Chapitre 19 - Celle qui gagne - Sélène

Elle congédia avec froideur son espion qui venait de lui rapporter la mort d’Erwan Caoran. Sa haine pour ce peuple de bêtes sauvages terrées dans leur montagne ne faisait que croître. Elle ne pouvait supporter qu’ils échappent à toutes représailles, à toute autorité, en particulier la sienne. Ils ne daignaient même pas répondre à ses lettres.

La veille, un autre lui avait rapporté les évènements survenus à Muspell. Les mauvaises nouvelles s’empilaient dans son esprit torturé. Elle n’aurait jamais imaginé que les choses puissent prendre une telle tournure, les règles avaient été conçues en ce sens, elle les croyait incontournables, et pourtant… Elle avait la sensation que tout lui glissait entre les doigts, inexorablement, même si elle savait que ce jour arriverait tôt ou tard.

Elle sortit profiter de l’air frais du matin sur le seuil de sa porte. Elle admira le ciel, les quelques nuages rosés de l’aube, tout en respirant la pureté de la brume qui se dissipait lentement. La neige arriverait bientôt. Il serait encore plus difficile d’atteindre le sommet du pic, plongeant Réalta dans un isolement presque absolu de longs mois durant.

Elle frissonna. Elle se dirigea vers l’intérieur de sa maison, lorsqu’un bruit de sabots résonna contre les parois rocheuses. L’eau de son bassin s’agita. La Mystique de l’Eau arrivait. Elle descendit à sa rencontre.

La silhouette élancée d’Elista Thintri apparut enfin. Droite sur son cheval, l’espadon dans le dos, elle semblait déterminée malgré la fatigue évidente du voyage.

  - Bienvenue à Réalta, lui dit tranquillement Sélène.

Elista mit pied à terre et s’avança vers elle.

  - Merci de m’accueillir. Je suis Elista Thintri, la Mystique de l’Eau.

  - Je sais. Je m’appelle Sélène Eolas, gardienne de Réalta et des Mystiques.

  - Je viens de la part du sage de Glyphe, j’ai besoin de votre aide.

  - Veuillez me suivre. Nous allons nous occuper de vos affaires et de votre monture.

Sélène guida la jeune femme jusque chez elle. Elle l’installa dans le salon et ferma les portes coulissantes pour garantir leur tranquillité. Elle lui servit une tasse de thé fumant et posa une corbeille de fruits sur une table basse. Elle l’invita à s’assoir sur les coussins de sol et à se sustenter. Elle prit place en face d’elle.

  - Que puis-je faire pour vous aider ? demanda-t-elle sur un ton matrimonial.

  - J’ai récemment fait l’expérience d’une sorte de voyage.

Le cœur de Sélène bondit dans sa poitrine.

  - C’était comme si mon esprit s’était échappé de mon corps à travers l’eau, poursuivit-elle. J’avais déjà lu des histoires sur ce phénomène, mais on dit que c’était un pouvoir disparu, voire une simple légende. D’après le sage, vous êtes la seule capable de me renseigner.

Sélène ne répondit pas. Elle entendit un rire cristallin pétiller dans ses oreilles.

  - Je crains de ne pas pouvoir vous être d’une grande d’aide, répondit-elle de sa voix caverneuse. En effet, les premiers Mystiques furent capables de telles prouesses, grâce à la force de leur pouvoir. Malheureusement, avec le temps, la magie a faibli, et il est devenu extrêmement difficile d’accéder à cette faculté. De plus, la paix s’étant installée durablement, les Mystiques se sont largement reposés sur leurs acquis depuis des siècles, perdant dans le même temps des savoir-faire précieux. Je n’ai jamais été Mystique moi-même, tout ce que je pourrai vous expliquer ne sera de fait que très théorique.

Une demi-vérité valait mieux qu’un mensonge à part entière. Elista grimaça légèrement. Elle semblait déçue.

  - Comment expliquez-vous alors que cela me soit arrivé ?

  - Peut-être que cela sera la seule fois. Peut-être est-ce lié à votre état émotionnel. L’eau est une grande sensible. Ces voyages sont épuisants pour le psychisme, mieux vaut ne pas insister si cela ne vous est pas nécessaire.

  - Je veux essayer, insista Elista. Je pense que cela pourrait nous être d’une grande aide au regard de la situation.

Encore ce rire. Sélène prenait sur elle pour ne pas chercher du regard la présence invisible qui se moquait d’elle d’une manière aussi effrontée. Elle se leva et se dirigea vers son immense bibliothèque. Elle chercha dans les rayons un ouvrage bien spécial. Elle le dénicha tout en haut, souffla dessus pour éliminer la poussière compacte qui le recouvrait. Il était très ancien, la couverture de cuir était élimée et les pages, jaunies et cassantes, étaient prêtes à tomber en morceaux. Elle le tendit à Elista.

  - Tenez. Prenez-en soin, il est fragile.

Elista le saisit d’une main, et passa l’autre doucement sur les lettres dorées gravées sur la couverture.

  - « Théorie de la pratique magique », murmura-t-elle.

  - Il contient toutes les informations sur ces voyages au travers des éléments, et plus encore.

  - Vous voulez dire qu’il est possible de faire ça avec les autres éléments ?

  - Bien sûr. Même si en ce qui concerne le Temps ou la Lumière, la tâche est bien plus ardue, comme vous pouvez l’imaginer.

Elista ouvrit le livre avec précaution, tourna les pages délicatement, balayant du regard les lettres cursives minuscules.

  - Je vous remercie. Nous allons en faire bon usage.

Sélène lui sourit en retour.

  - Vous pouvez rester ici pour la nuit, nous avons un pavillon dédié aux visiteurs.

Elista leva les yeux vers elle en haussant les sourcils.

  - C’est tout ?

  - Je vous demande pardon ?

  - Vous ne me donnez rien d’autre qu’un livre ?

  - Il résume parfaitement tout ce que vous devez savoir, répondit sèchement Sélène. Le reste dépend de vous et de votre assiduité dans votre pratique.

Elista baissa les yeux. Sélène fit tinter une clochette pour appeler un domestique.

  - Veuillez la raccompagner au pavillon des voyageurs.

La Mystique se releva, regardant Sélène d’un air désappointé. Elle avait fait un long voyage éreintant pour n’obtenir qu’un simple livre, la gardienne de Réalta était consciente de sa déception, mais elle ne pouvait pas se permettre de lui en dire plus sans se compromettre. La maîtrise de cette faculté demandait des années, et sans son aide, elle ne pourrait pas y parvenir. Elle entendit l’eau de son bassin bouillonner avec colère. Elle s’en approcha, fixa les remous de ses yeux gris métalliques.

  - Je sais, c’est dur de perdre.