Chapitre 20

Le 77ème jour : Lhack

 

Un tout dernier effort, et le bâtiment s’enfonça moelleusement dans la brume. Lhack le regarda, la gorge nouée par l’émotion. Iel était aussi troublé par la présence de Nimrod qui se trouvait beaucoup trop près après l’avoir aidé à pousser – leurs épaules se touchaient presque et iel sentait la chaleur incroyable qui se dégageait de sa peau. C’était étrange comme iel pouvait ressentir des choses pour cette grune qu’iel ne connaissait pas.

Le visage de Nimrod se tourna vers iel et lia dévisagea.

‒ Que se passe-t-il ?

‒ Rien.

‒ Tu es prête ?

Lhack eut un instant d’hésitation ; qu’est-ce qui allait se passer après ? Pendant quelques secondes, la tête lui tourna et iel dut s’accrocher à Nimrod qui lia soutint d’un air triste.

‒ Tout va bien se passer, ne t’inquiète pas. Tu dois juste descendre la rivière, rien d’autre. Tout le reste sera facile.

Elle s’inclina sur iel et embrassa son front.

‒ Vas-y maintenant.

Encore tremblant, Lhack monta sur le pont. Nimrod resta sur le bord ; elle avait amarré la corde à une petite branche. La grune avait déjà fait demi-tour pour aller soutenir Keizarod. La bromrod avait changé de couleur depuis que Nimrod l’avait fait patienter, le froid donnant des reflets bleutés à son teint perlé.

Lhack se souvenait de l’avoir trouvée très vieille autrefois, ce qui n’avait aucun sens, car c’était la première fois qu’iel la voyait. Mais à présent, Nimrod avait les mêmes rides aux coins des yeux ; ce même visage grave et mûr d’adulte.

‒ Aide-moi à la faire monter.

Iel obéit en attrapant la bromrod sous les aisselles tandis que Nimrod soutenait sa queue. Iels la déposèrent tout en douceur sur le pont du bateau. Keizarod cligna ses yeux laiteux dans la direction de Nimrod :

‒ Le feu brûle en toi

La lumière qui est à moi

Enfin s’est éteinte

‒ Temps rattrape toujours

C’est une promesse qu’il m’a faite

Flambeau doit passer

Lhack les regardait alternativement sans comprendre de quoi elles parlaient. Nimrod détacha la corde qui glissa entre ses doigts et la poupe du bateau tourna lentement sur elle-même pour prendre la direction du courant. Un spasme de tristesse voila les yeux verts de Nimrod, mais ses traits restèrent de marbre.

‒ Adieu Lhack... Adieu Lissa...

La vieille grune blanche se pencha au-dessus du bastingage tandis que le vaisseau de papier s’éloignait de la berge. Des esprits des os s’étaient agglutinés près de Nimrod et faisaient autour d’elle comme une grappe de lumière.

‒ Lumière des étoiles

Enfin descendre la rivière

Pour la mort trouver

‒ Danse céleste du monde

Par la mort reçoit la paix

Adieu donc Keiza !

Le bateau avançait et Lhack dut chercher à l’intérieur les branches que Haéri avait sculptées pour en faire des rames. C’est alors qu’iel fût surpris d’entendre de longs sifflements : les rampants sortaient des sylves et filaient le long de l’écorce en direction de la rivière. Ils passèrent auprès de Nimrod et ses protégés sans leur faire de mal et glissèrent dans la vapeur pour accompagner le bateau dans son voyage.

 

Le 78ème jour/Le 63ème jour :  : Nimrod

 

Elle vit le bateau glisser derrière un monticule d’écorce et les visages de Lhack et de Keizarod disparurent de sa vue. Elle s’assit sur sa queue et regarda la rivière tout en pressant contre elle les petits esprits des os qui humaient avec délice les sortilèges qui l’entouraient.

Voilà. Ils étaient seuls maintenant. Il n’y avait plus qu’elle, Dïri et ce mulok qui ne voulait pas la voir. Une pluie mince et fine se mit à tomber, formant de petites blessures dans l’épais tapis de neige. Nimrod la sentit clapoter sur ses tentacules ; son corps était si bouillant qu’elle fût bientôt entourée d’un nuage de vapeur.

‒ Salut.

Elle sursauta violemment et deux esprits tombèrent à la renverse dans la neige, s’enfonçant jusqu’au cou. Dï était juste à côté d’elle et elle ne l’avait pas du tout entendu. La neige ouatée et la pluie couvraient absolument tous les autres bruits.

‒ Oh ! Dï... Tu m’as fait peur !

‒ Désolé, ce n’était pas voulu.

Il l’embrassa légèrement, plus rapidement que d’habitude.

‒ Il y a du nouveau ?

Dï hésita.

‒ Oui. Non. En fait... pas vraiment ?

Nim eut un rire.

‒ Qu’est ce que ça veut dire ?

‒ Le passeur doit arriver dans quelques jours. Le passeur c’est celui qui... devrait nous faire commencer le voyage. Du coup... c’est comme si ça mettait une date de départ et c’est un peu stressant, non ? Mais c’est peut-être bien. Ça commence à être vide par ici. Tu as de nouveau perdu Keizarod ?

‒ Elle est partie sur le bateau de Lhack. Ça y est, on dirait que cette année touche définitivement à sa fin.

Elle ne parvint pas à vivre sereinement sa tristesse ; les yeux de Dï la scrutaient sans ciller, jusqu’à ce que ça devienne dérangeant. Elle le dévisagea en retour.

‒ Quoi, qu’est ce que tu as ?

‒ Rien, je suis comme d’habitude.

Il n’était absolument pas comme d’habitude. Ou du moins, il ressemblait au Dïri renfrogné qui était sorti de sa gousse, il y a plusieurs saisons de ça.

‒ Non, pas du tout, ce doit être le stress.

Elle le prit dans ses bras et il l’enlaça en retour. Comme il était glacé, l’amoureux ! Elle s’acharna à le réchauffer. Alors qu’elle lui caressait les tentacules, il la serra très fort soudain, jusqu’à ce que son squelette proteste.

‒ Hé, tu me fais mal.

‒ Pardon... Pardon, pardon...

Elle vit son visage ; il avait les larmes aux yeux.

‒ Hé, mais qu’est-ce qui ne va pas ? C’est vraiment juste le stress ?

Il évita son regard et essuya rageusement ses paupières.

‒ On devrait rester ici, Nim. Est-ce donc si important ce voyage ?

Elle le regarda avec perplexité. Qu’est-ce qui lui prenait tout à coup ? Se pourrait-il que Dïri soit moins courageux que ce qu’il laissait croire ? Qu’il regrette ?

Elle posa son front contre celui du tepmehri.

‒ Dï... C’est ton rêve ! Bien sûr qu’il faut que nous partions ! J’aime ce monde. Je l’aime passionnément, mais souviens-toi du palais de Keizarod et de la salle avec les petits traits. Je ne souhaite pas ça pour nous, c’est impossible. Ça ne pourrait pas nous rendre heureux, pas vrai ?

‒ Bien sûr que non ! répondit-il d’une voix éraillée.

Elle pensait le calmer, mais il avait l’air un peu dément avec ses bras qui s’agrippaient à elle et ses yeux d’ambre exorbités ; elle eut le sentiment que quelque chose lui échappait.

 

Le 79ème jour : Mock

 

Iel savait que l’humain allait ouvrir la faille ; iel savait même où et s’était installé là, avec une bonne pipe, pour faire des ronds de fumée bleue en attendant son arrivée. Iel avait observé l’inconnu pendant quelques jours et iel n’était pas encore parvenu à savoir si celui-ci lui plaisait ou pas. Les cerveaux des gens comme eux étaient compliqués à cerner et iel avait besoin d’affiner un peu sa technique.

Comme prévu, il y eut un instant de flottement et là où il n’y avait auparavant qu’un gros tas de neige molle se dessina très distinctement un trou dans la trame du monde et de ce trou sortit un parfum entêtant de soleil et un nez plutôt long.

Il y avait un humain derrière ce nez. Bien qu’il eut déjà vu des humains dans ses projections dans d’autres univers, Mock observa avec fascination cette espèce de petite grenouille – avec un visage de grune avec moins d’yeux – se débrouiller pour se dégager de l’ouverture qu’il avait créée. Apparemment, son énorme sac à dos le gênait et quand celui-ci franchit le trou, il finit par trébucher avant de se rétablir, ce qui était une fausse victoire, car c’est à cet instant que la croûte neigeuse s’affaissa et l’humain s’enfonça dedans jusqu’à mi-cuisse. Cela ne sembla pas le contrarier plus que ça, car il agita une main enthousiaste en direction de Mock.

‒ Hé salut, c’est avec toi que j’ai rendez-vous ?

‒ Exact.

La créature avait parlé directement dans son langage, ce qui était une bonne chose. Il avait néanmoins un affreux accent qui prouvait à lui tout seul que ce n’était pas sa langue maternelle. L’humain n’avait visiblement pas peur de lia et c’est avec bonne grâce qu’il accepta la main que lui tendit Mock pour l’extirper du tas de neige.

‒ Brrr... Il fait plutôt froid chez vous. Merci pour l'aide.

Une fois debout, l’humain faisait moins de deux mètres, ce qui le faisait se retrouver nez à nez avec son brom.

‒ Ouah, vous vous baladez vraiment avec vos machins trucs à l’air ! Ibis m’avait prévenu, mais ouah, quand même ! C’est un peu malaisant, non ?

Mock ne savait pas très bien ce que l’humain voulait dire par là. D’ailleurs, est-ce qu’il s’était regardé avec son precah qui partait en lambeau, de couleurs différentes avec de multiples couches ? Il était extrêmement bizarre : ses tentacules, d’une incroyable finesse, tombaient en boucles épaisses et étaient retenus queue de cheval ; ses yeux d’un bleu pervenche étaient un peu globuleux.

Le Changemonde commença à danser sur place et se mit à fouiller frénétiquement dans son sac pour en sortir de façon anarchique de multiples bouts de precah en lambeaux – des vêtements comme iel lut bientôt dans l’esprit de la créature – avant de se recouvrir d’au moins cinq couches supplémentaires.

‒ Au fait, comment tu t’appelles ? Ibissounet ne m’a rien dit.

‒ Je suis Mock...

L’humain finit de s’enrouler dans une épaisse écharpe avant d’extirper un long collier de perles de sous son col.

‒ Moi, c’est Morrigan.

 

Le 80ème jour : Dïri

 

Quand il rejoignit Mock pour lui donner une réponse, Dïri eut un choc. Il y avait là un animal extrêmement étrange, qui n’aurait pas dût exister : il ressemblait à un incroyable amas de couches de feuilles sales et odorantes dont dépassait un nez imposant d’une belle couleur rouge vif.

‒ Qu’est ce que c’est que ça ?

« Ça » agita la main amicalement avant de la remettre sous son manteau. La créature avait visiblement froid et heureusement pour elle, il avait cessé de pleuvoir, laissant de gros amas informes de neige fondue et de longues stalactites dégoulinantes qui dessinaient des dents acérées aux branches.

Mock se tourna vers lui.

‒ Il s’agit de notre passeur de monde.

Il n’avait pas son sourire carnassier, mais n’abordait pas non plus ses sourcils froncés. Lui aussi semblait légèrement dérouté par cet être étrange et peut-être était-il légèrement dans ses pensées. C’était normal après tout, il préparait sans doute ce voyage depuis des centaines d’années.

‒ Dïri, dit-il tout simplement.

Il n’y eut rien d’autre. Après tout, Mock savait probablement aussi bien que lui-même par quelles tergiversations il était passé. Il avait dit qu’il ne reviendrait plus, mais il était là. La raison coulait de source. Son cœur battait très fort dans son ventre et une profonde nausée l’envahit. Il avait envie de crier, de frapper quelque chose, de tuer quelque chose peut-être ! Mais au moment où il eut cette pensée, une des mains énormes de Mock se posa calmement sur son épaule.

‒ Calme-toi... Tu prends la meilleure décision. La meilleure décision pour vous deux.

Si seulement il avait pu en être sûr. Il se racla la gorge pour ne pas répondre d’une voix éraillée :

‒ Et... et quand est-ce qu’on part ?

‒ Le plus vite possible ! grelotta la créature enroulée dans ses couches.

Mock se tourna vers Dïri.

‒ D’ici deux ou trois jours, ça dépendra comment tu lui annonceras la nouvelle. Tu penses pouvoir gérer ou tu préfères que je m’en charge ?

Ces dernières paroles le touchèrent et lui firent mal à la fois. Les huit yeux noirs le fixaient avec pitié et il réalisa que Mock était réellement peiné de ce qui lui arrivait. Il posa sa main sur son ventre pour essayer d’en calmer les battements. Il était temps de se reprendre. Il allait perdre Nim, et Mock serait tout ce qui lui resterait alors ce n’était pas le moment d’être faible. Il allait lui falloir mériter la confiance qu’on lui offrait. Pour Nim non plus, il n’avait pas le droit d’être lâche.

‒ C’est bon, je vais le faire.

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