— COMME PERE ! COMPRIT INSTINCTIVEMENT L’ENFANT
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Moebius se plia en deux pour passer sous la toile du chariot convertie en abri de fortune. Ils s’étaient éloignés du torrent, mais la pluie tombait assez fort pour en mimer le bruit. Et empirer sa migraine.
— Impossible de trouver du…, il s’interrompit, couvert par le grondement sourd de l’orage… bois sec.
À la lumière de la lampe, Tobias et Diane enroulaient l’une des bandes en cuir de son uniforme autour d’elle. La couche d’onguent parvenait mal à masquer la longue trace noire et violacée causée par la corde. Se surprenant à regarder ailleurs, il se força à faire face aux conséquences de son inaptitude.
Diane s’appuya sur la roue du chariot, le teint jaune et les dents serrées. En plus de ses côtes, son épaule saignait. Il sortit ses dagues, les recompta et les frotta sur ses chausses. Il n’avait aucun talent dans l’usage de la magie pour soigner, mais il aurait donné beaucoup juste pour les sécher tous les trois ou soulager leurs douleurs.
Tobias tentait maintenant d’allumer un feu avec une énergie obstinée qui trahissait sa fatigue. Moebius s’accroupit près de Diane qui s’évertuait à respirer lentement par le nez, pour contrebalancer sa tendance à prendre de petites inspirations. Ils avaient soigné au mieux ses côtes, restait l’autre blessure.
— Je peux voir ton cou ?
Elle se raidit, et pendant un instant il crut qu’elle allait lui assener un commentaire tranchant. Mais elle baissa les yeux et tira sur son col tâché.
— C’est une coupure qui date de quelques soleils, souffla-t-elle en penchant le menton pour lui montrer la plaie.
Moebius fronça les sourcils. Il n’avait aucun doute concernant le type d’arme qui avait infligé cela, il y a « quelques soleils », et c’était passé pas loin de l’artère. Il se redressa et s’accouda au chariot, le front sur le rebord de bois humide et froid.
Il se mit à aller et venir dans le faible espace disponible pour s’éloigner du véhicule qui lui donnait envie de se taper la tête dessus.
— …ane te parle ! l’interpella Tobias.
— Peux-tu faire quelque chose ? répéta-t-elle d’une petite voix.
— Il aurait fallu recoudre…
— Je suis habile pour pas mal de choses, intervint Tobias, les bras chargés de marchandises sèches et inflammables récupérées dans sa cargaison, mais repriser le cou de quelqu’un…
— Peut-être puis-je essayer ? proposa Diane.
Moebius tritura son bracelet. Il aurait voulu répondre oui, mais il avait beau réfléchir, il ne voyait qu’une seule option sûre.
— Non, la plaie est trop vieille maintenant, et trop moche, et nous ne pouvons pas chercher de médecin. Je préférerais cautériser.
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À force d’abnégation, et en sacrifiant une caisse de documents, le feu avait pris. Diane s’était assoupie dès leur sale besogne terminée, et un pansement propre posé sur son cou. Tobias avait alors enfoui dans les braises quelques tubercules comestibles, envahissant l’abri d’une odeur un peu sucrée qui chassa celle, persistante, de la chair brûlée.
Après une brève accalmie, la pluie avait redoublé d’intensité. La toile du chariot, gorgée d’eau, formait des cuvettes qui se remplissaient, laissant les gouttes tomber lourdement sur eux, à travers les fibres.
Ceux de la confrérie continuaient à aller venir sur l’autre rive. Il avait pesté contre le déluge, et la crue, mais il s’était trompé. De ce qu’il parvenait à sentir, l’expansion des flots se poursuivait. Même avec Martial, ils n’auraient pas traversé dans ces conditions. Soit Tobias avait bu ses trois bols de pulche, soit les dieux avaient pris pitié d’eux.
— Je vais dormir un peu, ensuite je monterai la garde pour la nuit, dit celui-ci en se levant.
Moebius opina et prit une nouvelle racine et la mâcha distraitement, étouffant un bâillement occasionnel.
Il remua jusqu’à trouver une position assise où il profitait du peu de chaleur du foyer sans trop tousser. Diane avait raison. Il n’était pas parti pour se faire tuer ici. Encore moins pour mettre leurs vies en danger. Il fallait qu’il se ressaisisse.
Son attention erra, vers l’extérieur de leur abri de fortune où les chevaux supportaient la mousson, tête basse, vers Tobias qui s’était endormi près du feu et dont les petites flammes empiraient l’impression de perte de poids.
Moebius se tourna vers Diane, étendue sur le côté, blanche comme un parvis de temple et les ongles rosis par le froid.
Dans l’incapacité de la rapprocher du foyer, ou d’en allumer un autre, il étala son manteau à sécher et s’éloigna à regret pour s’asseoir derrière son dos. Question transfert d’énergie, vider avec les mains une pirogue percée aurait été plus efficace, mais au moins il avait la sensation de faire quelque chose.
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Moebius rapporta le seau plein d’eau de pluie aux chevaux en soufflant. Il avait des courbatures partout, et espérait fortement ne pas subir une seconde poussée de fièvre bientôt. Il ne pouvait s’empêcher de sonder pour vérifier ce que préparaient les autres magiciens. Il avait l’impression que leur nombre s’était réduit.
La confrérie pouvait faire voyager les siens rapidement, et n’avait pas pour habitude de garder beaucoup de ses membres au même endroit « au cas où ». Le reste du pays ne cessait pas d’avoir besoin d’eux pendant ce temps. Pour autant, ce pouvait aussi être un hasard ou une diversion, et il ne parvenait pas à se détendre.
Il rentra sous l’abri, dégoulinant. Diane ne dormait plus, mais sa tentative de se redresser se solda par une grimace, et elle préféra lui adresser un signe de la main.
Moebius poussa du bout des doigts plusieurs des cuvettes dans la toile, pour que l’eau coule par l’extérieur au lieu de leur tomber dessus, goutte après goutte après goutte.
— Puis-je avoir une racine ? demanda-t-elle.
Moebius alla chercher le paquet sur la caisse où il l’avait posé. Il n’en subsistait plus que deux. Une raison supplémentaire d’espérer ne plus avoir de fièvre.
— Tiens, lui dit-il en se baissant pour lui en donner une. Reste allongée, il est encore tôt.
— Je voudrais que tu vérifies si la contusion s’est étalée. Je n’ai jamais eu aussi mal de ma vie.
Moebius repoussa son envie d’être partout ailleurs qu’ici, s’assit sur les genoux et aida Diane à se redresser. Puis il la seconda pendant qu’elle déroulait le bandage, le souffle court. Il constata avec satisfaction que le bleu s’était peu propagé pendant la nuit, par contre une zone avait enflé.
— C’est plus supportable sans, observa-t-elle.
Moebius acquiesça et se leva pour aller chercher ce qu’il restait de l’onguent de Tobias, non sans pester contre la faiblesse dans ses jambes.
— Montre-moi ton cou.
— Tu as déjà vérifié à deux reprises…
— Eh bien ça fera trois.
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Moebius s’assit pour méditer au fond du chariot pendant que Tobias se chargeait des guides. La pluie n’avait pas cessé, Diane parvenait à peine à se tenir debout, mais ils étaient tous d’accord. Il leur fallait continuer à avancer. Plus de deux nuits sur place, même avec les averses et les orages, devenait risqué.
Personne ne parlait.
Moebius souffla pour chasser une goutte du rebord de sa capuche. Autour d’eux une vague luminosité montait, comme si le soleil, à l’étage supérieur, avait enfin décidé de rendre les coups.
Dans l’ombre de sa propre capuche, Diane serrait les dents. Il lui tendit le dernier morceau de racine antidouleur.
— Le pavillon des Cénotes, annonça-t-il lentement. Il a été pillé, et brûlé. Je suis désolé.
— Oui. Yseult est morte, affirma-t-elle sans lever la tête.
— Qui te l’as dit ? demanda-t-il, perplexe.
— Il m’arrive de faire des songes qui se révèlent vrais.
Moebius frissonna et tira plus loin le tissu de son manteau devant son visage. Même à la confrérie, ces rêves demeuraient des exceptions. À leurs premières rencontres aussi, elle avait plusieurs fois dit ou fait des choses inexpliquées… inquiétantes.
Il ne savait qu’en penser. Il ferait mieux de rester sur ses gardes, de rassembler des informations. Maître Xavier pourrait les interpréter.
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Le chariot parcourait un petit plateau à la végétation éparse. Le torrent qu’ils avaient traversé coulait en contrebas d’une falaise, sur leur droite. Le plafond de nuage s’était fractionné et, entre deux épisodes de bruine légère, la montagne devant eux reprenait des couleurs.
Tobias arrêta les chevaux dans un bosquet de hautes graminées courbées sous le poids de toute l’eau tombée les jours précédents.
— On sera bien ici pour ce soir, dit-il. C’est notre dernier repas ensemble, il fait meilleur, on va se chasser quelque chose.
Moebius opina. Plus que volontiers. Il aida Diane à descendre du chariot, son carnet à dessin en main, puis s’éloigna, aux aguets. À cette altitude, il ne trouverait rien de bien gras, mais ils n’avaient pas mangé de viande fraîche depuis longtemps et l’anticipation faisait gargouiller son estomac.
Il repéra sans trop de difficultés la trace de gros rongeurs. Sans magie, il eut plus de mal à les tuer, mais parvint néanmoins à en ramener deux. Le troisième s’enfuit, blessé. Moebius ne le pourchassa pas.
À son retour, Tobias s’occupait des deux juments, éprouvées par le voyage. Adossée à un rocher, Diane pelait du manioc avec des gestes hésitants.
Moebius se retint de montrer trop de curiosité et alla donner ses proies au marchand.
— Elle m’épate, fit Tobias. Elle ne râle jamais et elle est toujours prête à se remettre en question.
Moebius hocha la tête. Pour les plaintes, il n’était pas convaincu, mais clairement elle ne manquait pas de volonté, contrairement à lui.
— On voit le début de l’aqueduc là-bas, je pense, dit Tobias en pointant une irrégularité dans la crête un peu sur leur droite.
Moebius hocha la tête. Lui se sentait perdu. Il aurait dû être soulagé d’arriver à l’aqueduc, de pouvoir rejoindre maître Xavier, mais en fait pas du tout, pas vraiment
— Ça va ? poursuivit Tobias en se déplaçant pour frotter l’autre jument avec un chiffon. Tu es sûr que tu n’as plus de fièvre ?
— Moui.
Tobias le dévisagea puis s’essuya le front de la pluie et de la sueur. Lui aussi avait l’air au bout de la corde. Moebius rentra la tête dans les épaules.
— Viens m’aider à préparer le repas, finit par proposer Tobias. Je sais que tu aimes bien ça.
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Diane refusa de la main, et Tobias se tourna vers lui et lui remplit son bol du reste du dîner.
Moebius grommela. Maintenant, il se sentait obligé de terminer pour ne pas gaspiller.
— C’était excellent, annonça Diane. Merci Moebius.
Il toussa et avala avec difficulté en cherchant quoi répondre. Heureusement, Diane n’attendait pas de retour. Elle le gratifia d’un petit sourire puis se leva avec peine et s’éloigna entre les arbres.
Moebius toucha le bord de ses oreilles, bouillantes. Tobias lui mit une tape sur l’épaule.
— Ça s’appelle un compliment, se moqua-t-il.
La cuiller en main, Moebius se concentra sur la fin de son repas.
— Je suis curieux, reprit Tobias à mi-voix. Tu l’as rencontrée comment ? Je te croyais loin à l’est avant que tu ne sautes mon portail.
— Je suis rentré avant l’équinoxe, après la mort de Martial. Le reste c’est du hasard. Pourquoi ?
— Rien de spécial, dit Tobias avec un sourire en coin.
Moebius leva les yeux au ciel et secoua la tête. La dernière fois qu’il s’était rendu chez Tobias, celui-ci avait proposé à Martial de rencontrer la sœur de sa femme. Martial avait dû faire semblant d’avoir déjà quelqu’un pour avoir la paix.
— Quoi ?! insista Tobias. Vous vous entendez bien.
— Elle s’entend bien avec toi aussi, dit-il dans l’espoir de détourner la conversation.
— Moi, elle ne me dessine pas dans son carnet.
Moebius fronça les sourcils, interdit. Tobias vérifia qu’elle ne revenait pas et poursuivit de plus belle ses inepties.
— Elle est trop grande, d’accord, fit-il avec des gestes ridicules, mais tu es mal placé pour trouver que c’est un défaut. Et elle est au moins aussi têtue que toi…
— T’es bête, coupa-t-il. Ce qu’il me faut c’est juste une vie.
Il posa son bol, qui atterrit bien plus fort que prévu, et se fendit en deux morceaux.
— Ça fait des cycles que je te connais maintenant, dit Tobias en se levant. Je sais que c’est dur aujourd’hui. Mais si tu mets autant de volonté à t’en sortir ici que là-bas, je suis pas inquiet pour toi.
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— Moebius ! disait Diane. Ohé !
Que faisait-elle encore à la confrérie ?
Le chariot de Tobias lui rappela où il était. Le visage de Diane se distinguait à peine dans la pénombre.
Moebius se redressa en frissonnant et prit un instant pour se calmer.
— Il faut que je te relaie ?
— Non. Je t’ai réveillé parce que tu semblais vivre un effroyable cauchemar.
Moebius se laissa retomber au sol et bailla à s’en décrocher la mâchoire.
Diane s’était rassise, dans la position un peu raide qu’elle avait trouvée pour ne pas avoir trop mal. Tobias ronflait légèrement plus loin, en leur tournant le dos.
Incapable de retrouver le sommeil, il se leva en s’appuyant sur un genou, et s’étira sans parvenir à soulager la crispation douloureuse entre ses omoplates. Alors il tenta sa chance en se penchant pour toucher ses pieds, jambes croisées, sans plus de succès.
Moebius soupira. Peut-être devrait-il profiter du lever du jour pour faire un peu d’exercice avant que Tobias se réveille.
— Tu as assez dormi ? lui demanda-t-il en s’asseyant à proximité.
— Oui, j’ai pris la relève il y a peu, dit Diane, les bras serrés contre elle.
Moebius fit tourner son bracelet, pas vraiment dupe. Il resta un moment à chercher s’il devait insister pour qu’elle retourne s’allonger. Diane se tortilla avec rigidité pour pouvoir le regarder.
— Je ne sais pas ce que tu avais prévu de faire, dit-elle en se frottant les doigts, mais file. Mon problème pour aujourd’hui sera la douleur, pas le manque de sommeil. Ta présence n’a pas d’effet analgésique.
Moebius ne put qu’acquiescer, et contourna le chariot pour s’entraîner hors de vue. Il avait presque terminé quand Diane arriva derrière lui. Elle s’assit avec précautions contre l’une des roues, un épi de maïs bouilli à la main.
Il secoua la tête et reprit ses mouvements.
— Tu préfères que je ne t’observe pas, n’est-ce pas ? dit Diane d’un ton piquant.
— Si je réponds oui, tu me laisseras m’entraîner seul ?
— Probablement pas, non. Je vis un rêve d’enfance en ce moment.
Moebius rangea ses dagues en soupirant. Sa définition de « rêve d’enfance » semblait radicalement différente de celle de Diane. Il s’assit à côté d’elle pour reprendre son souffle.
— Je sais que je n’ai plus d’obligation de secret, mais je n’y arrive pas.
Une petite branche attira son attention et il se mit à gratter la terre avec. Diane termina sa bouchée avant de répondre.
— Ça viendra, avec du temps.
Moebius hocha les épaules en continuant son travail de nivellement d’une de ses traces de pas.
— Tu te souviens, dit-il, d’un jour où tu as croisé un novice à la bibliothèque ? Et que tu l’as poursuivi jusqu’à la nuit dans le château en espérant qu’il te guide à la confrérie ?
Elle le dévisagea un moment, bouche bée, puis ses joues prirent le même ton que l’aurore derrière elle.
— Oh misère…
— Tu m’as couru après dans les couloirs en criant « Je vous trouverai même si je dois chercher pendant tout l’hiver ! ». J’ai tenté de te faire croire que je pouvais te tuer, et tu m’as dit « Même pas peur ! C’est moi qui vous tuerai d’abord ! ».
— Mon châtiment fut, comment le qualifier… souffla Diane en rentrant la tête dans les épaules… douloureux.
Moebius regretta un peu d’avoir abordé ce souvenir. D’ailleurs, il cherchait encore pourquoi il l’avait fait. Lui-même avait tellement craint de la recroiser qu’il avait évité la bibliothèque jusqu’à ce qu’il apprenne son départ.
Diane restait cachée dans ses bras. Il tourna son bracelet et se leva.
— Peut-on ne jamais reparler de cet épisode ? demanda-t-elle en tendant une main pour qu’il l’aide à se mettre debout.
— Seulement si tu me laisses m’entraîner seul, répondit-il sur un ton volontairement léger.
Un fin sourire traversa son visage, et elle lui proposa son épi de maïs encore à moitié garni.
— L’embonpoint ne te caractérise déjà pas, si tu continues à maigrir tu feras concurrence aux momies des anciens.
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Moebius tendit à Tobias un commutateur et se baissa pour ramasser son sac à dos. Diane ne pouvait pas porter grand-chose, alourdissant le poids de son propre bagage.
— Si tu le chauffes, je reçois un signal, précisa-t-il en resserrant sa ceinture. N’hésite pas. Je viendrai t’aider.
— Occupe-toi déjà de toi, rit Tobias en prenant l’objet.
— Ne le vends pas.
Tobias feignit de ne pas comprendre, puis rangea le cube dans l’une de ses poches.
— Penses-y, au moins, insista Tobias à voix basse avec un mouvement de menton vers Diane.
Moebius lui jeta un regard noir. Tobias leva les yeux au ciel et se détourna.
— Mademoiselle, articula-t-il en faisant une courbette raide et ridicule à Diane. Ce fut un honneur.
Elle secoua la tête avec un sourire triste.
— Merci Tobias, fais attention à toi, parvint-elle à dire.
— Tiens, lui dit Tobias en tendant une lanière de fronde, que Diane accrocha à sa ceinture.
Tobias remonta dans le chariot en se frottant la nuque et fit demi-tour en faisant au revoir de la main. Moebius le regarda s’effacer dans la distance en tournant son bracelet.
Les yeux humides, Diane pivota vers la piste, se tapota les joues, et démarra d’un pas totalement inadapté à sa blessure. Moebius la suivit.
Le sentier s’élevait fortement, parfois en empruntant des escaliers. Derrière eux, un premier pan de montagne masqua la vallée. Moebius s’arrêta et inspira lentement.
Malgré la pluie torrentielle des derniers jours, l’eau s’était volatilisée dans le sol, laissant de larges cicatrices de ruissellement qui rendaient leur progression plus difficile. Devoir rester concentré sur le chemin escarpé lui occupait l’esprit, et même son dos semblait s’être enfin un peu décoincé. De plus, marcher faisait partie des rares activités pour lesquelles il n’avait pas besoin de magie, et par conséquent, ne se sentait pas comme amputé de quelque chose.
Comme anticipé, Diane ralentissait de plus en plus. Elle surveillait ses appuis, les mains sur les lanières de son sac, les dents serrées, et s’arrêtait souvent pour calmer sa respiration.
Moebius l’attendit pour franchir un passage particulièrement étroit et raide, et fut assez soulagé de constater qu’elle avait le pied plutôt sûr, pour quelqu’un qui devait se déplacer surtout à cheval ou en voiture. Il décida de la laisser devant, pour qu’elle puisse ralentir à sa guise.
L’ascension lui sembla durer plusieurs cycles. Les marches prenaient parfois une telle dimension qu’il se demandait comment les gens de taille normale parvenaient à les monter.
Ce n’est qu’en manquant de bousculer Diane, arrêtée, qu’il s’aperçut qu’ils avaient atteint les citernes.
Sur plusieurs longues terrasses, sur ce versant de montagne manifestement humide, de vastes cuvettes carrées avaient été creusées dans la roche, et entourées de petits remblais maçonnés pour diriger l’eau de pluie vers un large trou central. Le plus proche avait l’air assez grand pour y descendre, et il n’avait aucune idée de la taille réelle de la cavité en dessous.
Devant le panorama, Diane ouvrait et fermait la bouche comme un poisson, mais il s’abstint de le lui faire remarquer, et s’étira les épaules.
— Où… est l’aqueduc ? demanda-t-elle, encore essoufflée.
— Attends-moi ici, je vais voir en bas des terrasses.
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Le fond de la vallée était loin. À tel point que le lit de la rivière semblait bouger. Un bruissement étouffé trahissait l’eau qui coulait sous leurs pas. Diane le précédait en observant le paysage, les yeux brillants et les joues colorées par l’effort et le soleil.
Moebius s’arrêta juste après un lacet, surveilla un moment le sentier, sonda plusieurs fois, sans remarquer quoi que ce soit d’inquiétant. Il fit demi-tour pour rejoindre Diane, non sans regarder à plusieurs reprises derrière lui.
Manifestement, ils avaient réussi à semer la confrérie. Il était le seul à savoir où maître Xavier s’était réfugié. Tant qu’il s’abstiendrait de faire de la magie, et en espérant que personne ne torture Tobias, ils seraient en sécurité quelque temps.
Il enjamba une bouche d’entretien, recouverte d’une épaisse dalle, sans cesser de ruminer. Il avait escompté un indice, une fois sur l’aqueduc. Mais jusqu’à présent, il ne trouvait rien.
Un sifflement le fit sauter en arrière. Un claquement sec retentit sur la falaise à sa droite et une petite pierre arrondie roula dans la poussière du sentier.
Moebius sonda, rangea la dague qu’il avait instinctivement sortie, et se remit à respirer.
Diane apparut au bout de la courbe, sa fronde dans une main, l’autre paume appuyée sur ses côtes.
— Tu devais te reposer, il me semble.
Elle lui fit la grimace et ramassa son galet en pliant les genoux.
— Tu tardais et j’avais terminé de déjeuner, expliqua-t-elle.
Le temps qu’ils arrivent au sac de Diane, elle avait récolté et lancé deux nouveaux projectiles, sans qu’ils touchent leurs cibles.
Moebius sortit son outre d’eau et but plusieurs gorgées. Diane se pencha pour chercher d’autres cailloux et serra les dents en se redressant.
— Tu guérirais plus vite si tu te reposais.
— Nous ne repartirons pas tant que tu auras le ventre vide, annonça-t-elle, ignorant sa remarque. Tu as esquivé le petit-déjeuner.
Aucun des aliments qu’ils avaient emportés ne lui faisait envie. Mais elle avait raison, il n’irait pas bien loin sans manger. Il s’assit et sortit de la viande séchée qu’il grignota distraitement pendant qu’elle s’obstinait à viser un arbuste suspendu au-dessus du précipice, au bord du sentier.
— Expire lentement quand la fronde tourne, dit-il entre deux bouchées. Et juste avant de lâcher, bloque ta respiration. Ça devrait t’aider.
Diane lui jeta un coup d’œil surpris, puis plaça un autre caillou dans son arme, et fixa son regard sur la plante décharnée. Ses épaules descendirent beaucoup plus progressivement que les fois précédentes.
Le galet fila en ligne droite et frappa avec un bruit sec une branche de l’arbre qui s’envola, brisée net.
Triomphante, Diane se tourna vers lui. Moebius se sentit sourire en retour et porta la main à son bracelet, mais ne fut pas assez rapide.
— Je vais citer Tobias, dit-elle en se laissant tomber à côté de lui. Ah ! De l’amusement ! Je ne crois pas t’avoir vu sourire depuis ta fuite de la confrérie.
Moebius déglutit. Il avait oublié. L’espace de quelques instants, il avait oublié. Son choix, son nouveau statut, les années de difficulté. Le pire, c’était qu’au lieu de se sentir libéré, content de se rendre compte qu’il ne vivrait pas éternellement bloqué, sur le seuil, il s’en voulait comme un enfant, avait envie de faire demi-tour, de trouver un moyen de rentrer.
Diane le fit sursauter en le poussant doucement du coude, le ramenant à la réalité.
— Te sens-tu bien ? demanda-t-elle, toute trace de sourire ayant quitté ses yeux. Tu sembles complètement ailleurs…
Il lutta contre la tentation de se lever et de s’éloigner. Ou de se rendre invisible. Il lâcha son bracelet, et se força à respirer lentement.
Diane lui tendit l’outre, dont il se saisit pour presque la vider. Elle replia les jambes, et se passa une main dans le cou.
— Je vais te montrer quelque chose, reprit-elle. Pas par volonté de comparaison. Mais parce que je pense que ça peut t’aider. Tu n’es pas seul.
Elle tira sur son col et poussa ses cheveux. Il regarda sans comprendre plusieurs taches claires de la taille d’un ongle.
— Ce sont des cicatrices, finit-elle par murmurer. J’en ai… plusieurs dizaines. Sur les épaules, dans le dos. Et sur les bras. Il s’agit de piqûres faites avec des tiges de bois de rose noir. La sève fraîche est extrêmement irritante.
Moebius se frotta les coudes pour en chasser une douloureuse sensation fantôme, et se tortilla un moment sur place. Les mots qu’ils cherchaient collaient dans sa bouche. Il déglutit avec difficulté et finit par se relever.
— Mais pourquoi ? parvint-il à dire.
— Parce qu’elles le pouvaient, déclara-t-elle en tendant une main pour demander de l’aide pour se lever aussi. Personne ne m’appréciait, même avant le décès de ma mère. Lorsque mon père ne s’est plus intéressé à ma personne, et une fois sa nouvelle épouse enceinte, je suis devenue une cible facile.
Elle remit son col en ordre d’un geste sec et récupéra son sac. Moebius dut s’y reprendre à deux fois pour soulever le sien. Il lui sembla que les lanières pesaient plus qu’avant sur ses épaules. Il la laissa avancer, le menton haut comme à son habitude.
Il suivit, et inspira profondément. Il ferait pareil : avancer le menton haut.
Mais dès sa promesse à lui-même formulée, quelque chose remplaça l’isolement qu’il avait ressenti jusqu’à présent, quelque chose de déjà présent, dont le témoignage de Diane lui avait fait prendre conscience.
Moebius tapota son bracelet contre sa cuisse. Pour apprendre la magie, Diane allait devoir commencer par comprendre comment ne pas se laisser dépasser par ses émotions, pour ne pas claquer et tout dévaster autour d’elle. Cela exigeait du maître qu’il pousse l’élève dans ses derniers retranchements, brise sa résistance, détruise ses repères.
Rien que d’y repenser, l’odeur des tripes des animaux qu’il dépeçait à la cuisine lui revint. Un horrible mélange de sang, de peur et de transpiration. Jamais il ne serait capable de le faire pour Diane.
Il avait toujours détesté devoir à son tour apprendre le contrôle aux jeunes, à la confrérie. Il était convaincu qu’il devait exister d’autres façons de procéder, mais tous ses essais s’étaient soldés par des échecs.
Et sa lâcheté avait pour conséquence qu’il devrait confier cette charge à maître Xavier, et ne pourrait qu’observer de loin en se faisant des reproches.
Voici enfin mon commentaire (que le monde n'attendait pas mais tant pis pour lui).
Pour l'intro du chapitre j'ai dû aller voir celle du précédent chapitre pour me rappeler ce qu'il se disait avec la petiote et je dois dire que l'enchainement n'est pas bien rassurant... Après si on parle de Diane et de son père qui fait le coup du remariage avec une vilaine belle mère, ça peut se comprendre...
En tant que fan des comparaisons personnifiantes, j'ai bien aimé cette phrase "Autour d’eux une vague luminosité montait, comme si le soleil, à l’étage supérieur, avait enfin décidé de rendre les coups."
J'ai bien aimé aussi le fait qu'en début de chapite, toutes leurs blessures, fatigues et problèmes ne disparaissent pas après un chapitre en mode, je viens de me faire molester sévère par la vie mais ça y est c'est passé, je chante et je ris avec mes amis de toutes ses vicissitudes de l'existence.
Sûrement que nos trois héros auraient préférés eux que ça passe plus vite et je les comprends, mais ça aurait été peu réaliste.
On sent tout l'acharnement à progresser malgré la douleur, la fatigue, l'état de de serpillère humaine dans lequel ils sont, les paroles qui se font rares, les esprits plus tendus et embrouillés etc.
Et puis il y a le rapprochement entre Diane et Moebius (qui aurait fait sourire Tobias). Ils ont plus de choses en commun encore qu'ils ne le pensaient, même s'il y a une différence quand même importante entre les deux. Ce qu'à subi Diane n'est pas fou et elle a fait preuve de bien du courage pour garder sa fierté et s'affirmer malgré tout, mais pour Moebius, si l'entreprise était de le briser, il y a eu toute une emprise psychologique dans le but de détruire cette volonté qu'il aurait pu avoir et ça montre bien à quelle point cette confrérie devrait se faire tirer les oreilles et se prendre des pichenettes dans les narines...
J'espère bien qu'elle apprendra le contrôle par un autre système que la destruction de sa personnalité, car je ne doute pas qu'on puisse faire autrement! Xavier c'est le bon gars je suis sûr (sauf si son nom complet c'est Xavier Dupont de Ligonnes, ce qui expliquerait son talent pour se cacher...).
Un chapitre qui amène plein d'infos et de développement de personnage, tout est bon pour un final éclatant! Genre Xavier qui apparait au sommet de sa montagne, robe gris, longue barbe, baton à la main et claquettes chaussettes aux pieds. Le Soleil se levant dans son dos alors qu'il sourit tendrement et qu'il dise : "Alors Moebius, ça biche?"
Merci d'être reviendu exprès pour commenter ! (oui je sais, c'est pas français)
Pour l'intro je n'en dit pas plus pour l'instant, ya encore des petits indices dans la deuxième partie (la fin de la fin , comme plantafin XD). Et puis franchement vu la suite de la saga, je suis persuadée que tu préféreras avoir la surprise.
Merci pour les retours très positifs sur les "convalescences". Je déteste les histoires où ça se soigne tout seul en un chapitre alors je fais de mon mieux pour qu'ils souffrent longtemps (dit comme ça ... XD). Je suis contente que l'effet rende bien et que ça soit bien cohérent avec les attitudes des uns et des autres ^^
Je suis contente aussi que l'évolution de la relation entre Diane et Moebius te paraisse visible et cohérente. Je suis partie du principe qu'ils sont tous les deux trop (pré)occupés pour vraiment discuter jusqu'à ce qu'ils arrivent sur l'aqueduc. La confiance quotidienne s'est construite un peu en attendant, mais en vrai ils se connaissent peu et s'ils doivent ensuite faire équipe pour "sauver le monde", faut de bonnes bases.
Pour la partie "pédagogie par le massacre", c'est vraiment ça pour les magiciens, je sais plus si j'avais mentionné avant l'aspect sectaire / emprise, mais le personnage de Moebius est clairement en "déprise" et c'est chouette que ça se sente. Tous mes membres de la confrérie se sont fait passer dessus par le rouleau-compresseur de l'emprise et je fais de mon mieux pour que ça leur ait tous laissé des traces.
Concernant Diane, sans trop en dire, on peut pas qualifier maître Xavier de particulièrement progressiste (dans le tome 2 une partie de l'intrigue tourne autour de pourquoi il a fui, lui, et c'est pas par idéalisme). Je ne cache pas que ce sera difficile pour elle (et du coup pour Moebius aussi, indirectement, à cause du choix fait ici). Par contre j'ai vraiment bossé dur pour que ça ne fasse pas "apologie du rite de passage sadique". (Pour te rassurer ça dure pas longtemps, notre rénégat idéaliste finit par intervenir quand même).
(ta blague sur De Ligonnes m'a fait beaucoup trop rire. Je m'inquiète pour ma santé mentale XD)
Promis si j'arrive à publier en ligne le tome 2 au complet je ferai une nouvelle crossover Cénotes / Terry Pratchett / Merlin l'enchanteur avec Xavier en tongs qui transforme Moebius en petit écureuil (spoiler, c'est Diane qui tire l'épée du rocher) XD
A bientôt !