Fureur
Un pan du mur en face de nous se décale et de l’obscurité que laisse entrevoir cette ouverture sortent deux corps figés dans une immobilité glacée qui ressemble à la mort. Ils voguent doucement dans les airs jusqu’au milieu du pentagramme qui s’éveille et les enveloppe de particules iridescentes. A travers ce brouillard lumineux je peux noter qu’il s’agit de deux hommes dont les longues chevelures brune et blonde se balancent au rythme du souffle qui agite le pentacle. Mon cœur bat plus vite alors que j’assiste à cette extraordinaire Renaissance qui s’effectue sous mes yeux.
A travers cette brume, deux fils apparaissent, palpitants, dont la lumière s’intensifie tandis que chacun d’eux se lie à son réceptacle et se déverse dans une coulée jaune pâle comme un rayon de soleil pour l’un tandis que l’autre est du bleu profond d’une nuit polaire.
Je suis sous le choc, je devine là mon fil bleu-nuit, mon cœur rate un battement et mes pommettes rosissent d’émotion. Je le bois des yeux, la bouche entr’ouverte sur mon souffle court.
Le rayonnement du pentacle s’atténue et la salle retrouve la douce lumière des cristaux. Je reprends tant bien que mal le contrôle de mes émotions. Zark me jette un coup d’œil pour juger de mes réactions et j’aperçois un léger sourire flotter sur ses lèvres. Satané bonhomme, il lit en moi comme dans un livre ouvert, même quand ma psyché est bloquée.
Je reporte mon attention sur les deux hommes encore immobiles, enveloppés d’un halo qui émane de leur enveloppe corporelle et qui diffuse une douce chaleur. Ils sont grands sans aucun doute et leur tunique noire qui moule leur buste dessine des muscles fermes. Celle-ci est ouverte sur les côtés à partir de la taille et le pan arrière se balance au-dessus du sol. Leur pantalon ajusté est de la même couleur ainsi que leurs bottes qui semblent être en cuir souple.
Zark s’approche de moi et je remarque alors qu’il porte le même style de vêtement mais sa tunique est blanche avec des motifs cousus en fils d’or et sa ceinture en argent à laquelle est accroché un poignard à la garde finement ouvragée.
Il me sourit chaleureusement et m’explique le processus de la Renaissance.
- Leur aura réchauffe leur corps et leur lien réinvestit leur esprit et déverse dans leur mémoire tout ce qu’ils n’ont pas vécu ici.
Ses explications font naitre en moi un malaise indéfinissable, mais je ne m’y attarde pas car les deux hommes se redressent lentement et se tiennent debout, toujours flottant. Je les voie tester leurs réflexes avant que leurs pieds s’ancrent enfin dans le sol.
- Comment allez-vous ?
Zark diffuse suffisamment pour que je puisse entendre leur conversation télépathique.
- Tout est OK, répond le brun d’une voix grave et mélodieuse qui me va droit au cœur.
J’entends le rire du blond quand Zark lève les yeux au ciel devant cette réponse aussi laconique que non académique. Il reprend à voix haute :
- En attendant que vous retrouviez votre voix, approchez-vous pour saluer notre Dame.
Je hausse les sourcils de stupeur à cet énoncé. Moi ? Leur Dame ? Les deux hommes sortent du pentagramme, s’approchent de moi et là ! je suis percutée par les yeux bleus si sombre qu’ils en paraissent noirs et qui me ramènent vers Yaël. J’ai la sensation soudaine que mon cœur s’est divisé en deux. Le regard de l’homme est aussi pénétrant et… troublant. Je peine à rester impassible alors qu’il met respectueusement un genou à terre pour me prêter allégeance. Tout cela est ridicule !
Le blond et ses yeux bleus, dont le regard me semble étrangement familier fait de même.
Je souffle d’agacement et ils se redressent dans un même mouvement. Je lis la malice dans les yeux céruléens et la gravité dans les yeux bleus-nuit, ceux de mon fil !
- Enora, je te présente Yëlan et Reólim que tu connais sous les noms de Yaël et Roland.
Je prends un mur en pleine gueule ! Je suis au-delà même du choc ! C’est un ouragan qui se déchaîne dans ma tête. Une douleur me tord le ventre, tendue comme la corde d’un arc, mes mains tremblantes se ferment en poings sur ma bouche pour étouffer un cri de dénégation. C’est une infame trahison et une colère irrépressible enfle en moi.
Les hommes se regardent, étonnés et inquiets de ma réaction. Je les fusille du regard, ma bouche se tord en un pli écœuré et plein de mépris, qui les fait sursauter. Je me redresse en continuant à les foudroyer, je ne peux pas parler pour l’instant, j’étouffe.
La colère que je ressens est démultipliée par mes nouvelles perceptions.
Zark se rapproche de moi, je lis dans ses yeux qu’il est désarçonné par ma violente réaction, d’autant que j’ai rehaussé mon mur qui est pour l’heure impénétrable. J’ai l’impression d’être lacérée à l’intérieur par ce que j’entrevois et que je ne peux cautionner. Yaël avait raison de douter de moi. Bien sûr que je ne peux pas partager quoique ce soit avec un meurtrier.
- Co… Comment vous avez-vous pu faire ça, je… je vous croyais différents de mes agresseurs ?
J’ai retrouvé ma voix et j’en bégaie de fureur et de douleur. Mes paumes me brûlent, je les rapproche l’une de l’autre dans un geste que je ne contrôle pas. Une étincelle nait entre elles qui se transforme en une sphère brûlante, ce qui me ramène aussitôt à la réalité. Je réalise que je suis sur le point d’agresser ces hommes. Je panique, je ne veux pas devenir une meurtrière à mon tour. Je respire pour calmer mon cœur qui heurte ma poitrine et d’un claquement de doigt gèle la sphère qui éclate entre mes mains, me faisant sursauter, et envoie dans l’air une multitude de fragments brillants comme des diamants qui retombent en bruine au sol.
Je remercie la partie de ma mémoire qui connaît ces gestes. Je respire lentement pour dominer les émotions qui m’ont dépassées. Les deux hommes se sont rapprochés précipitamment de Zark comme pour le protéger bien que l’incompréhension se lise dans leurs regards
Tout s’est passé si vite que j’ai la tête cotonneuse et les jambes flageolantes de peur, peur de moi cette fois. Je recule, je suis perdue. « Enora, comment peux-tu imaginer une chose pareille ?». Je fixe Zark qui arbore un visage pâle. Mes défenses ont fléchi, je suis sans force. Mes larmes, que je ne tente pas d’arrêter coulent sur mes joues.
- Et pourquoi je ne l’imaginerais pas, je demande rageusement, les poings serrés le long de mon corps, j’ai vu les morts, j’ai vu les esprits s’envoler. Comment voulez-vous je ne pense pas à ça, hein ?
Yaël écarte Zark d’un geste brusque. Celui-ci proteste et tente de lui prendre le bras en l’interpellant sèchement. Mais Yaël, ce Yaël dont le nouveau corps me perturbe, se dégage violemment et s’approche dangereusement de moi. Son visage froid aux mâchoires crispées me surplombe, ses yeux sont deux lames glacées qui me transpercent et me transforment en statue. Du coin de l’œil je vois Roland s’approcher pour le retenir, mais sans même se retourner il lui fait signe de rester où il est.
Il est effrayant de colère rentrée, je recule brusquement devant ses poings serrés si fort que ses phalanges sont blanches. Il dégage une sauvagerie qui me subjugue autant qu’elle me fait peur et je m’en veux de ressentir ça. Je lève un menton fier vers lui, le cœur battant malgré tout de crainte.
- Tu devais me faire confiance, éructe-t-il entre ses mâchoires qu’il a du mal à desserrer.
Il me saisit les épaules et me secoue alors que muette de stupeur je ne pense pas à me défendre. Je suis une poupée de chiffon entre ses mains qui me broient les épaules
- Yëlan! Lâche-là… c’est un ordre !
Le ton de Zark ne souffre aucune discussion et malgré lui, Yaël desserre son étau et me laisse pantelante. Au-delà de sa colère, je lis un autre sentiment qui me poignarde : la douleur !
- Essaye de la comprendre, après ce qu’elle a vécu, c’est logique. Même si j’aurais préféré moi aussi qu’elle n’en tire pas des conclusions hâtives, je ne peux pas la condamner.
Roland tente de faire entendre raison à son ami et cela m’agace qu’il prenne ma défense, alors que j’ai devant mes yeux l’image de leurs corps terriens en tain de pourrir quelque part au manoir.
- Mais comment tu peux la défendre ! Elle nous compare à ces ordures qui ont tué pour s’approprier des corps. On est venu la secourir, comment peut-elle…
Yaël s’interrompt pour retrouver le contrôle de ses émotions. Il inspire une grande bouffée d’air pour se calmer. Ses paroles s’incrustent en moi et son indignation s’infiltre au plus profond de mon âme et fait naître un doute, un horrible doute !
- Expliquez-moi alors ! qu’avez-vous fait de vos corps ?
Il me toise un dédain qui me désarçonne, c’est le comble, mais l’idée que je me puisse m’être trompée, que je les ai peut-être accusés à tort me transperce comme une flèche enflammée.
- Non ! je ne me justifierai pas ! pense ce que tu veux.
- Ça suffit ! la colère de Roland contre son ami me surprend. Comment tu aurais réagi, toi, à sa place, quand on sait comment tu es vif à juger ?
Yaël le foudroie, nous tourne le dos et se dirige vers le pentacle, mais n’y pénètre pas à mon grand soulagement
- Ma Dame …
J’interromps Zark, d’un geste de la main.
- Cessez de m’appeler comme ça, je ne suis pas votre Dame, je ne peux pas l’être avec cette pénible impression de m’être trompée. Je veux seulement des réponses.
Le visage de Yaël s’est vivement tourné vers moi à ces paroles. Ses yeux me clouent sur place par leur froideur et leur indifférence. J’ai mal, je voudrais être sur terre quelques heures plus tôt quand je ne savais rien encore.
Zark me jette un regard de commisération qui me hérisse. Je tire nerveusement sur le voile qui me recouvre. Je veux rentrer chez moi. Je veux pouvoir pleurer et me laisser aller… sans témoins.
Zark se tourne vers Roland qui discute « en privé » avec Yaël, aux corps tendus, je n’ai pas de mal à imaginer que celle-ci est orageuse.
- Occupez-vous d’accueillir vos compagnons qui attendent toujours la Renaissance. C’est un ordre !
Yaël et Roland se redressent et hochent la tête. Quand Zark en aura fini je partirai. Pourtant cette certitude est balayée par cette énergie que je sens à nouveau en moi et qui me secoue comme pour me remettre les idées en place.