Philippe avait vingt ans quand il rencontra celle qui deviendrait un jour la mère de ses enfants. Nathalie faisait les vendanges à Lussac pour la première fois. Et même si ce ne fut pas sur lui qu’elle jeta son dévolu cette saison-là, ils restèrent en contact.
Elle venait de décrocher une place en école d’infirmière à Bordeaux où elle comptait emménager à la rentrée, et était avide de contacts. Le temps eut raison de son désintérêt pour Philippe. Assez vite, les autres rencontrés aux vendanges furent de moins en moins disponibles, mais Philippe, lui, était toujours là quand elle donnait rendez-vous au groupe. La place Camille Jullian et ses cafés-terrasses plus calmes que le tumulte de Sainte-Catherine, la grande rue marchande, était devenue leur fief. Quand elle arrivait en retard, il sortait son carnet et brossait quelques lignes sur le papier. Nathalie lui demandait toujours de lire quelque chose de sa plume, et même s’il butait souvent sur quelque mot, elle l’encourageait et le félicitait comme si son verbe était du génie. Pour l’aspirant auteur qu’il était, son attention valait son pesant d’or.
La suite de leur histoire ressemble à beaucoup d’autres : ils s’aimèrent, s’installèrent ensemble et eurent leur premier enfant. Ils furent heureux un temps. En parallèle de son agrégation qu’il révisait ardemment, Philippe peaufinait sa prose, et Nathalie lisait ses avancées avec Eugène dans les bras, puis, quand il grandit, dans les pattes. Les félicitations ne manquaient jamais. Quand Philippe écrivait, Nathalie n’avait d’yeux que pour lui.
« J’aimerais savoir écrire comme tu le fais » lui disait-elle parfois. « J’aimerais pouvoir dessiner ce que je vois », changeait-elle certains jours. « Et si je faisais du théâtre ? » lançait-elle en l’air, sans jamais prendre contact avec une compagnie pour essayer. Dans ce vide qu’elle ne cessait de constater, la place était grande pour regarder Philippe avec des yeux enchantés.
Le petit Eugène, lui, ne voyait pas l’affaire du même œil. Dès que sa mère prenait les feuilles pour les lire, il redoublait d’imagination pour capter son attention. Les pleurs ne marchèrent qu’un temps : celui propre à son jeune âge. Puis il essaya de la convaincre de jouer avec elle, de faire tout et n’importe quoi tant qu’elle ne s’intéressait qu’à lui. Et pourtant, quand il s’agissait de lire Philippe, Nathalie était intraitable.
« Attends, mon cœur, je suis à toi dans quelques minutes. »
Eugène apprit à écrire son nom, mais la prouesse ne captait jamais assez longtemps l’attention de sa mère. Puis Eugène entra au primaire, et put aligner quelques mots d’un coup de stylo. Des histoires aussi alambiquées que « le cheval est dans la prairie, et la souris aussi ». Des dialogues aussi poussés que « la souris demande au cheval : ‘tu veux jouer avec moi ?’ ». Mais le « bravo mon chéri » n’était jamais suffisant pour arracher une bonne fois pour toute la mère d’une lecture d’un texte écrit par Philippe. À mesure que les phrases de l’enfant s’étoffaient, Nathalie passait de plus en plus de temps sur ce que son fils écrivait. Elle les lisait et les relisait avec un sourire béat.
« Tu as vu ce qu’a fait Eugène ? » demandait-elle parfois à Philippe, qui se contentait d’un « oui » distrait. Un jour, l’enfant la surprit même en train de dire à la sortie de l’école : « mon fils n’a que sept ans, et il écrit déjà des histoires. Je crois qu’il a un peu d’avance sur son âge… ». À chaque nouveau récit que le petit lui montrait, elle s’extasiait davantage.
Tant de fierté à son ouvrage ne se retrouva pas chez son père. Du moins, Eugène n’en avait pas le souvenir. Ce qu’il garde en mémoire, ce sont ces heures que celui-ci passait dans son bureau, porte fermée, lorsqu’il interdisait à ses enfants d’ouvrir. La solitude à attendre devant, et les caprices qui n’y changeaient rien.
Et puis un jour, Philippe arrêta de fermer la porte. Nathalie n’avait plus rien à lire de lui, et il trouva davantage de temps pour ses enfants. Sophie venait de naître.
Quinze ans plus tard, sa femme le quittait pour partir à Toulouse où elle avait rencontré quelqu’un. Un architecte avec qui elle se marierait et passerait sept ans de sa vie.
Si on lui demandait, Philippe disait qu’il avait arrêté d’écrire des romans « par manque de temps ». Ses enfants étaient l’excuse parfaite. Avec eux, pas besoin de dire le reste : qu’il avait écrit un premier roman et n’avait jamais réussi à renouveler l’exploit avec un autre projet. Que ce bébé qui était sien avait été refusé par toutes les maisons d’édition auxquelles il l’avait adressé. Alors, il préféra créer son blog, Des Livres et des Lettres, et continuer de se justifier par son rôle de père.
*
De l’autre côté de la bibliothèque, le téléphone rugit. Les vibrations résonnent jusqu’à ses oreilles.
Eugène se raidit. Il marcherait presque sur la pointe des pieds. Malgré sa parenthèse nouméenne, certains réflexes restent bien ancrés : le portable qui sonne est trop rarement porteur de bonnes nouvelles.
Un numéro inconnu…
Eugène inspire, puis saisit le téléphone. Quel que soit le motif de cet appel, il y fera face.
« Bonjour Monsieur Loustillac, je me présente, je m’appelle Alaya Sedima, et je travaille à la rédaction de Lire Magazine. »
Eugène prend quelques instants à réagir. Une journaliste ? Jusqu’à présent, tous semblaient plus intéressés par le projet innovant et révolutionnaire de la sœur que par les malheurs du frère. Et si cette prise de parole ravivait le vivier des inconnus qui s’étaient mis à le harceler ? Il n’a pas le temps de prévenir la journaliste qu’il compte mettre fin à cet appel, Alaya Sedima est plus rapide.
« Nous avons été sidérés à la rédaction par le portrait dur que la presse vous a réservé autour de l’affaire Zuka. Ce qui nous intéresse plus particulièrement, c’est le Eugène Loustillac qui a posé les bases du grand succès de Club, et de Son Opéra plus récemment.
— Je ne donne pas d’interview sans la présence de mon avocat, Maître Maringo…
— Nous pouvons arranger cela. Toutefois, je me permets d’insister une dernière fois : c’est à l’écrivain que nous aimerions parler. »
À cette évocation, Eugène frémit. Cette appellation lui décroche un sourire depuis longtemps oublié.
Touché.
« Vous ne trouvez pas ça ridicule, vous, un écrivain qui n’est pas capable de finir un roman ?
— J’aimerais beaucoup que vous m’aidiez à comprendre pourquoi vous n’arrivez pas à les terminer, par exemple. Comment les personnages de Florian et de Greta vous sont venus. Ce qui vous a inspiré Son Opéra. Entre nous, c’est celui que j’ai préféré… »
Eugène est sidéré. Il ne sait pas sur quel pied danser : est-ce une farce de journalistes pour l’amener à dire oui puis le prendre au piège à coup de questions embarrassantes ?
« Si je vous dis oui, vous allez écrire un article ? Une interview ?
— La rédaction aimerait beaucoup faire un dossier spécial, vous donner voix au chapitre, si vous l’acceptez bien entendu. Avouez que l’affaire est inédite…
— Et les Éditions Verglas ? Comptez-vous leur donner voix au chapitre également ?
— Je laisse les contacts avec les maisons à d’autres confrères. Ce que j’aime, c’est travailler directement avec les auteurs qui me touchent. Capturer l’essence de leur œuvre. »
Alaya Sedima sait parler à Eugène. Sans rendez-vous ni demande de questions préalables, il se prend au jeu et répond. Non, Club n’est pas son premier roman. Il a travaillé sur ce projet autour de ses vingt-cinq ans, après une longue carrière de romans avortés. Ces manuscrits qui n’ont pas vu le jour, il les embellit au point de ne plus les qualifier que « d’histoires », indépendamment de leur statut inachevé. Qu’elles aient été presque écrites, fantasmées, ou à peine couchées sur un papier pour l’occuper quelques jours, elles prennent toutes assez de place pour gonfler ce qu’il présente comme son panthéon personnel.
« Et vous aviez toujours refusé d’utiliser l’intelligence artificielle pour ces textes ? Avec un tel nombre d’histoires, il y avait matière à sortir d’autres best-sellers…
— Je veux écrire des livres qui me ressemblent, la coupe-t-il.
— Vous n’aimez pas Club ? Ni Son Opéra ?
— Je n’ai pas écrit ces romans. Du moins, pas dans la totalité. Alors forcément, je ne m’y retrouve pas dans une partie des développements finaux.
— Qu’auriez-vous souhaité changer ? »
Eugène souffle dans le combiné. S’il avait su quoi changer, il aurait probablement été capable, lui aussi, de finir ce roman. En une question, Alaya Sedima vient de faire perdre toute décontraction à son interlocuteur. Prompte à rebondir, elle ne lui laisse aucun instant pour se décourager et, à son grand dam, raccrocher. « Qu’est-ce que vous aimez, dans l’écriture ? » suffit à récupérer son intérêt.
« Marquer le présent. L’ancrer dans une réalité sociologique et participer à cette grande montagne qu’est la création de notre siècle.
— Il est toujours intéressant de creuser les inspirations d’un écrivain. Et vous, quels sont les auteurs que vous affectionnez tout particulièrement ? »
Eugène se tourne vers les étagères de sa bibliothèque. Elles semblent s’empiler jusqu’à l’infini. Les tranches, bombées, brillent des lettres de tant de chefs d’œuvres qu’il voudrait subitement tous les citer à la fois. Un auteur préféré, ça veut tout et rien dire, et puis ça a tendance à changer avec le temps. Mais Eugène a conscience que ce n’est pas le sens de la question de la journaliste.
« Monsieur Loustillac ? Vous êtes encore là ?
— Beckett. Samuel Beckett.
— Je vois. Un fan d’En attendant Godot…
— Être un écrivain, ce n’est pas qu’écrire des romans. Ça ne se résume pas à une poignée d’œuvres que la postérité retient. Ce que j’admire, chez Beckett, c’est son engagement. Le déracinement qu’il a vécu, la littérature comme lien social. Écrire un classique, c’est une chose. Écrire dans une autre langue que la sienne et quand même créer des œuvres aussi culte, c’est très fort. Vous ne pensez pas ? »
Alaya Sedima est trop occupée à consigner ses moindres mots pour répondre cette fois. Du moins, c’est ce qu’Eugène préfère se dire. Qu’il l’a bluffée. Qu’avec sa vision de la littérature propulsée au premier plan dans le prochain Lire Magazine, il fera taire ces voix qui le diminuent tant. Lui, torpiller la Littérature en utilisant un robot ? C’est plutôt la technologie qui l’a torpillé, lui, vénérable aspirant auteur misérable.
Il est temps de rétablir la vérité…
« Y a-t-il autre chose que vous teniez à ajouter, Monsieur Loustillac ? » demande-t-elle pour clôturer l’entretien.
Eugène décide alors de sortir le grand jeu et commet l’imprudence de parler d’un projet dont il ne sait pas s’il verra le jour. Avec Leurs terres après eux, il compte creuser la désintégration familiale sous le joug de l’héritage. Il ne laisse pas Alaya Sedima mettre fin à cet entretien :
« Le personnage de Xabi est au cœur de ce paradoxe. C’est celui qui tient le plus à la tradition familiale, et qui va le plus insister pour morceler le terrain et le revendre. Saviez-vous qu’au Pays Basque, l’on ajoutait un étage pour loger la génération ascendante dans l’etxe ?
— Et quand sortira-t-il, ce livre ? demande-t-elle pour tenir son dernier scoop de la journée.
— Je termine le manuscrit, ment-il, et cherche actuellement un éditeur. »
Il la laisse compléter la phrase. Si vous en connaissez un… Si un éditeur vous lit et que vous ne coupez pas ce propos final…
« Puis-je compter sur vous pour m’envoyer une version finale de l’article pour approbation ?
— Tout naturellement » répond la journaliste avant de raccrocher pour de bon.
Eugène a le sourire aux lèvres. Lors de cet entretien, il s’est senti à sa place pour la première fois depuis bien longtemps. Une seule chose suffit à le ravir pour tout le reste de la journée : il a intéressé quelqu’un qui est quelqu’un. Une journaliste de Lire Magazine écrira un article sur lui qui sera lu par d’autres personnes. Le torse bombé, il regarde son reflet dans la vitre et y voit la silhouette d’un homme grandi.
Alors, ressassant le jeu de questions et de réponses auquel il vient de se prêter, une certitude le gagne : il doit finir son manuscrit. Et soudain, ce qui a été impossible toute sa vie durant devient un projet plus impératif encore.
Pourtant, Eugène ne se ment pas. Il n’a jamais réussi à finir le moindre roman et depuis ces derniers mois, il ne parvient plus à écrire. Il a mis au placard tous les projets entamés avant que Zuka ne rentre dans sa vie. Et même s’il sait à présent que ses anciens projets ne feront pas l’objet d’une publication surprise, le lien affectif à ses textes a été rompu : l’appréhension puis la peur ont fini par remplir leur office. Lui qui n’a jamais imaginé retoucher à ces manuscrits un jour ressent le besoin viscéral de les parachever. Il le faut. Car à présent, des gens s’intéressent à lui.
Alors, Eugène ouvre le placard à manuscrits, en ressort Leurs terres avant eux, puis se remet à le lire. Il le juge bon, meilleur même que Le Club des Duellistes qui est devenu Club. C’est celui-là, pense-t-il, qu’il doit terminer. D’un pas lourd, il se rend dans la véranda pour y prendre l’ordinateur et le remonte dans la bibliothèque. Il s’installe dans son fauteuil, bercé par la lumière des tranches des livres des autres, et allume l’objet maudit. Charge le fichier correspondant à ce roman inachevé sur l’interface de Léana. Appuie sur le bouton fatidique. Quelques minutes plus tard, une fenêtre blanche pavée de fines lettres roses apparaît :
« Texte terminé »
Ce n’était pas si compliqué… Il suffisait juste d’accepter de travailler avec Léana.
Eugène vérifie que toutes les autres options sont bien décochées et enregistre le fichier sur le bureau de son ordinateur, d’où il l’ouvre pour le découvrir enfin. Leurs terres avant eux a grossi de deux cent pages qu’il s’empresse de lire.
La vente de la fameuse demeure familiale a fait l’objet de péripéties supplémentaires du fait d’un frère, désireux de spéculer, qui a tenté de trouver des acheteurs sans en parler au reste de la famille. La sœur, qui s’est séparée de son conjoint, est revenue vivre à la maison, faute de bien locatif à des prix accessibles dans la région. Tous les rebondissements qui s’en suivent ont éloigné les membres de cette famille, mais les liens qui les unissaient finissent par triompher et les rassembler de nouveau.
Eugène n’aurait jamais écrit une telle fin. Pourtant, il la trouve acceptable. Après tout, elle a le mérite d’exister et de tenir la route. Jusqu’à présent, Léana a mieux réussi que lui à terminer des histoires, et de nombreux commentaires acclament la fin des romans qu’il a tant fustigés… Oui, Léana sait finir un roman. Ce qu’il lui reproche le plus, c’est d’avoir volé la rançon de sa gloire en étiquetant les romans sous le nom de Zuka. Et puis, une fin, ça peut toujours se changer. Il suffit qu’Eugène reproduise l’opération en écrivant quelques mots-clés pour indiquer la trajectoire des arcs qu’il préfèrerait voir écrits…
Quelques minutes plus tard, l’opération a été renouvelée avec les nouveaux mots-clés, et Eugène s’attelle à lire la version alternative que Léana vient de lui créer. Cette fois, la famille reste brisée par l’héritage, mais le personnage principal parvient à garder la maison et laisser les terres agricoles aux paysans locaux…
Eugène ne tient plus en place et arpente la maison d’un pas pressé. Il vient de finir son premier roman, et par là-même, d’extirper d’Eugène Alambic la matière la plus noble qu’il défendait jusqu’alors : l’indépendance de sa plume, des textes mûris à la prose travaillée au peigne fin et des intrigues coup de poing.
En son for intérieur, Eugène est à présent persuadé qu’il vaut mieux être lu que s’écharper à écrire des textes aussi inaccessibles à la lecture qu’à l’écriture. Des textes qui ne sont pas de son niveau. Des textes qui réjouiraient son père et sa vision de la littérature, et par extension, l’ancien Eugène ; celui qui pensait que la littérature, c’était ce que son père tenait en argument d’autorité. À présent, il en a un avis tout autre : la littérature, c’est le partage entre ce qui germe dans la tête d’un auteur et finit dans celle de son lecteur. Et à une aire comme celle d’aujourd’hui, si, dans l’interstice, les nouvelles technologies s’immiscent, alors la littérature reflètera les changements de son temps. L’important, c’est de garder la main sur le message, et cela, Eugène peut le faire avec Léana. Peut-être Sophie a-t-elle raison quand elle clame que créer avec l’intelligence artificielle, c’est le futur. Et même s’il n’appartient pas à Eugène d’en trancher pour l’humanité, il vient de faire son choix : Léana sera le futur d’Eugène Alambic.
Mes phrases préférées :
- Eugène était redevenu l’auteur des textes pour lesquels il s’était tant battu. À quel prix ? ==> oui, Eugène, à quel prix ! c'est bien de s'en rendre compte maintenant
- Eugène Alambic méritait des textes mûris, à la prose travaillée au peigne fin, aux intrigues coup de poing ==> oh mais il est tellement prétentieux
Remarques générales :
Franchement, je suis persuadée qu'Eugène n'est pas capable de finir un roman, et je rigolerai bien si il finit par faire appel à Léana de son plein gré pour proposer une version terminée à un éditeur !! (NB : j'ai écrit cette phrase au milieu du chapitre, et je vois que j'ai eu raison hahahaha je rigole vraiment devant mon ordi sur cette chute improbable et tellement parfaite)