quitta presqu’aussi vite qu’elle était venue. Il n’était pas un lâche et il avait promis de faire partie de l’équipe. Il ne voulait pas décevoir Lamar qui l’avait sauvé et Haddi qui avait été son ami. Et surtout il ne voulait pas perdre une occasion de côtoyer Juliette. Il remonta en ville plus vite qu’il était descendu. Une fois revenu dans l’échoppe, il enseigna à Adriel et Spitz l’art de manier une dague. Il en cachait plusieurs sur lui et en donna deux à chacun de ses deux élèves.
Trophime avait dormi une bonne partie de la journée. Lorsqu’il se réveilla, il aiguisa ses griffes sur un tapis de corde. Giotto était parti courir sur le sommet de la falaise pour exercer ses pattes et retrouver le goût de la vitesse. En même temps, il vint gambader autour des chevaux qui broutaient l’herbe près de la forteresse. Eostrix lissait ses plumes et vérifiait la pointe de son bec et de ses serres.
Quand il fit tout à fait nuit, ils décidèrent d’aller faire un tour sur la place de la fontaine. La ville haute était plongée dans l’obscurité et les remparts jetaient une ombre profonde sur les alentours. Seuls les vols saccadés de quelques chauves-souris et le filet d’eau qui coulait dans le bassin de pierre résonnaient dans le silence nocturne. Un oiseau de proie passa au-dessus du château, puis un corbeau croassa au loin. Les compagnons marchaient en file indienne, leurs pieds ne faisaient aucun bruit. Même le corps lourd de Trophime semblait se déplacer souplement. Tout était calme.
Adriel fit claquer ses doigts, c’était le signal du départ. Il prit la tête du cortège. Ils longèrent les murs du palais en prenant bien soin de rester dans le noir et d’éviter les douves. Juliette et Selma avaient chacune une branche de l’arbre de paix dans la main, et les poches remplies de graines. Spitz avançait derrière elles, suivi par Urbino et Giotto. Zanzar fermait la marche devant Trophime qui haletait. Ils atteignirent la porte de bois à demi cachée dans le mur par un rideau de lierre. Un rayon de lune qui brilla un instant leur confirma qu’ils étaient arrivés au bon endroit. Ils s’arrêtèrent. Juliette et Selma étendirent leurs rameaux vers la porte qui s’ouvrit. Un pont de bois se matérialisa au-dessus du fossé. Ils l’empruntèrent aussitôt et pénétrèrent dans la cour du palais. Derrière eux, le pont disparut et la porte se referma. Ils étaient entrés.
Les épais nuages qui masquaient la clarté de la lune s’écartèrent et ils purent enfin voir la cour. Elle avait retrouvé tout son éclat. Les pavés ronds brillaient sous la pâle lumière d’un éclat argenté. Une énorme fontaine de pierre se dressait au milieu. Un léopard avait été sculpté en haut d’un piton rocheux qui surmontait le bassin. L’animal regardait dans la direction du palais et de sa gueule ouverte coulait un filet d’eau qui retombait dans la cuvette de marbre. L’animal était prodigieux, son corps était massif mais gracieux, ses pattes puissantes s’agrippaient au rocher, sa longue queue s'arc-boutait vers l’arrière et sa tête au port majestueux avait des yeux d’or. Il semblait prêt à bondir sur le sol en franchissant les eaux du bassin. En plissant les yeux, Zanzar aurait pu croire qu’il était vivant.
Le pirate frissonna devant tant de réalisme. C’était son ami Haddi qui avait créé cet animal fantastique. Fasciné, il suivit les compagnons qui se dirigeaient vers le fond de la cour où se trouvait un parc. Une foultitude d’arbres précieux et de massifs de fleurs poussaient au détour d’allées et de chemins gravillonnés. Les visiteurs s’avancèrent jusqu’aux pelouses soigneusement tondues. Les jardins étaient soignés, remplis d’espèces d’arbres rares et de fleurs parfumées. Se promener dans ce lieu enchanteur devait être un ravissement. Adriel et Juliette qui avaient connu le parc du château délabré et couvert de gravats découvraient la beauté des plantations et des ornements.
Juliette ressentit un besoin impérieux de planter une graine de l’arbre de paix dans ce jardin merveilleux. Elle s’agenouilla au pied d’un massif et creusa la terre meuble avec ses mains avant d’y déposer une petite graine. Elle eut à peine le temps de reculer que l’arbre surgit et se mit à croître. En quelques instants, il devint un géant qui étendit sa ramure jusqu’aux murs du palais, comme des bras ouverts invitant les compagnons à pénétrer à l’intérieur des murs.
– Il était la dernière touche qui manquait pour finaliser le travail de Haddi et embellir le parc, fit Zanzar qui n’avait encore jamais vu une chose pareille.
– L’arbre nous protégera, murmura Juliette en ramassant une branche qui venait de tomber à ses pieds.
– Allons-y, dit Adriel. Nous sommes prêts, Haddi nous attend.
Prenant leur courage à deux mains, les compagnons se dirigèrent vers le porche du château.
Au moment où ils approchèrent suffisamment près de la porte, les battants s’ouvrirent en grand, dévoilant un hall puissamment éclairé à l’intérieur des murs. Une vive lumière fut projetée sur le sol et un rire sardonique éclata. Tous tressaillirent. Quelqu’un se moquait-il d'eux ? Jahangir était-il déjà arrivé dans le palais ? Les attendait-il avec sa panoplie de sorts mortels ?
Juliette et Selma dessinèrent un grand arc de cercle au-dessus d’elles avec les branches de l’arbre pour créer une bulle protectrice autour de leur groupe. Bientôt un voile transparent les enveloppa. Ils ne pouvaient plus attendre désormais, il leur fallait entrer dans l’antre inconnu du sorcier.
A cet instant, ils entendirent un rugissement derrière eux et se retournèrent. Le léopard sculpté sur la fontaine avait pris vie et bondit depuis son piton rocheux vers le sol. Il marcha majestueusement sur les pavés de la cour et se dirigea en feulant vers la porte grande ouverte. Il passa à côté de la bulle de protection sans même y jeter un regard et pénétra dans le château. Sa silhouette à la longue queue recourbée, musculeuse et noire comme l’ébène, disparut dans la lumière du palais.