— Vous n’avez pas été suivi ? s’enquit l’homme en rouge dans l’entrebâillement de la porte.
Liu XiLun fit non de la tête :
— J’ai été prudent, que croyez-vous ! Ils sont trop occupés ailleurs. Laissez-moi entrer.
Le propriétaire du magasin de vin ouvrit le battant en plus grand et le joaillier se faufila à l’intérieur. Il ne prêta aucune attention aux cruches et pots qui attendaient leurs futurs acquéreurs, lorsque la boutique rouvrirait au lendemain matin et se glissa dans l’arrière-boutique où patientait déjà un groupe d’une quinzaine de personnes.
Jing Xu, le gérant des lieux, ferma la porte d’entrée, avant de rejoindre à son tour la réunion secrète :
— Bon, il est plus que temps de faire une mise au point générale, il me semble.
Il se tourna naturellement vers celui qui s’avérait être leur chef, lui laissant le soin de prendre la parole et alla s’installer plus loin. Plusieurs tables avaient été dressées et toutes étaient occupées. Xue SiYu, le seul encore debout, croisa les bras en contemplant les autres personnes devant lui :
— Où en sommes-nous ?
— Le Clan HengXing se balade un peu partout en ville, annonça aussitôt Liu XiLun. Il y en a au moins trois qui louent des chambres dans votre auberge, il me semble.
Il lança un regard interrogateur à la jeune fille à côté de lui, qui leva brièvement les yeux vers l’aubergiste, avant de les baisser à nouveau :
— C’est exact, père. Ils ont contrôlé l’eau des brocs, mais heureusement nous avions anticipé et ils n’ont rien trouvé.
— Encore heureux ! répliqua Xue SiYu en la fixant, les sourcils froncés.
Elle rentra la tête dans les épaules et se tut. Jing Xu reprit la parole :
— HengXing ShanYao est reparti aujourd’hui, avec deux personnes. Il semblerait qu’il s’agisse de HengXing XiaoHong, sa plus jeune sœur, ainsi que leur Maître d’Armes. Néanmoins, il a apparemment laissé des instructions très claires à ses hommes.
Yang JuZheng se permit un petit sourire satisfait et susurra :
— Je me ferais bien la deuxième sœur.
Il se reçut une claque à l’arrière de la tête, de la part d’un membre du groupe qui grommela :
— Idiot ! Ils savent déjà que tu es on ne peut plus impliqué. Il parait qu’ils sont allés poser des questions chez toi, ce matin ! Fais profil bas, au lieu de te faire remarquer par les Clans !
— Dans tous les cas, les tunnels sont à présent compromis et on a officiellement les Cultivateurs sur le dos ! reprit une autre voix féminine. D’après les ragots que j’ai entendus, les trois qui sont venus dernièrement seraient repartis en direction de ZhenShen. Il semblerait que le Chef de Clan soit aussi en route pour là-bas.
— Il faut qu’on prévienne les nôtres qui sont sur place de faire attention, ou de s’en aller au plus vite !
Xue SiYu soupira en se massant le front tandis que des exclamations fusaient de toute part. Ceux qui s’inquiétaient pour les membres du groupe encore installés à la Capitale, d’autres commençaient à paniquer à l’idée de se faire attraper. D’autres fanfaronnaient sur le nombre de Cultivateurs qu’ils avaient réussi à capturer, sans jamais se faire prendre, et grommelaient que s’ils étaient à la limite d’être découverts, ce n’était certainement pas de leur faute à eux. En vérité, les seuls qui ne participaient pas activement à ces discussions, qu’il jugeait fatigantes et stupides, étaient sa fille et Jing Xu. La première n’ouvrait jamais la bouche de toute façon, mais elle remarquait et entendait beaucoup de choses qui pouvaient se révéler utiles. Le deuxième avait officiellement rejoint leurs rangs depuis peu. Il avait plu à Xue SiYu dès son installation en ville quelques semaines auparavant. L’homme était intelligent, discret, et vouait une haine féroce aux Cultivateurs. Il l’avait vu de ses propres yeux tenir tête à l’un d’entre eux en refusant de lui vendre de l’alcool. Lorsque le Cultivateur l’avait menacé, Jing Xu s’était contenté de rire en lui disant qu’il pouvait se foutre son épée là où il pensait. Que s’il tentait de faire quoi que ce soit contre lui, sa réputation de marchand de vin ne serait pas ternie et qu’il avait suffisamment de contact pour ternir la sienne en revanche. Un homme qui n’avait pas froid aux yeux et qui n’avait pas peur de ces types était une recrue de choix !
Il frappa dans ses mains pour réclamer le silence qui revint aussitôt, puis se tourna vers sa fille :
— Hui, raconte-nous tout ce qui peut se montrer intéressant.
Gardant le regard fixé sur le sol, Xue Hui haussa doucement les épaules :
— L’essentiel a été dit. Les tunnels ici sont sous surveillance, le Clan a enquêté chez nous, chez les XiLun et chez les Yang. Et une partie du groupe se dirige vers la Capitale. Pour le reste, nous ne pouvons que supposer qu’ils vont aller vérifier les souterrains de ZhenShen.
— Autrement dit, on est coincés ! grommela Yang JuZheng. On ne peut plus opérer tranquillement dans ce pays !
À sa grande surprise et à celle des autres, un rire résonna. Xue SiYu, tout aussi étonné, tourna la tête vers Jing Xu. Nonchalamment adossé à une chaise, les pieds croisés sur la table, il riait tout en agitant un éventail d’un geste vague :
— Je crois, au contraire, que c’est le moment parfait pour nous de frapper un gros coup.
Il adressa un sourire radieux à l’aubergiste, puis réajusta ses manches rouges brodés de fils d’or :
— N’invitons pas nos condisciples de la Capitale à fuir, rejoignons-les.
— Quoi ? s’exclama aussitôt un membre du groupe.
— Mais il est fou ! Il va tous nous faire tuer !
— SILENCE ! réclama Xue SiYu d’une voix forte.
Il s’adossa contre le mur et fit signe à Jing Xu de continuer. Ce dernier le remercia d’un mouvement de tête, une lueur sauvage dans les yeux :
— Justement, ils ne nous penseront pas assez bêtes pour agir sous leur nez. Le moment est on ne peut plus propice.
D’un geste de la main, il désigna cinq membres :
— Nous avons ici la preuve que la transplantation fonctionne enfin sans dommage. Vous avez trouvé comment faire, n’est-ce pas ? L’heure des essais est officiellement terminée, à présent nous devons nous emparer de leurs pouvoirs pour de bon. Imaginez un peu, en nous réunissant tous dans un endroit, et avec un peu de préparation, nous pourrions capturer ce groupe de fouineurs entièrement ou presque ! Au lieu d’attraper des cibles solitaires à droite et à gauche, chopons-les à plusieurs en une seule fois ! Et faisons une transplantation générale dans la foulée ! Si nous en saisissons trois, nous pourrions, en quelques heures à peine, opérer trois d’entre nous. Peut-être même que nous pourrons avoir les six.
Animé par son discours, il fit tournoyer son éventail dans une main, puis retira ses jambes de la table pour les poser au sol et se relever avec un air résolu.
Un instant plus tard, Jing Xu offrit une profonde révérence à Xue SiYu :
— De ce que j’ai entrevu, l’un des hommes a le profil parfait pour vous donner son Noyau d’Or, il est fort et bien bâti. D’après ce que vous-même m’avez raconté, il peut manier le feu. En tant que chef, vous méritez un tel pouvoir !
L’intéressé se frotta le menton, pensif. Celui qu’il commençait à considérer comme son second savait animer les autres qui, oubliant leurs craintes précédentes, buvaient à présent ses paroles.
— Je suis sûr que Mademoiselle HengXing ferait une candidate idéale pour Xue Hui, ajouta Jing Xu.
La jeune fille tourna le visage vers l’homme qui venait de parler, puis regarda son père en hochant timidement la tête pour approuver ses propos. Les traits de Xue SiYu s’adoucirent légèrement et son regard se fit presque tendre tandis qu’il observait sa progéniture :
— Tu aimerais avoir des pouvoirs ?
— Si vous pensez que je suis digne d’en recevoir, père, alors oui, j’aimerais beaucoup, répondit-elle dans un souffle.
L’aubergiste sourit davantage, puis acquiesça :
— Excellente idée, Jing Xu. Les Cultivatrices sont un peu plus rares, ou plus méfiantes, à trouver ces derniers temps. Si nous pouvons réussir à attraper celle-ci, elle sera effectivement pour ma fille.
Le vendeur de vins opina du chef en s’inclinant légèrement :
— C’est décidé, c’est ainsi que nous procéderons. J’ose ajouter que nous rendre là-bas pour vous donner un Noyau d’Or, et en offrir un à votre fille, serait comme qui dirait un joli retour aux sources. Un déplacement et un geste fort symbolique, si je ne me trompe pas ?
Fermant brièvement les yeux, Xue SiYu approuva d’un mouvement du menton. Les paroles de l’autre homme le motivait, il rouvrit les paupières et annonça avec assurance :
— Si nous réussissons, nous n’aurons quasiment plus à craindre ces Cultivateurs. Mieux, nous pourrons agir, sur le plus ou moins long terme, à la fois depuis Jinhar et ZhenShen ! Que chacun prenne la route, dès demain, en toute discrétion, et dirigez-vous vers la Capitale !
— Mais si les souterrains sont fermés, comment on va opérer là-bas ? se risqua à demander Liu XiLun.
Sa question fut balayée d’un geste de la main par l’aubergiste :
— Ne te préoccupe pas de ça pour le moment.
Il se tourna vers Jing Xu :
— À toi, mon ami. Je te laisse t’occuper des départs de chacun.
L’homme s’inclina à nouveau, un sourire heureux aux lèvres. Il pivota ensuite vers ses condisciples en fermant sèchement son éventail. Rien ne devait être laissé au hasard pour que le plan réussisse. Si tout le monde quittait la ville en même temps et en se faisant remarquer, autant tout annuler directement.
Déroulant une carte sur une table, il commença à donner à chacun les instructions nécessaires. Comment s’en aller, par où, à quelle heure. Quoi dire à ceux qui avaient de la famille. Ou qu’est-ce qu’il ne fallait pas dire, selon les cas.
Au bout de deux heures interminables, chacun repartit discrètement avec un scénario précis en tête à appliquer le lendemain. Il ne resta bientôt plus que Jing Xu et Xue SiYu, sa fille étant déjà rentrée à l’auberge.
Certains de la réussite de leur projet, les deux hommes sortirent l’un des meilleurs vins de la réserve de Jing Xu et trinquèrent à leur prochaine victoire.