Chapitre 19 - Crue (partie 2)

Notes de l’auteur : Bonjour !

J'ai dit qu'il y avait beaucoup de flotte ? Oui ?

Fin de l'avant-dernier chapitre :O Je n'en reviens toujours pas ^^

Bonne lecture à vous et merci par avance pour vos retours

    Diane dodelinait de la tête sous le soleil qui lui brûlait les oreilles. Les guides dans les mains, elle peinait à rester assez éveillée pour surveiller à la fois le chemin et le bâton d’encens qui se consumait lentement et indiquait depuis combien de temps Moebius était enfermé.

    Fourmi ne boitait plus, peut-être grâce aux quelques jours de repos forcé, et Tobias avait dit que les bêtes étaient immunisées contre les spores et qu’ils pouvaient attendre encore pour manger. Mais à présent, le marchant dormait, fiévreux, les juments bavaient et transpiraient, et elle sursautait au moindre renâclement un peu vif, ou mouvement d’oreilles suspect, persuadée qu’elles allaient mourir sur place.

    Elle n’avait croisé ni village, ni voyageur, ni animal. Périodiquement, la trappe bougeait avec fracas et la faisait lever d’un bond, le cœur dans les tympans et les yeux humides.

    S’en suivait de l’agitation, des rugissements inhumains qui lui glaçaient le sang malgré l’épaisseur de bois, puis le silence revenait, impitoyable, seulement pour être interrompu peu de temps après par une nouvelle crise.

    Pour l’instant, le calme s’éternisait, intraitable.

    Diane se surprit à tapoter du pied, le regard rivé sur le bâton d’encens. Le trait clair indiquant le moment de réveiller Tobias pour donner de l’air à Moebius paraissait inatteignable. À chaque vérification, elle trouvait sa figure encore pire qu’à l’ouverture précédente.

    Elle s’étira le dos et secoua la tête pour chasser les larmes qui montaient malgré elle. Elle les avait entraînés tous les deux dans ses difficultés, à elle maintenant de rester alerte, et de les conduire le plus loin possible.


-°-


    Diane bascula vers l’avant et sursauta. Fourmi lui avait arraché les guides des mains. Le bâton d’encens se trouvait à ses pieds, rompu en plusieurs morceaux.

    — Tobias ! appela-t-elle en stoppant les chevaux.

    Elle sauta à l’arrière du véhicule. Tobias s’éveillait, au fond, derrière la cache, mais trop lentement.

    — Je me suis endormie ! insista-t-elle en poussant le chargement pour débloquer la trappe. Le temps est dépassé !

    Le magicien gisait blafard, recroquevillé et immobile.

    — Moebius ! cria-t-elle en le secouant. Moebius !

    Il inspira brutalement, prononça quelques mots incohérents et se leva avec raideur. Un frisson descendit ses épaules et affronta le picotement qui remontait ses poignets.

    — Moebius ? tenta-t-elle avec un pas en arrière.

     Le visage de Moebius se tourna vers elle, mais ses yeux hagards ne la virent pas, et s’allumèrent. La corde autour de lui se défit et chuta à ses pieds.

    — Recule ! hurla Tobias derrière.

    Quelque chose la frappa si fort qu’elle râpa dans la poussière, le souffle coupé, les bras en feu. Moebius sauta par-dessus le bord du chariot et atterrit d’un geste mécanique. Quelque chose siffla. Diane roula. Cogna contre une pierre. Une dague s’enfonça dans le sol près de son cou.

    Moebius sursauta, porta la main à sa tête d’un mouvement saccadé et s’affaissa sur les genoux. Ses yeux cessèrent de briller, puis il chuta lentement sur le côté.

    Diane ne put s’empêcher de ramper plus en arrière, le cœur battant. Elle ramassa une autre lame, confuse.

    Tobias avait coincé sa fronde dans sa ceinture et s’était accroupi devant Moebius, qui gisait dans la poussière. Diane plaqua les paumes sur sa bouche, puis essuya de la sueur de sous son oreille.

    — Est-ce … Est-il…

    — Non, soupira Tobias, soulagé. Pas pour l’instant. Et j’espère que demain non plus. Remettons-le dans la cache. Et cette fois, je ne fais pas l’erreur de garder ses armes sur moi.

    — Peux-tu m’aider à me lever ?

    Ce n’est qu’en tendant la main, couverte de sang, qu’elle comprit qu’elle ne transpirait pas.


-°-


    Diane pressait le bandage sur son épaule gauche. Après lui avoir passé un sermon, puis soigné sa coupure, Tobias avait pris les guides et l’avait envoyée se reposer dans le chariot.

    Mais la quiétude la fuyait. Le véhicule tanguait fort, comme si le marchand avait emprunté une route secondaire. Appuyer limitait la douleur physique, mais ne calmait pas son esprit.

    Jamais elle n’aurait dû ouvrir sans attendre Tobias. Ils ne sauraient pas dans quel état la fronde avait mis Moebius avant longtemps, et elle n’avait entendu que du silence depuis qu’ils étaient repartis.

    Sa joue picotait. Diane y passa un doigt et souffla bruyamment. Elle s’était aussi griffée la pommette.

    Elle se tourna de l’autre côté en espérant chasser les images de Moebius qui, tour à tour, annonçait avec nonchalance qu’il allait rester sur place, ou concentrait sur elle son regard injecté de sang.

    Le magicien avait plongé dans le cénote, pensant qu’elle se noyait. Malgré des capacités indéniables, il souffrait d’une déplorable tendance à se déconsidérer. Diane replia les jambes et tira la capuche sur sa tête pour se protéger du soleil.

    Il fallait avoir subi beaucoup pour proposer de se laisser mourir seul dans la montagne avec encore moins de passion que s’il offrait du cacao.

    Tobias entrebâilla la trappe et vérifia rapidement les liens de Moebius avant de claquer le couvercle une nouvelle fois.

    Et l’absence de poursuivants l’inquiétait. Elle avait fini par comprendre qu’utiliser de la magie rendait Moebius traçable. Ce qu’il avait fait. Sans explications crédibles, elle se perdait en conjectures.

 

-°-

 

    Diane fut réveillée par Tobias qui déplaçait ses pieds pour accéder à la cache.

    — Ses yeux sont presque redevenus blancs, annonça-t-il en soulevant les paupières de Moebius. Je vais laisser entrouvert.

    Elle se mordilla la lèvre. Replié sur lui-même, l’égy bavait, la tête appuyée sur un poing. L’impact du caillou avait marqué son cuir chevelu, la tâche pourpre s’était étalée, jusque sur le lobe de son oreille droite. Sa respiration semblait normale. Il ne restait plus qu’à patienter, en espérant qu’il se réveille.

    Tobias avait trouvé un endroit un peu à l’écart du chemin, couvert d’herbe rase grâce à l’humidité du versant. Elle n’avait même pas relevé qu’ils avaient quitté les sommets neigeux.

    — Où sont nos poursuivants ? s’enquit-elle, rattrapée par l’inquiétude.

    — Beaucoup trop près à mon goût, soupira Tobias en frottant le nez de ses juments. Tout à l’heure, on est passés sur une crête, j’ai aperçu des gens au loin. Je perds un temps fou à faire des détours pour éviter la route. Mais dans notre malheur, on a un peu de chance. Leur point de repère principal ce doit être Moebius, et on n’aurait pas pu mieux le cacher que sous la trappe.

    — Mais ils pourraient nous retrouver, juste en suivant les traces du chariot.

    — Au début, je n’ai pas compris non plus. J’en suis venu à la conclusion qu’ils étaient pressés de nous tomber dessus avant le col, du coup ils sont arrivés par leurs tunnels magiques, à pied. Et maintenant, ils doivent récupérer des chevaux s’ils veulent nous rattraper.

     Diane opina, toujours assise à proximité de la cache, de façon à pouvoir observer le magicien.

    — Il faut absolument qu’on traverse le torrent et que je vous dépose à l’intersection vers l’aqueduc avant qu’on perde cet avantage, termina Tobias comme s’il réfléchissait tout haut.

    Elle appuya sur son ventre pour le faire taire. Puis elle se frotta le visage et attrapa un chiffon, qu’elle alla tremper dans l’eau du ruisseau dans lequel les chevaux se désaltéraient, et remonta l’installer sur le front de Moebius. La nuit avait envahi l’intérieur de la cache.

    Diane ouvrit avec précautions les caisses pour chercher le pot d’onguent. Son épaule la faisait souffrir et continuait à saigner.

    — Tu as de la chance, grommela Tobias en s’approchant avec la lampe pour l’aider. C’est propre et peu profond. C’est juste mal placé, la peau bouge trop.

    Diane baissa la tête et se laissa faire avec une vilaine impression de déjà-vu. Ses doigts picotaient.

    — Et toi ? Ton état m’inquiète.

    — Hum, dit-il évasivement, avant de poursuivre, de lui-même. Dans la mine, ça allait, mais depuis notre sortie, pas terrible. Le soleil me brûle les yeux et dès que je remue un peu vite, j’ai des vertiges. J’attends que Moebius se réveille pour de me décider, mais je ne pense pas être capable de vous emmener à l’aqueduc…

    Diane posa une main sur l’épaule du marchand, main qu’elle espérait assez stable pour masquer le tremblement dans sa gorge. Elle s’était plus attachée au jeune contrebandier en quelques jours qu’à Dimitri en plusieurs années.

    — Tu n’as pas à te justifier, énonça-t-elle. Tu as besoin de soins, cela se voit. Quoi que tu décides, sache que tu pourras toujours me tutoyer. Souhaites-tu une compensation financière, pour tes animaux que… pour ta caravane ?

    — Dit comme ça…

   

-°-

 

    Tobias lui avait confié les guides à nouveau, après avoir minutieusement rangé les bijoux qu’elle portait lors de sa fuite, n’avait pas arboré depuis, et venait de lui offrir. Elle laissait les chevaux trotter à leur rythme. Ils avaient une meilleure vision nocturne qu’elle, et le chemin sur lequel ils descendaient était relativement entretenu.

    De temps en temps, Moebius bougeait ou gémissait par la trappe ouverte.

    — Martial ? appela-t-il d’une voix éteinte.

    Diane jeta un coup derrière elle. Il ne cherchait pas à se redresser. Elle préféra patienter.

    Fourmi tira sur les rênes, arrachant celles du côté où son épaule continuait de lui remémorer sa faute. Diane serra les dents, se pencha pour reprendre les guides en main, puis rajusta le bandage avec une grimace. Le sang avait collé au tissu.

    Moebius s’agita et parvint à s’asseoir. Pendant un moment, elle retint sa respiration.

    — Vous pouvez me détacher ? J’ai l’impression que je vais perdre mes pieds.

    Diane se détendit et arrêta le chariot. Elle alluma sa veilleuse, s’approcha de lui et vérifia que ses yeux ne montraient plus de coloration rouge. Puis elle le libéra. Le regard du magicien s’attarda un instant sur la griffure sur sa joue et il tritura son bracelet. Diane se détourna.

    — Prenez votre temps pour vous lever. Vous avez essuyé un vilain coup derrière la tête.

    Diane retourna aux guides, remonta le col de son manteau et remit les chevaux au pas. Elle commençait à le connaître suffisamment pour savoir qu’il s’en voudrait de l’avoir blessée. Inutile d’en rajouter.

    Moebius finit par s’extirper de la malle avec force grognements, et vint s’asseoir lourdement sur le banc à côté d’elle. Il se frictionna le visage et resta un moment la tête dans les mains, les coudes sur ses genoux. Les cris graves et répétés d’une chouette mouchetée rompirent la nuit.

    Elle commençait à se demander s’il s’était rendormi quand il prit la parole.

    — Tobias n’est pas blessé ? s’enquit-il en regardant dans le chariot sombre.

    — Pas plus qu’hier matin, déclara-t-elle d’un ton qu’elle espérait rassurant.

    Il leva les yeux vers le ciel parsemé de paquets nuageux qui masquaient les étoiles, puis fit pivoter sa tête sur son axe, et s’étira le dos. Plusieurs de ses articulations craquèrent distinctement. Même Fourmi retourna une oreille. Diane ne put retenir un faible sourire.

    — Merci, finit-il par murmurer. Vous aviez raison. Pour la cache.

    Diane haussa les épaules. Enfin, une. Moebius aurait certainement fait pareil, leurs rôles eussent-ils été inversés. Elle lui était reconnaissante d’avoir admis ses torts, mais n’avait pas l’intention de l’encourager à plus se rabaisser.

    — Avez-vous soif ? demanda-t-elle doucement en désignant l’outre.

    Il s’empara de l’eau et avala plusieurs gorgées bruyamment, puis il testa le tremblement de ses mains comme elle l’avait vu faire dans les tunnels puis se cala à nouveau la tête dans les bras.

    Diane convoqua tout son vocabulaire, mais ne trouva pas le moindre début satisfaisant pour commencer à s’excuser, et elle pinça les lèvres, frustrée.

    Alors elle coinça les guides entre le banc et sa jambe et chercha le paquet de racines antidouleur que Tobias avait dénichées le long du chemin, tout fier, et lui avait confiées en attendant le réveil de Moebius.

    — Tenez, offrit-elle en les lui tendant.

    Le magicien prit le petit ballot sur ses genoux avec un haussement de sourcil interrogatif, l’ouvrit, et se tâta autour de l’oreille de la main en mâchonnant une des plantes. Diane éteignit la veilleuse, qui n’apportait plus rien puisque le soleil se levait, et détourna la tête pour bâiller dans son épaule.

    — Merci, répéta-t-il sans la regarder.

    Diane se tourna vers lui, perplexe. Allait-il commencer à la remercier au moindre geste ?

    — Je n’avais pas le courage de partir. Il aura fallu qu’on me montre l’exemple…

    Elle rajusta son assise. Elle avait surtout l’impression de lui avoir attiré des ennuis, en plus de l’avoir frappé.

    Diane serra les mains sur ses genoux. Maintenant, elle se sentait piégée. Il devait lui en vouloir de l’accueil glacial qu’elle lui avait réservé. Elle tenait à vider le venin, et reprendre dans la bonne entente qu’ils avaient précédemment. Mais les excuses qu’elle désirait prononcer se coinçaient dans sa gorge. Elle se tapota les joues, plus fort que d’habitude.

    — J- Je vous demande pardon de vous avoir giflé, articula-t-elle, commençant par le début.

    Fourmi lui arracha les guides de nouveau. Moebius les rattrapa à leurs pieds alors qu’elle portait la main à son épaule instinctivement.

    — Allez vous reposer un peu, proposa-t-il en se redressant lentement. J’ai l’impression d’avoir dormi des heures. Je réveillerai Tobias si j’ai un doute à une intersection.

    Reconnaissante, Diane enjamba le banc pour aller s’étendre à l’arrière, mais se retourna, appuyée sur une caisse.

    — Je pense que vous ne manquez pas de courage. Mais d’instinct de préservation, certainement.

 

-°-

 

    Diane resta allongée les yeux clos. Elle aurait voulu pouvoir dormir plusieurs jours d’affilée. Elle passa la main dans l’encolure de sa tunique pour toucher sa blessure. Son bandage de fortune avait glissé et sa chemise adhérait à son tour.

    Moebius sauta à l’arrière et s’assit en tailleur. Elle remonta le col de son manteau, se redressa sans appuyer sur son bras douloureux, et l’observa, lui trouvant l’air plus souffrant encore qu’aux cénotes. Les traits creusés, il tournait toujours son bracelet sur son poignet. Une multitude de griffures couvraient ses coudes et ses mains, et plusieurs de ses ongles étaient cassés.

    — Tobias ne va pas bien, déclara-t-il en regardant ses pieds.

    — Je sais, soupira-t-elle. Il s’en est ouvert à moi aussi. Pouvons-nous vraiment poursuivre seuls ?

    — Il propose de nous remonter dans la vallée du Tsul Ha. Selon lui, une fois le torrent traversé, il pourra prendre une autre route pour redescendre vers les plaines, et nous n’aurons qu’à suivre le chemin grimpant jusqu’aux citernes. Il dit qu’en plus en cette saison le Tsul Ha est traître et change de cours souvent, et que ça nous aidera à effacer nos traces.

    — Alors nous ferons cela.

    Il hocha la tête, remonta sa capuche et se cala contre une des caisses ayant survécu à la sortie chaotique de la mine. Diane jeta un bref coup d’œil à l’extérieur. La matinée était bien entamée. Ils longeaient un dévers, loin en bas duquel elle remarqua des abris et des troupeaux de llamas.

    Tobias se retourna et réclama qu’on le relaie.

    Diane enjamba le banc en appuyant sur son bandage et s’assit. Le paysage était magnifique. Ils voyageaient sur une pente calme à flanc de montagne. Au loin, loin derrière les plaines en contrebas, loin derrière les bois et le fleuve qui serpentait, elle apercevait la mer. Elle s’étira, oubliant un instant son épaule.

    — Combien de temps reste-t-il pour atteindre le gué ?

    — On devrait y être demain, je pense. Il faut descendre encore un peu, pour pouvoir changer de vallée. Ensuite, on remonte de l’autre côté, le long du torrent. Il n’y a pas vraiment de gué. On devra continuer jusqu’à ce qu’on trouve un endroit praticable.

 

-°-

 

    Quand elle se réveilla dans le chariot, ils avaient repris la route. Elle se massa l’épaule, qu’elle découvrit humide. Il pleuvait. Moebius et Tobias discutaient à l’avant, et se turent lorsqu’elle ouvrit la toile. Tobias lui indiqua le panier de nourriture, trop plein pour avoir été rempli légalement.

    — On n’a pas attendu que tu sois debout, annonça Tobias en montrant de la tête d’épais nuages qui s’amoncelaient au-dessus des arêtes montagneuses. Le Tsul Ha est déjà capricieux à la fonte des neiges. Si en plus il pleut, on risque d’avoir du mal à trouver un gué.

    — Et il y a du monde derrière nous, compléta Moebius d’un ton lugubre.

    Elle s’immobilisa, la goyave qu’elle avait saisie toujours dans sa main.

    — La confrérie ? demanda-t-elle sans illusions.

    Le magicien opina. Diane demeura debout derrière les deux hommes et grignota son fruit sans aucun plaisir. La pluie ruisselait doucement sur la croupe de Fourmi. Après eux, le chemin escarpé d’où ils venaient se perdait dans une nappe de brouillard qui montait, porté par le vent.

    — Combien de temps reste-t-il avant l’intersection ?

    — On devrait y être peu avant midi. Pour l’instant, la route est bonne, répondit Tobias. Diane s’interrogeait sur la provenance des fruits lorsque Moebius rentra la tête dans le col de son manteau et frissonna violemment.

    — Je pense que je fais une poussée de fièvre réplique, lâcha-t-il en claquant des dents.

    — Pour de vrai ? dit Tobias. C’est vraiment des saletés, ces champignons. Heureusement que je les ai trouvées, ces racines.

    Ils ne firent plus de pauses, se relayant aux guides, jusqu’à enfin commencer à longer le Tsul Ha. Le fleuve de montagne léchait la chaussée de son flot presque rouge, parfois même en rongeant la terrasse de scories tassées sur laquelle elle sinuait. Avec la chaleur et les averses à répétitions, l’air goûtait quelque chose de métallique.

    Le soleil n’était pas sorti de derrière le masque des nuages, et la pluie restait légère. D’anciennes portions de route, croisant le cours d’eau, ou le bordant par l’autre côté, témoignaient de l’instabilité du tracé au fil des crues.

    Moebius profita d’une large pierre lissée par l’érosion pour sonder sans descendre du chariot.

    — Personne, indiqua-t-il. Les cavaliers sont encore à plusieurs kilomètres plus loin. Par contre, je suis inquiet pour le gué.

    Diane ne put qu’opiner. Elle avait elle-même essayé jaugé le torrent. Sur les remous flottaient quantité de feuilles, de branches, et elle avait même cru voir la carcasse boursouflée d’un llama mort. Chaque bloc rocheux brisé, chaque bouillonnement lui enjoignait de remercier les dieux d’avoir un véhicule pour traverser celui-ci.

    À plusieurs reprises, Tobias descendit, s’approcha de traces de gué, puis revint en secouant la tête. Moebius se remit à claquer des dents malgré la racine qu’il avait mâchée. Diane se redressa sur le chariot, scrutant le rideau de pluie à la recherche d’une zone où le courant se calmait.

    — Et là-bas ? indiqua-t-elle à Tobias.

    Après une autre courbe, le torrent s’élargissait un peu. Un arbre tenait debout au milieu des flots, ce qui donnait une idée de la profondeur à cet endroit.

    Tobias sauta au sol, s’approcha du bord et se frotta le menton.

    — Ça passe, jugea-t-il en haussant le ton pour couvrir le bruit de l’eau. Et de toute façon, râla-t-il en scrutant la route derrière eux, on n’a pas trop le choix.

 

-°-

 

    L’eau lapait le poitrail des chevaux, qui avaient presque traversé, mais la pluie avait trempé ses épaules aussi sûrement que si elle avait plongé.

    Le grondement de la rivière les obligeait à crier. Le chariot tirait fort vers l’aval, le courant bouillonnant à travers ses roues. Il ne leur restait que quelques pas à parcourir lorsque le véhicule s’immobilisa avec un grincement.

    Tobias passa du banc conducteur sur le dos d’une jument pour enlever du poids. En vain.

    — L’eau rentre ! lança-t-elle, cramponnée au rebord glissant.

    — Je vais pousser ! cria Moebius, de l’autre côté.

    Diane sentit ses doigts brûler.

    — Moebius non ! Tu n’es pas…

    Mais trop tard, il avait sauté, et s’arc-boutait à l’arrière, blafard, immergé jusqu’au-dessus de la ceinture. Sous le poids du magicien, le chariot se décoinça d’un coup et grimpa la rive, manquant de la projeter elle-aussi dans le courant.

    — Moebius ! cria Tobias.

    Diane atterrit si brutalement sur la berge détrempée, les pieds dans la vase froide, que ses dents s’entrechoquèrent. Elle fouilla la surface des yeux. Moebius avait dû glisser. Il réapparut juste en amont de l’arbre au milieu des flots, et parvint à s’y s’agripper.

    — Tobias la corde ! exigea-t-elle en arrachant sa veste noire, les mains tremblantes, sans lâcher le magicien du regard.

    Il essayait de garder sa prise sur le tronc, malgré l’écorce friable. Il était trop lourd pour nager ou grimper.

    — Moebius ! Débarrassez-vous du manteau !

    Sa voix fut emportée par le bruit fracassant de la crue. Elle se retourna pour récupérer le câble.

    — Je vais…

    — Donnez-moi cela Tobias, coupa-t-elle.

    Elle plongea une jambe dans l’eau glacée et fixa une extrémité du lien à une large souche enfoncée dans la rive. Puis elle fit un nœud autour de sa taille, les doigts déjà gourds. Le reste de la longueur en main, elle inspira un grand coup et s’engagea dans le fleuve en jurant intérieurement.

    Moebius tentait de rejoindre le bord en se tenant à une branche basse. Le courant augmentait.

    Sous la force du torrent, ses pieds dérapaient sur le sol caillouteux. Elle avança lentement, les phalanges crispées autour du filin. Elle dut nager plus tôt que prévu. Et plus vigoureusement qu’escompté.

    Quand elle atteint Moebius, ses orteils peinaient à trouver des prises au fond de l’eau. Elle saisit le bras du magicien qui venait de glisser une nouvelle fois. L’effort lui tira un cri.

    — La corde ! toussa-t-elle.

    Moebius était parvenu à reprendre pied sur quelque chose et s’accrocha à elle pour passer le câble autour de lui. Elle attrapa sa main aussi fort qu’elle le put et le tracta lentement vers le bord en s’aidant du filin.

    Quelque chose frappa ses jambes, sapant ses appuis. Ils furent happés par le courant. La corde se tendit brusquement, vidant ses poumons sous le choc.

    Elle se débattit pour percer et toussa, la gorge en flammes.

    L’uniforme de la confrérie les tirait vers le fond, Moebius glissait entre ses doigts. Elle inspira fort, puis plongea pour l’empoigner par la taille et poussa de toutes ses forces sur le sol caillouteux.

    Le filin lui scia les côtes, mais la ramena à la surface. Elle reprit pied, puis bascula en arrière, coincée par le poids de Moebius. De l’eau rentrait par ses narines, ses poumons hurlaient.

    La corde le tracta sur la berge. Saisie de spasmes, Diane roula sur elle-même et resta un moment à respirer, appuyée sur ses coudes et des gouttes tombant de son nez.

    Elle cligna des yeux. Ils avaient dérivé d’une dizaine de mètres. Tobias avait dû les tirer avec le câble.

    À côté d’elle, Tobias criait sur Moebius, qui ne bougeait pas. Les jambes glacées, elle se traîna vers lui et le bascula sur le côté.

    Ignorant les taches noires qui dansaient devant elle, Diane se redressa et le tapa plusieurs fois dans le dos avec l’impression qu’elle allait lui briser une vertèbre.

    Rien.

    — Moebius !

    Rien.

    Elle l’empoigna par le col, le secoua en jurant sans retenue, puis le gifla.

    Il ouvrit les yeux et régurgita de l’eau grise à torrents.

    Diane se rassit sur ses talons, frissonnante, s’essuya les joues, et posa une main sur sa poitrine dans l’espoir de calmer son cœur qui cognait comme un tambour. Le magicien finit par s’asseoir lentement.

    Saisie d’un rire nerveux en voyant la trace de doigts écarlates sur sa joue, elle le prit dans ses bras.

    Moebius la repoussa doucement.

    — … d’air, coassa-t-il.

    — Tu nous as fait peur idiot, grommela Tobias, dont elle avait presque oublié la présence.

    Le magicien batailla pour ôter son manteau trempé et se mit à claquer des dents violemment. Tobias entreprit de défaire les nœuds à la corde pour la ranger.

    — Venez, dit-il en tendant une main à Moebius pour l’aider à se lever, le filin roulé sur l’épaule. On ne peut pas rester là. Heureusement on n’a pas cassé la roue.

    Diane les suivit et se hissa dans le chariot après eux, renfila son vêtement et s’assit sur une caisse en grelotant.

    Le véhicule reprit sa route, le couvert arboré ne parvenant pas à réduire la quantité d’eau qui leur tombait dessus. Moebius fouilla dans les poches de son manteau, en sortit un cube noir, puis se ravisa et le rangea avec un soupir qui se transforma en une quinte de toux. Quoi qu’il ait eu envie de faire, le risque de trahir sa présence l’avait fait changer d’avis.

    — Les magiciens peuvent-ils traverser malgré la crue ? demanda-t-elle en serrant les bras autour d’elle, en partie parce qu’elle se sentait glacée et en partie à cause d’une douleur qui commençait à irradier à travers le bas de ses côtes gauches.

    — Oui, surtout s’ils sont nombreux. Mais pas leurs chevaux…

    Moebius s’interrompit pour tousser.

    — Je suis contente que vous soyez revenu, déclara-t-elle faiblement. Je me suis mal conduite, je le sais. Je me suis laissée emporter, je ne me souviens même plus des raisons de ma colère…

    Il eut un petit sourire qu’elle interpréta comme compréhensif. Diane resserra ses coudes autour d’elle. La douleur empirait.

    En face d’elle, le magicien se cala la tête entre les mains, la pluie ruisselant dans ses courts cheveux. Le silence pesait à Diane. Il cédait trop de place à l’inquiétude pour leurs poursuivants, pour la sensation glacée de l’eau, périodiquement, rentrait par son col et se glissait dans son dos, pour Augustin et Moebius. Et Tobias, qui les quitterait prochainement.

    — Est-ce possible de se tutoyer ? demanda-t-elle, au désespoir de rompre ce silence.

    Il pouffa, puis toussa encore, ce qui l’obligea à répondre en opinant.

    — Vas-tu rester maintenant ?

    — Seulement si tu promets de ne plus me frapper, exigea-t-il.

    Diane s’esclaffa à son tour, mais une souffrance foudroyante remonta ses côtes et transforma son amusement en borborygmes.

    — Je me suis blessée…

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Plume de Poney
Posté le 25/07/2025
Hello!

Ce n’est pas un long fleuve tranquille ce voyage! Et effectivement il y a de l’eau à foison. Tantôt sporadique, tantôt déchaînée…
Face à toute cette adversité, les querelles s’effacent et on va bientôt n’avoir que notre couple de héros à suivre.

Il y a des difficultés et une princesse qui n’hésite pas à se mouiller, et se blesser, pour aider. Une bonne recette!

J’ai juste vu deux coquilles :
« Quelque chose la frappa si fort qu’elle râpa dans la poussière » => pas sûr de ce que tu voulais avec « râpa », « rampa » possiblement?

« Elle avait elle-même essayé jaugé le torrent. »

A la prochaine !
Camille Octavie
Posté le 28/07/2025
Bonjour :D
Merci pour ton passage ici et ton retour ^^

Selon météo-temple le temps s'améliore dans le dernier chapitre XD

Dis, est-ce que la décision de Diane d'aller chercher Moebius parait raisonnable ? Elle sait qu'elle se met en danger mais c'est pas irréfléchi, elle est la meilleure nageuse des deux (et celle qui n'a pas une commotion cérébrale). J'ai toujours peur sur ce passage qu'elle ait l'air de se jeter à une mort certaine alors qu'elle doit encore "sauver le monde".

Merci pour les coquilles.

Pour "râper", je cherchais un verbe pour montrer qu'elle frotte au sol assez fort pour bien gratter la peau. Mais avec du recul, je suis d'accord, c'est pas forcément un choix très juste.
Plume de Poney
Posté le 29/07/2025
Hello,

Il faut plus de sec, il y a tellement d'humidité là que Moebius a failli moisir sur pied!

Pour Diane, c'est téméraire mais ça va avec son tempérament, effectivement elle sait nager et là ils sont tous en mode survie, ils s'entraident les uns les autres pour essayer de s'en sortir et ça me semble logique du haut de mon peu d'expérience aventurière (mais on a tous des moments un peu en mode urgence, moins de fuite d'une confrérie entière dassassins magiciens à ses trousses par contre), je dirais que dans ces moments là tout tourne en automatique. Elle ne se pose pas de questions, elle fait ce qu'elle doit faire et c'est tout. A ce niveau là, il n'y a pas de lendemain, on avance un pied devant l'autre, une merde à la fois et elle se débrouille pas trop mal!
C'est après coup, lorsque la pression va redescendre que l'angoisse du dort du monde va lui retomber sur le coin du museau.

Pour râper, je me suis dit que c'était une possibilité car je vois l'idée derrière, mais ça sonne bizarrement j'ai l'impression. Je n'ai pas de meilleure suggestion, là, tout de suite ceci dit... Si j'ai, je t'en ferais part.
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