CHAPITRE 20

Le 02 juillet, Versailles

Versailles !

Ce château qui était sur toutes les lèvres était devant ses yeux !

Depuis qu'elle avait pris la route, Édith ne cessait de remuer de hâte, de plaisir, d'excitation parce que la Grande Mademoiselle avait cédé ! Elle ne partait plus pour Forges ! L'annonce de la délivrance prochaine de Madame, la princesse de Palatine, l'épouse du frère du roi, était sans doute pour quelque chose. C'était la personne la plus influente après la reine ! Ou alors, elle avait peur qu'il se passât un évènement dont elle n'aurait pas pu gérer le déroulement de loin...

Lorsqu'Édith posa le pied dans la cour de marbre, le premier constat qu'elle fit, fut que le bruit envahissait les lieux ! Versailles était un chantier grouillant de travailleurs de l'ombre, nombre de manouvriers, peintres, maçons, tapaient, peignaient, faisaient leur besogne au milieu du passage incessant des courtisans qui ne les remarquaient qu'à peine. Le tapage du chantier arracha aussitôt une plainte à la Grande Mademoiselle :

— Ciel ! J'espère que ce ne sera pas un tourment de dormir dans ce lieu chargé d'odeurs qui vous donnent la migraine à loisir ! La dernière fois j'ai fui à Paris, cela était intenable !

Édith ne pipa mot et la suivit jusqu'à ses appartements en espérant qu'elle s'endormirait vite.

Situés au rez-de-chaussée, ils offraient une belle vue sur le parterre du Midi ! Les appartements de Son Altesse Royale Mademoiselle étaient placés entre les appartements de Monsieur, frère du roi et une petite chapelle qui fermait l'aile du château.

Édith parcourut avec admiration, la vaste antichambre de la Grande Mademoiselle, où les peintures aux murs puaient encore, point tout à fait sèches, et qui firent mettre un mouchoir à la duchesse de Montpensier sous son nez, mécontente, qui poussa un long soupir éloquent.

Le 03 juillet,

Au petit matin, Édith se réveilla à l'heure des servantes, c'est-à-dire fort tôt et pressa Jacquemine de l'habiller avant que celle-ci ne descende aux offices.

En lui attachant sa vieille jupe de coton brune, Jacquemine sentit que sa maîtresse lui tapait sur l'épaule. Elle releva la tête et vit mademoiselle de Montgey toute excitée qui lui dit avec célérité en avalant ses mots.

— N'oublie pas d'aller voir les repasseuses pour récupérer ma nouvelle toilette pour l'ouverture du Grand Divertissement de demain ! Je suis impatiente de voir le résultat !!! Les dentelles qu'a choisi Mademoiselle sont une merveille ! Et dire qu'elles vont orner le col de ma chemise et mes poignets !

— Et dire que ça nous prendra une heure supplémentaire à se fatiguer les yeux pour les repasser en faisant attention ! renchérit sa servante. M'enfin vous avez raison, elles sont magnifiques !

Édith passa outre le petit commentaire de Jacquemine et se dégagea de ses mains : elle était prête ! Elle prit un châle noir, le noua autour de son visage et se dépêcha de sortir en catimini.

Elle savait qu'elle avait deux heures devant elle avant que la duchesse de Montpensier ne l'appelât à son service, même si elle devait bien l'avouer, elle passait moins de temps avec la Grande Mademoiselle et plus avec le Dauphin. Édith trouvait que la cousine du roi et était très bonne de lui permettre de prendre loisir auprès de Monseigneur, au lieu de tenir son rôle auprès d'elle.

La demoiselle sortit à pas feutrés et vérifia qu'il n'y avait personne pour se glisser hors du château... C'était un plaisir dangereux que ce jeu-là dans un lieu avec autant de monde... Mais l'envie qu'elle avait ne pouvait souffrir qu'on la reportât ! Elle allait au bois !

La demoiselle se souvenait du ravissement qui l'avait saisi quand elle avait découvert, une joie exaltée qui lui avait fait sauter le cœur, la vue des bois environnants, vastes et touffus, immense océan vert derrière la frontière des splendides jardins.

Et cela lui permettait de faire une pause dans sa maîtrise éreintante de son don... Tous les jours elle s'astreignait, feignait de ne pas entendre les commentaires des oiseaux qui volaient près des bosquets et qui croisaient son regard ; des chiens des dames de la Cour qui se chamaillaient pour une peccadille et venaient toujours vers elle pour lui demander d'arbitrer...

Dans les bois, elle était libre !

D'un pas de loup, elle serpenta en courant à travers les longues allées et les chemins en construction et arriva enfin au milieu des arbres. Elle dénoua son châle et respira un grand coup ! Quelle délicieuse sensation ! L'air était frais, pur, non chargé d'essence de térébenthine, de chaux, ou de plomb comme au château...

Elle s'enfonça dans les bois et vit un écureuil roux qui courait en grimpant le tronc d'un chêne, puis elle entendit le chant d'un merle noir derrière elle et se retourna. Le mignon au plumage d'ébène était posé sur une branche de mûrier sauvage et elle n'eut aucun mal à le reconnaître ! Il se régalait de ses fruits avec un tel étalage de contentement qu'Édith rit en venant à sa rencontre.

Leurs yeux se croisèrent, leurs pupilles se dilatèrent et la demoiselle lui lança :

« Eh bien Michou, quel ami gourmand fais-tu ! Vois ton bec orange, il est tout taché du jus des mûres, espèce de petit glouton ! »

« Ah c'est toi Édith ! » fit-il en sautillant sur sa branche maigrelette qui se courbait sous son poids.

« Je croyais que ce mûrier était chasse gardée... »

« Et comment ! La vieille grive surveille ses mûres comme ses œufs ! Mais j'ai détourné son attention et je me sers au buffet de la Nature que j'ai trouvé tout à fait par hasard ! » dit le merle noir en riant.

« Tout à fait par hasard ! répéta Édith en souriant. Tu n'es pas croyable ! Dis-tu m'en donne une ? »

« Tu n'as pas cassé la croûte ce matin avant de venir ? »

« Eh non. »

« Pauvre de toi ! Allez tiens, va je suis généreux, pas comme la vieille grive ! »

Et Michou vola jusqu'à elle une mûre dans le bec et la lui déposa dans la main, puis se percha sur son épaule. Édith goba le fruit minuscule, fit la grimace et le cracha ! Sur son perchoir, le merle noir chantait fort, mais en réalité, il riait, riait de sa farce !

« Tu n'es pas mignon ! La mûre était passée ! »

« Pardonne-moi mais c'était trop tentant ! » dit-il en continuant de rire.

Soudain, il s'arrêta et battit des ailes !

« Fichons le camp, la vieille grive rapplique ! Elle a découvert la supercherie ! Je l'entends d'ici, elle est furieuse ! Vite ! Vite ! Filons du côté du petit lac ! »

Édith l'atteignit en quelques minutes. Son arrivée surprit les bergeronnettes des ruisseaux, reconnaissables à leur joli ventre jaune, qui s'envolèrent. Elle réveilla aussi un canard colvert qui dormait et ouvrit un œil agacé par tout ce remue-ménage. Son étonnement se dissipa quand il reconnut la « fille qui parlait aux bêtes » avec le farceur de Michou juché sur son épaule.

« Toi, tu as encore joué un tour à la vieille grive... » dit le colvert sur un ton égal au merle noir en nageant à leur rencontre.

Il en avait tant l'habitude. Michou s'envola et vint se poser sur une branche morte qui pendait au-dessus du lac.

« C'était trois fois rien Marcel ! J'avais une folle envie de goûter aux mûres ! »

« Oh ! Tu n'as pas osé toucher à ses mûres ! Je comprends mieux tous les jurons qu'elle crie depuis toute à l'heure ! Té au fait ! Tu sais qui j'ai vu y a quelques minutes ?»

« Qui ? »

« Le coucou ! »

« Oh ce saligaud ! Ce parasite de nid ! Si je le revois, je vais lui dire ma façon de chanter ! »

Édith les laissa à leur bavardage car elle entendit non loin des petits couinements. Au détour d'un grand orme au large tronc, elle découvrit à terre, pris dans un filet un louveteau. Il avait à peu près un mois, guère plus, et criait de peur en se débattant.

« Grâce ! Grâce ! Grâce ! Ne me tuez pas ! Ne me tuez pas ! Ma maman me cherche ! Elle s'inquiète ! »

Édith s'approcha de lui et lui fit signe de se calmer mais au lieu de le faire, cela empira la terreur du louveteau. Il se mit à hurler comme si on l'égorgeait.

« Du calme, je ne vais rien te faire. Si tu arrêtes de bouger, je pourrai plus facilement te libérer. »

Le louveteau s'immobilisa aussitôt qu'il saisit que cette jeune fille comprenait son langage.

« Tu me comprends ? »

« Oui, c'est un don de famille ... répondit-elle en s'escrimant à arracher les liens du filet qui se rompirent après une bataille acharnée. Voilà tu es libre ! Tu peux aller retrouver ta maman ! »

De joie, le louveteau se jeta sur elle et lui lécha les mains en lui répétant : « Merci ! Merci ! Merci ! Tu es bonne, bien bonne ! »

Édith prit le louveteau dans ses mains et le câlina, elle ne put s'empêcher de lui faire un bisou sur la tête quand elle ouït le craquement d'une branche derrière elle, ainsi qu'un grognement intimidant.

« Pose-le à terre, humaine et je ne te ferai rien. »

« D'a... D'accord... » répondit Édith en posant le louveteau au sol tout joyeux de retrouver sa mère.

La louve n'arrêtait pas de grogner, montrait les crocs, et la menaçait en lui jetant des regards hostiles.

« Je... je le libérais simplement... »

« Balivernes, les humains nous traquent et nous tuent en grande pompe soi-disant pour protéger les villages, les troupeaux ou par simple plaisir. Dis-moi l'humaine, qui espères-tu tromper par ton mensonge ! Quand allais-tu sortir l'arme que tu dissimules ? »

La louve s'avança, grogna plus fort et Édith recula, apeurée, marcha sur un pan de sa jupe et tomba à la renverse. Son cri attira deux personnes à proximité.

— Mademoiselle de Montgey vous allez bien ? fit une voix qu'elle appréciait.

Le Dauphin l'aida à se relever, tandis que Val-Griffon braqua son poignard sur la louve prête à bondir.

— Monseigneur, mademoiselle reculez, cette bête est sur le point d'attaquer ! cria Charles.

« Tu vois humaine, il ne cherche même à comprendre et souhaite ma mort avec mon bébé dans mes pattes ! » rugit la louve en la menaçant droit dans les yeux.

— Val-Griffon, je vous interdis de la menacer ! Elle protège son bébé ! s'écria-t-elle en ne lâchant pas la bête du regard.

— Mademoiselle de Montgey, je sais que nous sommes souvent en différent mais en ce cas précis, je vous en prie, laissez-moi faire !

— Certainement pas !

Édith courut vers lui, lui arracha son poignard et le jeta à terre, en même temps qu'elle ordonnait à la louve et à son bébé: « Fuyez ! Je les retiens ! »

L'animal hésita, les crocs saillants, néanmoins tourna les talons et s'enfonça dans le sous-bois opaque. Son louveteau s'attarda un instant et fixa sa sauveuse d'un air triste, les yeux mouillés.

« Moi je t'aime ma sauveuse, mais maman a raison, vous les humains, ne nous n'aimez pas... »

Et il disparut sur l'appel de sa mère.

Édith tomba à terre, en larmes, le cœur déchiré parce qu'elle ne savait que trop que les loups étaient de tout temps chassés... Monseigneur se précipita vers elle pour l'aider à se relever.

Val-Griffon n'en revenait pas de ce qu'il venait de voir... On aurait dit que la demoiselle avait eu pouvoir et emprise sur la louve...

Charles attrapa son poignard en ne quittant pas des yeux Édith, cherchant à percer à jour son secret... Depuis qu'il la rencontrait, des choses étranges survenaient parfois en présence d'animaux...

— Mademoiselle de Montgey, venez, rentrons, dit doucement le Dauphin en lui prenant la main. Je n'ose imaginer votre frayeur devant cette bête féroce...

— Oh Monseigneur, répondit Édith, c'était une mère, juste une mère et elle protégeait son petit, rien de plus... Il n'y avait eu plus de peur que de mal.

Le trio marcha pour regagner le château de Versailles dans un profond silence, l'incident avait enlevé toute la joie à être dans les bois où personne n'y était encore, hormis ses hôtes.

Juste avant de franchir la dernière rangée d'arbres, Édith s'arrêta, regarda d'un œil triste le mûrier où il n'y avait ni grive furieuse, ni merle noir folichon et soupira. Elle se tourna vers le gentilhomme et l'héritier du trône.

— Je ne savais pas qu'une balade forestière avait-été prévue aujourd'hui ?

Le Dauphin chercha immédiatement l'appui et le secours de Charles et se contentait de fuir les yeux perçants de mademoiselle de Montgey.

— Nous étions venus constater par nous-même les racontars, répondit Val-Griffon, évasif.

— Les racontars ?

— Il se murmure que des gens font du braconnage illégal dans les bois royaux. Le filet qui a servi de piège au louveteau en est manifestement la preuve... Mademoiselle de Montgey, pouvons-nous avoir la garantie de votre silence sur notre rencontre ici... Monseigneur... Monseigneur n'est pas censé sortir seul...

Édith hocha la tête et engagea son silence.

La brise qui soufflait depuis l'aube fit voler son châle noué à son cou, lequel lui chatouilla le visage. Elle voulut ôter le bout qui la gênait de devant ses yeux et leva sa main droite pour ce faire. Qu'elle ne fut pas sa surprise de constater qu'elle était encore dans celle du Dauphin !

Ils étaient main dans la main depuis qu'ils s'étaient mis en route !

La demoiselle s'empourpra et lâcha brusquement Monseigneur, en s'excusant dans un rire nerveux.

— Partez... partez devant... il n'est guère convenable que je rentre au château en compagnie de deux hommes sans chaperon...

Les gentilshommes s'en allèrent donc après que Monseigneur promit à Édith de la revoir bientôt. Il lui offrit même un large sourire plein de tendresse et Édith remarqua qu'il n'avait jamais eu les yeux aussi brillants qu'en cet instant et que Val-Griffon n'avait également jamais eu le regard plus sombre et l'air impénétrable. Pourtant, il s'abstint de toute répartie.

Une fois seule, la jeune fille serra son châle sur son cœur qui tambourinait dans sa poitrine.

« Moi je dis qu'il est secoué de sentiments pour toi ! Ça crève les yeux ! » ricana Michou qui avait assisté à la scène.

« Tu le crois vraiment ? demanda-t-elle fébrile, les pensées en désordre. Ça serait fou, complètement fou ! »

« Oh que oui ! répondit-il avec aplomb. Après tout, les animaux sont gages de bonne foi, ils sont incapables de tromper leur ami... »

Et sur cette ironie, Michou vola raconter la rumeur d'une amourette en pays humain aux animaux du petit lac qui attendaient toujours les potins comme une gazette parisienne.

GLOSSAIRE : 

(1) Accouchement.

(2) Élisabeth-Charlotte du Palatinat (1652-1722), dite "La Palatine".

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez