Chapitre 19

Notes de l’auteur : On est sur un chapitre un peu long, je vous préviens !

Illustration du chapitre 19, réalisée par Druide Lunaire :
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2ème illustration associée à ce chapitre (oui, vous avez bien lu, il y a deux illus) :
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     Le dragon de feu ondulait joyeusement dans le ciel étoilé. Il descendit soudain en piqué pour rejoindre le tigre enflammé qui paraissait l’attendre. Les deux se tournèrent autour, sans se quitter des yeux. Le mouvement d’un familier manteau bleu passa dans son champ de vision, effaçant les deux animaux de sa vue. À nouveau, Chan YinMai marchait dans les tunnels souterrains. Il avançait droit devant lui, le regard focalisé sur une porte close. Lorsqu’il l’atteignit, elle s’ouvrit toute seule sur un beau jardin et il s’arrêta pour observer le bâtiment qui se dressait face à lui.

     Si familier et si différent à la fois. Pourquoi se retrouvait-il ici ?

     — A-Mai, l’appela une voix douce.

     Il n’eut pas besoin de se retourner pour sentir deux mains l’enlacer par derrière et ferma à demi les yeux pour profiter de l’étreinte de Ping Yu. Le Musivateur craignait que l’être qui le serrait à cet instant ne se dissipe s’il cherchait à mieux le voir. Il devina le sourire du souvenir de Ping Yu. À moins qu’il ne s’agisse de son esprit qui arrivait à réellement trouver un moyen de communiquer avec lui. Il ne savait pas exactement et ne souhaitait pas creuser davantage la question, par crainte de la réponse.

     — Il va se passer quelque chose, reprit Ping Yu.

     Chan YinMai retint son souffle alors que le jardin s’effaçait tout autour de lui pour le ramener dans les souterrains. À ses pieds, Zhang JingXi gisait, sans vie. Il ne présentait pas la blessure au ventre des victimes qu’ils avaient trouvées, néanmoins son épaule avait abondamment saigné.

     — Tout va être une question de temps, murmura le vestige de son bien-aimé.

     Le Musivateur s’agenouilla auprès du corps du Cultivateur. Mais alors que ses mains touchaient sa dépouille déjà glacée et figée par la mort, il vit ce même Zhang JingXi à quelques mètres de lui debout et bien en forme, son épaule pansée, en train de sourire à un interlocuteur invisible, l’index posé sur ses lèvres.

     Son regard alla de celui au sol, à celui debout. À cet instant, il comprit que le destin de son ami allait se jouer à peu de chose.

     — Comment faire pour le garder en vie ? interrogea-t-il à mi-voix.

     — Aie confiance en tes ressentis, répondit le souffle de Ping Yu avant de se dissiper.

     La grande silhouette d’un homme en bleu passa entre les deux Zhang JingXi. Chan YinMai reconnut son mystérieux sauveur de l’auberge et la question se dessina dans son esprit :

     Quel était le lien entre cet inconnu et son ami ?

     Le Musivateur soupira en ouvrant les yeux dans la tente et contempla la toile au-dessus de lui, en silence. Le soleil venait tout juste de se lever, s’il se fiait à l’éclairage qu’il devinait à travers le tissu.

     Constatant que les deux compagnons de voyage étaient déjà réveillés, il se frotta les paupières tout en s’interrogeant sur les significations de son rêve. Il nageait dans le flou le plus total et la seule certitude qu’il pouvait avoir était que Zhang JingXi risquait de mourir bientôt. D’une main, il repoussa en arrière les mèches blondes qui lui tombaient sur le front. Prévenir l’intéressé semblait être la meilleure chose à faire pour que ce dernier se montre prudent, même s’il n’en avait guère envie. Ses rêves et visions ne faisaient que lui dévoiler des évènements peu agréables à raconter.

     Il s’efforça tout de même de sortir des couvertures et s’habilla en réprimant un bâillement. Une longue journée de voyage s’annonçait. La veille, ils avaient volé quelques heures, avant d’établir leur campement alors que la nuit était déjà bien tombée. Tous trois s’étaient endormis comme des souches dès que leurs têtes avaient touché l’oreiller, mais comme d’habitude il se trouvait être le dernier à se lever. Il enviait Zhen YuJin et Zhang JingXi de ne pas avoir besoin de sommeiller autant que lui.

     Émergeant de la tente, il constata que son ami d’enfance pratiquait quelques exercices d’arts martiaux pour entretenir la forme, tandis que Zhang JingXi, assis au sol, faisait semblant de dessiner, adossé contre un arbre. Il ne lui fallut pas plus de trois secondes pour réaliser que le pinceau du Cultivateur ne touchait pas sa feuille et remuait dans le vide, son regard vert reluquait Zhen YuJin et son sport matinal. Chan YinMai roula des yeux en songeant que celui-ci paraissait avoir délibérément choisi de s’entraîner comme par hasard dans le champ de vision de l’autre.

     — Bonjour, lui lança cependant le Cultivateur en tournant la tête vers lui.

     Apparemment, le fait d’être en train de contempler Zhen YuJin ne lui avait pas fait rater l’arrivée du troisième membre de leur trio. Il lui adressa un sourire en reposant son pinceau inutilisé :

     — Tu as bien dormi ?

     Le Médium jeta un coup d’œil en direction de son ami d’enfance qui s’arrêta aussitôt dans sa pratique, puis reporta son attention sur Zhang JingXi :

     — Il faut que je te parle de quelque chose…

     Intrigué, l’autre pencha légèrement la tête vers son épaule :

     — Encore l’un de tes rêves si particuliers ?

     Chan YinMai acquiesça tout en s’avançant vers lui. Restant debout, il s’appuya d’une main au tronc de l’arbre et baissa les yeux sur lui :

     — Oui et celui-ci te concerne.

     À contrecœur, il lui raconta les deux précédents rêves où il l’avait vu blessé, puis celui qu’il venait de faire. Toujours assis par terre, le Cultivateur l’écouta avec attention tandis que Zhen YuJin les rejoignait en s’habillant. Ce dernier sentit son inquiétude monter d’un cran lorsque le Musivateur précisa qu’il avait l’impression que cette blessure potentiellement mortelle se produirait « bientôt », mais Zhang JingXi demeura parfaitement calme devant cette annonce :

     — Eh bien, je suppose qu’il faudra que j’évite de me rendre dans les souterrains tout seul. Si je suis en votre compagnie, je présume qu’il ne m’arrivera rien, n’est-ce pas ?

     — En toute logique, oui, répondit Chan YinMai d’une voix prudente. Mais je ne suis pas sûr que ça soit aussi simple. À l’origine, tu n’as aucune raison de te retrouver à aller seul dans les tunnels de toute façon et pourtant ces rêves semblent me mettre en garde, comme si ça risquait de se produire…

     Zhang JingXi hocha pensivement la tête, tout en laissant son regard errer sur les alentours, comme s’il réfléchissait aux circonstances qui pourraient mener à la situation décrite par le Musivateur. Ce dernier eut la curieuse impression qu’il venait de songer à une en particulier et il vit l’homme plisser les yeux un bref instant. La sensation ne dura qu’une infime seconde, puis Zhang JingXi leva le nez vers Zhen YuJin qui ne masquait pas son inquiétude. Il lui offrit un sourire apaisant :

     — Très bien, dans ce cas je m’estime heureux d’avoir pu être prévenu. Je ferai attention et je n’irais pas là-dedans sans être accompagné, je vous le promets. Je tiens à rester en vie au cas où vous en douteriez.

     — Comme c’est rassurant de le savoir, marmonna Zhen YuJin.

     Un léger rire s’installa sur les lèvres du Cultivateur qui tendit sa main en direction de celui qui venait de parler. Celui-ci lui attrapa naturellement le bras pour l’aider à se relever et, pendant le bref instant où les deux hommes se retrouvèrent face à face, Chan YinMai ressentit à nouveau quelque chose d’étrange. Ce n’était pas une impression qui concernait Zhen YuJin ou Zhang JingXi séparément, mais bien les deux réunis. Mettre des mots clairs sur son ressenti était difficile et il avait la vague sensation qu’une idée précise venait de lui traverser l’esprit, puis s’était envolée à tire d’aile avant qu’il puisse la formuler correctement dans sa tête.          Une sensation fugace…

     Ils se ressemblent.

     Cette pensée le frustra tant elle ne représentait qu’une infime partie de ce qu’il avait brièvement éprouvé. Le vestige de cette impression se dissipa tout aussi vite qu’il était arrivé. Zhang JingXi, à nouveau sérieux, pivota vers lui et posa une main amicale sur son épaule :

     — Merci de ton avertissement. Je saurai en faire bon usage.

     Il s’éloigna en direction de la tente pour aller la replier et la ranger, tandis que Zhen YuJin se postait aux côtés du Musivateur pour le regarder faire, malgré tout soucieux. Les visions de son ami ne s’annulaient pas si facilement. Même s’il leur avait indiqué une version où le Cultivateur gardait la vie sauve, il ne pouvait s’empêcher d’avoir l’attention tournée sur celle où il succombait à cette blessure.

     Chan YinMai n’avait pas mentionné l’homme en bleu. Annoncer à son camarade qu’il risquait d’avoir des ennuis était déjà une chose et lui-même ne savait pas si, dans cette situation précise, l’inconnu de l’auberge allait se révéler être un allié ou un ennemi. Peut-être était-ce grâce à lui que Zhang JingXi survivrait. Ou peut-être serait-il, au contraire, responsable de sa blessure.

 

     Le trio reprit la route quelques minutes plus tard et, comme à l’aller, discutèrent peu sur le trajet pour économiser leurs forces. Ils réalisèrent des pauses un peu plus régulières, pour tenter de préserver au mieux la santé fragile de Chan YinMai. S’il ne ressentait plus de fièvre, il demeurait encore affaibli et mélancolique. Voir Ping Yu dans ses rêves l’aidait à avancer au jour le jour, mais il avait toujours du mal à se faire à l’idée qu’il ne recevrait plus de lettres de sa part, que son amant n’allait pas les rejoindre en chemin à un moment… Heureusement, les remèdes de HengXing XiaoHong se révélaient d’une grande utilité pour lui permettre de ne pas faiblir plus que nécessaire durant leur trajet.

     Ensemble, ils s’étaient mis d’accord pour ne pas faire de halte en auberge jusqu’à leur arrivée à la Capitale, préférant dormir à la belle étoile. Ils pouvaient ainsi s’éloigner des routes les plus fréquentées pour couper à travers forêts et champs, afin de gagner un peu de temps et planter leur tente un peu n’importe où.

     Ils s’étaient arrêtés pour installer leur petit campement habituel à la tombée de la nuit, après un bref ravitaillement en ville. Zhen YuJin et Chan YinMai s’étaient chargés de dresser et préparer la tente. Lorsqu’ils en sortirent, ils découvrirent Zhang JingXi assis près du feu, en train de parcourir un courrier qu’il venait de recevoir. Il releva aussitôt la tête dans leur direction en montrant la missive :

     — Des nouvelles de HengXing ShanYao !

     Ses deux compagnons le rejoignirent et Chan YinMai s’occupa de distribuer les victuailles pour le dîner, tandis que le Cultivateur relisait la lettre en leur donnant les informations :

     — Il a écrit au Palais Impérial, mais n’a pas pu tout expliquer, par crainte que la lettre soit interceptée. Dans trois jours, l’Intendant nous attend pour un rendez-vous officiel où nous pourrons tout lui raconter correctement et lui faire part de notre requête vis-à-vis des tunnels de ZhenShen.

     Zhen YuJin frémit, puis avala sa bouchée de brioche à la viande en hochant la tête :

     — Il n’a pas perdu de temps, c’est une bonne chose.

     Chan YinMai lui jeta un coup d’œil, mais garda le silence et se contenta d’opiner du chef, tandis que Zhang JingXi continuait :

     — Hei TaiYang a fouiné dans la journée à l’auberge, à la rizière et chez le joaillier. Malheureusement, il n’a rien trouvé de compromettant chez les Xue. Les brocs d’eau dans les chambres des Cultivateurs actuellement en séjour étaient tout à fait normaux et les Xue mère et fille ne lui ont pas donné la moindre information utile. Il n’affirme pas qu’elles sont innocentes, mais déclare que pour le moment il n’a rien de concret contre elles et Monsieur Xue. Il va laisser des disciples occuper les lieux quelques jours pour surveiller leurs agissements.

     Il tourna sa feuille, ses yeux parcourant rapidement les lignes pour aller à l’essentiel :

     — Du côté de Liu XiLun et de Yang JuZheng, tous deux se sont volatilisés dans la nature. Monsieur Liu s’est effondré en apprenant la nouvelle disparition de son fils, il ne sait rien, si ce n’est que son gamin a disparu peu après notre passage dans sa boutique. Hei TaiYang lui a honnêtement annoncé que Liu XiLun est recherché pour une histoire de meurtre et le pauvre homme a assuré que s’il rentrait à la maison, il préviendrait immédiatement les membres du Clan sur place. Le même scénario s’est déroulé à la rizière, à la différence que Madame Yang a juré qu’elle noierait elle-même son fils s’il osait revenir dans le domaine.

     Il tourna la tête vers Zhen YuJin lorsque celui-ci demanda :

     — Les Yang et Liu sont donc au courant qu’ils sont soupçonnés d’enlèvements et de meurtres ?

     — Oui, Hei TaiYang a été honnête avec eux, pour leur faire comprendre la gravité de la situation. Il n’a pas parlé du transfert de Noyau d’Or, mais a expliqué que plusieurs personnes avaient trouvé la mort.

     Le Cultivateur replia les pages avec soin en annonçant :

     — Il termine en disant que les membres de son Clan vont rester à Jinhar pour surveiller les suspects potentiels, les tunnels, et veiller sur les corps qu’ils ont sortis aujourd’hui et cachés ailleurs. Ils ont évité de trop se faire remarquer par la population pour ne pas provoquer un affolement. Et il a pris la route en fin de journée, avec sa sœur et Hei TaiYang pour nous rejoindre d’ici quelques jours à ZhenShen.

     Il saisit au vol la brioche que lui lança Chan YinMai et mordit dedans avec appétit.

     Le Maître du Feu grignota quelques fruits achetés tantôt, un peu déçu par les informations données. En somme, ils n’avaient pas tant avancé que ça au niveau des différents coupables, personne n’ayant été attrapé. Il se consola en songeant qu’au moins les corps se trouvaient actuellement en sécurités et traités avec plus de respect que précédemment.

     Il n’avait pas encore averti Lu Lei. C’était encore trop tôt à son goût et il rechignait à la prévenir à l’écrit. Ce genre de mauvaises nouvelles devraient lui être données oralement et, en même temps, il ne savait que trop bien qu’il ne pouvait pas lui demander de prendre la route pour venir jusqu’ici. S’il lui arrivait quoi que ce soit en chemin…

     Très absorbé par ses pensées, il ne remarqua pas que ses deux compagnons étaient tout aussi songeurs que lui et ne communiquaient pas davantage. Zhang JingXi avait ressorti sa lettre après avoir rempli son estomac et la relisait attentivement, tandis que Chan YinMai se sentait piquer du nez. Celui-ci fut finalement le premier à se lever, une fois le repas du soir terminé, et annonça qu’il allait se coucher. Aussitôt tirés de leurs préoccupations respectives, les deux autres lui souhaitèrent la bonne nuit et le laissèrent gagner la tente.

     Estimant qu’il ne servait à rien de ruminer sur l’affaire pour le moment, ne pouvant pas en faire plus que ce qu’ils faisaient actuellement, le Musivateur se tourna vers Zhang JingXi :

     — Veux-tu travailler sur le feu ?

     Ils n’avaient pas pu s’y consacrer ces deux derniers soirs et il fut on ne peut plus ravi de voir le sourire qui illumina le visage de son ami qui hocha la tête sans attendre :

     — Avec plaisir !

     Débordant d’enthousiasme, Zhang JingXi se leva et tendit la main vers le feu qui brûlait devant eux. Trois boules enflammées s’en détachèrent bientôt et il se mit à jongler avec, tout en rejoignant l’autre homme qui émit un petit souffle amusé en le voyant faire :

     — On peut dire que tu sais très bien t’accaparer le mien en tout cas. La prochaine fois que nous donnons une représentation, tu pourras sûrement y prendre part si tu le souhaites, du moment que je te mets en place un outil de travail.

     Les yeux du Cultivateur brillèrent instantanément devant sa proposition et il renvoya les trois boules dans leur foyer :

     — Je dois avouer que c’est tentant.

     Il s’assit à côté du Maître du Feu qui lui présenta un talisman vierge :

     — Je vais vérifier quelque chose. Comme la dernière fois, concentre-toi pour essayer de l’allumer. Ce n’est pas grave si tu échoues, ce qui m’intéresse c’est ce qu’il se passe en toi.

     Il obéit en attrapant le rectangle de papier entre deux doigts et se focalisa dessus. À nouveau, la chaleur gagna son corps, et il parvint à ne pas sursauter lorsque Zhen YuJin s’agenouilla derrière lui et positionna l’une de ses mains dans le haut de son dos, tandis que l’autre se plaçait en face, sur son sternum. Son cœur accéléra malgré lui à cause de la proximité qu’ils partageaient soudain tous les deux. Le Maître du Feu devait parfaitement sentir les battements qui résonnaient dans toute sa cage thoracique, à quelques centimètres à peine de ses doigts qui ne bougeaient pas et qui semblaient attendre. Néanmoins, il était à peu près sûr qu’ils faisaient écho au propre cœur de Zhen YuJin. Tâchant de se concentrer sur son feu et non sur autre chose, il sentit son front se couvrir de l’habituelle sueur qui accompagnait ses vains efforts. Les flammèches crépitèrent sur ses doigts et il se mit à tousser violemment.

     — Tu peux arrêter, lui souffla le Musivateur.

     Il laissa tomber le talisman qu’il avait échoué à enflammer, tandis que sa quinte de toux continuait. Les mains de l’autre homme semblaient le palper délicatement de l’intérieur, il percevait son Qi en train de se faufiler dans le haut de son corps pour inspecter ses poumons avec soin. La main dans son dos s’éloigna et Zhen YuJin l’invita à s’appuyer contre son torse en attendant que la toux se calme et que la fièvre momentanée s’apaise.

     Quitte à me retrouver en sueur contre lui, j’aurais préféré que ça ne soit pas parce que je suis en train de cracher mes poumons, songea le Cultivateur avec un certain dépit.

     Zhang JingXi s’attendait vaguement à ce que son ami l’écarte de lui, une fois qu’il respirerait à nouveau correctement. Loin de le repousser, Zhen YuJin enroula son bras devant ses épaules comme pour le réconforter. Sa voix resta basse lorsqu’il reprit la parole :

     — A-Xi, tes poumons n’ont aucun problème. Je pensais plus ou moins à trouver quelque chose parce que ta façon de tousser me donnait l’impression qu’il y avait un blocage physique quelque part. Une ancienne blessure peut-être, liée à une inhalation de fumée, mais tu n’as rien du tout.

     Sans le brusquer, le Musivateur lui saisit la main gauche et fit glisser l’un de ses doigts le long de la cicatrice, avant d’ajouter :

     — Elle ne t’a pas fait mal, aujourd’hui.

     Surpris, Zhang JingXi contempla sa chair marquée par la blessure. Effectivement, pour la première fois depuis longtemps, il n’avait pas ressenti de douleur physique. Il ne portait plus son gant depuis leur dernière séance, une attitude si inhabituelle que même HengXing ShanYao s’était étonné de son absence lors des quelques heures passées dans son Clan.

     — Tu m’as dit, la dernière fois, que la toux pouvait être liée à une surcharge de mon énergie, comme je n’arrive pas à la faire sortir par les mains, rappela-t-il.

     — C’est vrai, j’ai dit ça, approuva Zhen YuJin. Je nage en eaux troubles et ça reste une théorie possible, mais je crois que ça n’explique pas tout.

     Après un instant, de réflexion, il se corrigea :

     — Non, j’en suis même sûr, le problème est ailleurs. Je pense que tu portes une blessure fantôme et qu’aucun remède ne pourra t’aider et te soigner physiquement puisqu’en apparence, tu n’es pas blessé.

     Le Cultivateur plissa les yeux en l’écoutant, tout en continuant à observer sa main à la lueur du feu :

     — J’ai déjà entendu parler de ce type de blessure… Mais je ne suis pas sûr de comprendre de quoi il s’agit.

     — Un traumatisme. Un choc qui t’aurait bouleversé si fort qu’il s’est imprégné dans ton être et ressurgit lorsqu’un évènement plus ou moins semblable se présente. Ta cicatrice, comme je te l’ai dit la dernière fois, n’explique pas le feu qui ne veut pas sortir. Un blocage se forme tout seul sur tes méridiens et vient les fermer, sans aucune raison apparente. Ce blocage n’est pas physique, il est psychique. Ton feu rugit en toi, repart dans le sens opposé à tes mains et se traduit par de la fièvre. Quant à ta toux, je pense qu’elle sert pour évacuer la surcharge, mais qu’avant tout elle est comme ta brûlure qui t’élançait jusqu’à présent. Tu as une réaction liée à quelque chose qui t’a profondément marqué et qui revient te hanter à la première occasion. Les symptômes sont physiques, mais là encore c’est purement psychique en réalité. Depuis notre dernière séance, tu as du prendre conscience de quelque chose, avec lequel tu as fait la paix, par conséquent la sensation de brûlure n’a plus lieu d’être.

     Il se tut, constatant que Zhang JingXi venait de détourner la tête pour éviter de croiser son regard, toutefois il avait nettement vu un éclat de larme briller au coin de son œil. Le Cultivateur resta contre lui, mais enroula ses bras autour de lui comme s’il avait froid. Zhen YuJin l’enveloppa aussi doucement que possible entre les siens et continua dans un souffle :

     — J’avais noté ta méfiance du feu en général. Tu as peur d’allumer des talismans, tu vérifies toujours si les flammes du campement sont de moi ou d’une source extérieure. Tu es tout bonnement terrifié par le feu, A-Xi. Tu en as tellement peur qu’utiliser ta capacité devient impossible pour toi. Que s’est-il passé autrefois ? Tu m’as dit qu’il y avait eu un accident…

     Le Musivateur laissa sa phrase planer dans les airs, à moitié convaincu qu’il n’allait pas lui répondre. Il le sentait frissonner entre ses bras et resserra légèrement son étreinte autour de lui.

     La gorge nouée, Zhang JingXi fut incapable de répliquer sur le moment. Ce cauchemar du passé continuait de le hanter, il était le premier à le savoir, surtout dans la mesure où il en avait rêvé récemment. Dans le fond, il s’était toujours dit que s’il échouait à allumer un feu, c’était qu’il devait être cassé à un endroit ou à un autre, que ses méridiens dysfonctionnaient tout simplement… Il n’avait jamais osé aller voir au-delà de ces raisonnements. Il s’était persuadé qu’une blessure tangible subsistait quelque part, et sa culpabilité faisait le reste. Mais Zhen YuJin venait d’ébranler ses conclusions et il le croyait lorsque ce dernier déclarait que de telles plaies n’existaient pas en lui. Il ne savait pas s’il trouvait les explications du Musivateur rassurantes ou un peu plus effrayantes. Quant à son affirmation vis-à-vis de sa peur du feu, il ne pouvait pas la nier… Il ne se l’était jamais formulé ouvertement — quelle ironie de craindre l’élément qu’il portait en lui — mais dans le fond, cette phrase sonnait si juste !

     — Un accident, oui… reprit-il d’une voix enrouée.

     Le Maître du Feu posa son regard sur lui. Toujours calé contre son torse, Zhang JingXi renversa sa tête sur son épaule solide et ses yeux humides se fixèrent sur le ciel étoilé au-dessus d’eux.

     — Quand j’étais petit, le jour où j’ai découvert que je pouvais manier cet élément, j’étais terriblement heureux… continua-t-il. J’ai passé les jours suivants à m’amuser avec, en faisant attention bien sûr, et j’avais hâte de montrer ce que je savais faire à mon meilleur ami. Mais il y a eu un drame. Une nuit, sa maison a pris feu. Je n’ai pas réfléchi, je me suis précipité à l’intérieur pour aller l’aider, persuadé que je pouvais faire quelque chose.

     Zhen YuJin sursauta violemment. Les incendies étaient malheureusement des catastrophes contre lesquelles ils ne pouvaient pas toujours lutter, il entendait régulièrement de telles anecdotes au cours de ses voyages. Il avait eu l’occasion d’en voir plus d’un tout au long de sa vie. En revanche, apprendre qu’un petit garçon s’était rué de lui-même au beau milieu d’un brasier, c’était une histoire inédite !

     — Tu es fou ! s’écria-t-il.

     Un sourire amer étira les lèvres de Zhang JingXi :

     — Fou et stupide certainement. Mais comme je t’ai dit, je n’ai pas réfléchi, je tenais beaucoup à cet ami et j’adorais ses parents. Ils étaient ma deuxième famille, en quelque sorte. Dans la mesure où j’avais littéralement joué avec le feu tout l’après-midi, j’étais persuadé d’être invincible face à lui. Je ne sais pas combien de temps il s’est écoulé là-dedans… Mon oncle pense que je suis resté un quart d’heure au milieu des flammes, je suppose qu’il a raison.

     Éberlué, le Musivateur le regarda sans rien dire. Si son ami venait de découvrir sa capacité, il ne devait pas avoir plus de dix ans, grand maximum. Certainement moins. Et il avait réussi à rester si longtemps au beau milieu de… ?!

     L’autre homme poussa un profond soupir, le visage marqué par le chagrin :

     — Dans tous les cas, je n’ai pas pu sauver qui que ce soit. Pire, j’ai même trouvé le corps de son père et j’ai dû me résigner à l’abandonner aux flammes alors que j’aurais aimé le préserver… Plus le temps s’écoulait, plus j’avais du mal à garder le peu de contrôle que j’avais sur ce brasier. J’ai entendu la voix de mon oncle qui m’appelait et je me suis dépêché de le rejoindre. Mais je me souviens que j’avais commencé à tousser à ce moment-là. Quand je suis sorti, j’étais tellement épuisé qu’une braise a réussi à me brûler en tombant sur ma main.

     — A-Xi…

     Bouleversé, Zhen YuJin essuya délicatement ses joues. Les Cultivateurs comme eux qui naissaient avec une capacité élémentaire étaient préservés naturellement contre elle, dans une certaine mesure. Traverser un mur de flammes en courant, sans en être impacté, oui, c’était faisable, même pour un enfant qui n’aurait pas encore conscience de l’existence de cette capacité. De la même façon, un gamin qui ne saurait pas nager, mais qui serait associé à l’eau pourrait très bien tomber dans une rivière et ne pas forcément se noyer dans les minutes suivantes. Mais cet élément restait aussi lié à leur Noyau d’Or qui n’était pas inépuisable et, en cas d’abus, les conséquences pouvaient être terribles. La brûlure de Zhang JingXi en disait long sur toute l’énergie qu’il avait déployée.

     — … Et je suppose que tu n’arrives plus à manier ton feu depuis cette fameuse nuit ?

     Le Cultivateur acquiesça, puis battit des paupières pour chasser ses larmes, avant de tourner la tête vers le Musivateur :

     — Tout ce que tu as déduit est juste, continua-t-il d’une voix lasse. Je peux même ajouter que l’une des raisons qui ont fait que j’ai gardé mon gant si longtemps, c’est que j’avais peur qu’on me reproche l’incendie. Je sais que je n’y suis pour rien, mais je sais aussi que certaines personnes, si elles avaient eu connaissance de mon pouvoir, auraient pu trouver le moyen de m’en rendre responsable. Je me sentais déjà coupable, je ne voulais pas qu’on vienne m’incriminer en plus quelque chose que je n’avais pas fait.

     Qui ?!

     Le Musivateur fut outré face à cette confidence. Qui aurait eu l’audace d’accabler un petit garçon dévasté par le chagrin ?

     En même temps, il ne pouvait pas prétendre en être surpris. Tous deux avaient grandi à une époque où l’Empereur Ming YanShi régnait et bon nombre de ses partisans, ou même tout simplement des gens normaux terrifiés par son règne, auraient pu tenir ce type de propos. Il était toujours bon d’avoir un bouc émissaire et d’accuser n’importe qui, afin que l’attention des bourreaux soit attirée ailleurs. Zhang JingXi avait eu un excellent réflexe en ne parlant pas de sa capacité, certainement avait-il évité des gros ennuis.

     Il laissa le Cultivateur se blottir un peu plus confortablement contre lui et ses doigts caressèrent ses cheveux, résistant à l’envie de jouer avec sa tresse au passage.

     Après plusieurs minutes de silence, Zhang JingXi s’enquit à mi-voix :

     — A-Jin… Tu crois qu’on peut guérir d’une blessure fantôme ? Comment on soigne quelque chose qui n’est pas visible… ?

     — Je l’ignore, admit Zhen YuJin. Peut-être que nous pourrons demander des conseils à Mademoiselle HengXing.

     Zhang JingXi se raidit à cette suggestion, le Musivateur lui caressa doucement l’épaule pour le détendre :

     — Les HengXing ne sont pas au courant de cette partie de ton passé ?

     — … Je n’en ai parlé à personne, à part mon oncle et toi. Et j’aimerais que ça reste ainsi.

Si HengXing ShanYao savait qu’il portait normalement un gant qui cachait une brûlure, et qu’il se doutait que celle-ci n’était pas anodine pour son propriétaire, il ignorait son origine.

     Zhen YuJin ne put dissimuler un sourire en comprenant qu’il venait d’apprendre une confidence que même ses amis de plus longue date ne connaissaient pas.

     — Très bien, ça restera entre nous, reprit-il. Dans ce cas, je te promets que je ferai de mon mieux pour t’aider. Je peux te proposer de continuer nos séances, peut-être qu’au fur et à mesure, les choses s’amélioreront. Tu as déjà effectué de gros progrès depuis que nous nous sommes rencontrés ; tu n’as plus ton gant, ta brûlure ne t’a pas lancé ce soir et tu sais que tu peux au moins utiliser mon feu.

     — C’est vrai, murmura Zhang JingXi. Il y a encore dix jours, j’étais bien loin d’imaginer tout ça.

     Une partie de lui songea qu’ils devraient peut-être envisager de se lever, pour aller se coucher. Mais il n’avait pas envie de bouger. Il se sentait bien ainsi, pelotonné contre le Musivateur qui savait le garder précieusement contre lui et qui caressait tantôt son bras avec légèreté, tantôt repoussait une mèche de ses cheveux. Il se sentait épuisé. Était-ce parce qu’ils avaient volé toute la journée ? Même en ayant un bon Qi, ils étaient sur les routes depuis des jours. Ils s’étaient dépêchés de rejoindre Jinhar, puis il avait continué jusqu’au Clan, avant de revenir auprès de ses amis, pour ensuite repartir. Et sans parler du trajet, toutes ces dernières journées étaient chargées en émotions diverses. Remuer le passé n’était pas quelque chose de reposant du tout.

     Sans compter ce voyage et ce qu’il impliquait, le Cultivateur réalisa à cet instant à quel point il se sentait fatigué d’une façon générale. Il n’était pas du genre à attendre qu’on vienne prendre soin de lui. C’était lui qui gambadait partout pour tenter d’aider son prochain. Il ne montrait pas ses faiblesses, savait se débrouiller seul et même devant son Lao Da Ye, il faisait en sorte de ne pas avoir l’air à bout pour le tranquilliser. Et jamais personne ne l’avait serré ainsi, comme le faisait Zhen YuJin. Son oncle l’avait fait, lorsqu’il était petit, après l’incendie, ils avaient eu besoin de se soutenir l’un et l’autre. Cependant, un tel moment ne s’était plus reproduit par la suite. Du haut de ses huit ans, il avait compris beaucoup de choses en quelques heures et ne voulait pas inquiéter encore plus son mentor en venant chouiner dans ses robes. Il avait appris à pleurer en silence, loin du regard des gens. Il ne savait pas ce qu’était que l’étreinte d’une mère, la sienne étant décédée en lui donnant naissance et il avait toujours eu la sensation que son père le tenait pour responsable. Devant les autres, il parlait de son fils comme d’une fierté, mais dans le privé il se moquait bien de ce que faisait sa progéniture de ses journées, sauf s’il avait besoin de lui reprocher quelque chose.

     Zhen YuJin venait de faire vaciller toute sa structure. Devant lui, il montrait des faiblesses, lui avouait une partie de son passé et il ressentait cette sensation de pouvoir enfin, après des années d’avancée solitaire, pouvoir se reposer contre quelqu’un de fiable et de solide, qui pouvait le comprendre. Dans les bras du Musivateur, il pouvait, le temps de quelques heures, oublier le reste du monde, ses inquiétudes sous-jacentes et tout simplement décompresser pour de bon.

     Sentant le voile du sommeil s’approcher, il lutta un peu en marmonnant :

     — A-Jin… Je suis sûr que le feu produit par un autre Maître serait effrayant pour moi également…

     Zhen YuJin le contempla en silence et, sans prononcer un mot, augmenta légèrement sa température corporelle pour garder au chaud l’homme qui était en train de s’endormir contre lui.

     — … Mais je n’ai pas peur du tien, parce que je te fais entièrement confiance. Ça me semble… important de te le dire…

     Le Musivateur fut touché par ses paroles. Il devinait bien que son compagnon somnolait déjà à moitié, et qu’il ne se souviendrait peut-être pas de cet aveu à son réveil, toutefois il répondit dans un murmure apaisant :

     — Merci, A-Xi. Je tâcherai de m’en montrer digne.

     Il ponctua sa phrase par un baiser qu’il déposa dans les cheveux de Zhang JingXi, n’osant pas se permettre davantage.

     Quelques instants plus tard, il dormait à poings fermés. Zhen YuJin l’observa sans bouger, pour ne pas le réveiller. Il n’était pas sûr de savoir pourquoi le Cultivateur lui faisait confiance à ce point, mais il se jura de ne pas le décevoir.

     À son tour, il ferma les yeux alors que ses pensées vagabondaient sur le futur. Jusqu’à présent, il n’avait jamais réellement quitté la Troupe. Il lui était arrivé de partir en solitaire de son côté pendant plusieurs semaines, mais c’était à chaque fois pour un temps déterminé et son foyer restait encore et toujours les Musivateurs. Il n’avait pas de maison fixe quelque part qui l’attendait et ne demeurait jamais bien longtemps au même endroit. Tantôt il vadrouillait avec Lu Lei, tantôt avec un autre membre du groupe, parfois seul, et très souvent il suivait Chan YinMai. Ce soir, il commençait à envisager sérieusement à modifier quelque peu ses habitudes. Lorsque leur affaire en cours serait réglée, allait-il reprendre son habituel train de vie ? Zhang JingXi avait déjà manifesté son refus de rejoindre les Musivateurs et il doutait qu’il change soudain d’avis. Autrement dit, son ami ne l’accompagnerait pas s’il partait. Mais peut-être que lui pourrait rester à ses côtés ? Le Cultivateur lui avait confié vouloir demeurer dans les alentours de la Capitale, pour ne jamais être trop loin de son oncle. Devait-il songer à s’installer vers ZhenShen ? Une partie de lui en mourrait d’envie, pour le simple plaisir de pouvoir continuer à côtoyer Zhang JingXi. Une autre partie manifestait des doutes et des inquiétudes quant à cette suggestion qui lui venait en tête.

     Dans tous les cas, à un moment où à un autre, il allait devoir sérieusement se pencher sur la question et en parler au principal concerné.

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