Une fois de plus, Kaärna avait la tête plongée dans un livre. Depuis qu’elle avait accès à la Grande Bibliothèque de Rhystaen, au sein de la Confrérie, elle y passait le plus clair de son temps libre.
L’Ombre referma son ouvrage, déçue. Aujourd’hui encore, elle n’avait pas trouvé ce qu’elle cherchait. Son livre à la main, elle descendit de son perchoir sous les toits, un refuge isolé qui lui permettait de lire en paix, et alla le remettre en rayon. Les Mélétis sur son chemin la dévisageaient et elle se dépêcha de sortir du bâtiment. Il était de plus en plus difficile pour elle de supporter leur attitude. Seuls les Mélétis avaient accès à la Grande Bibliothèque, mais elle faisait dorénavant partie de l’un d’entre eux, que ça leur plaise ou non.
Elle aurait tant aimé que ce soit plus simple. Quelques mois plus tôt, Kaärna avait participé à la Cérémonie de la Marque des Ombres qui devait décider si elle était digne de rejoindre leurs rangs, et si oui, à quelle caste elle appartiendrait. Mais tout ne s’était pas passé comme prévu.
La jeune femme avait pourtant fait tout ce qu’il fallait. Depuis ses quinze ans, elle s’entraînait d’arrache-pied en tant qu’aspirante, sans ménager ses efforts. Kaärna n’avait reculé devant rien, travaillant jour et nuit pour être la meilleure. Elle avait franchi toutes les étapes avec brio, du moins jusqu’à ses dix-huit ans, jusqu’à la cérémonie.
L’avant-dernière étape consistait à trouver et à se lier avec un esprit guide, dont le but était de guider les aspirants dans le processus final, mais aussi de juger du bien fondé de leur place au sein de la Confrérie. Les esprits étaient la clef qui leur permettait de recevoir la Marque des Ombres. Ils ne se montraient pas toujours, préférant parfois des manières plus indirectes d’approcher les aspirants, mais plus le lien était fort, plus les aptitudes de la marque étaient puissantes.
Kaärna l’avait trouvé très vite, avant tous ses autres camarades, et avait suivi avec attention ce qu’il lui montrait en rêve. Comme la plupart des aspirants, elle n’avait rien vu de spécial, mais il était déjà arrivé que les esprits montrent des bribes de leurs souvenirs, des intuitions, voire même des indications ou des fragments du futur à ceux qu’ils imprégnaient. Chaque fois, ce n’était qu’un enchevêtrement d’images et de sensations imprécises, mais les Grands-Maîtres les prenaient toujours au sérieux. Les esprits avaient accès à un spectre bien plus large que les vivants.
La plus grande peur de Kaärna avait été, comme beaucoup d’autres, de ne pas être digne de rester au sein de la Confrérie de la Lune. La jeune femme avait tout quitté pour devenir aspirante, amis, famille, titres, et elle n’aurait pas supporté de retourner dans son royaume. Ce n’était pas la vie qu’elle voulait mener. Elle était focalisée sur cette pensée le jour de sa cérémonie et un sentiment de joie puissante avait déferlé dans son corps lorsqu’elle avait senti l’une des marques sur le point de s’ancrer dans sa chair. La douleur avait saturé tous ses sens, mais elle avait réussi, elle était digne de devenir une Ombre.
D’ordinaire, lorsqu’un aspirant reçoit sa marque, peu importe sa caste, les cris et les félicitations fusent, mais cette fois-là tout le monde avait retenu sa respiration. Contrairement aux Ombres autour d’elle, elle ne pouvait voir qu’une seule marque, car les deux autres étaient situés dans le dos. Kaärna avait lentement ouvert sa main droite. Au creux de sa paume se trouvait la marque des Mélétis.
La jeune femme n’en avait pas cru ses yeux. Cela faisait maintenant des dizaines d’années que tous les nouveaux aspirants devenaient des Su’en ou des Sélinos. Les Mélétis se faisaient vieux et les Grands-Maîtres redoutaient que leur savoir finisse par se perdre en l’absence de l’émergence d’Ombres de leur caste. C’était un vrai miracle. Puis tout avait basculé. Kaärna avait ouvert sa main gauche, et là où aurait dû se trouver la même marque identique, il n’y avait rien eu. La Cérémonie de la Marque des Ombres s’était achevée et la sienne n’était pourtant pas complète. Sonnée par la douleur et l’épuisement du processus, elle n’avait pu que tourner la tête vers son mentor et découvrir ses yeux écarquillés.
Niila l’avait défendu de son mieux auprès des autres Grands-Maîtres et il avait été décidé de lui permettre de rester. Kaärna n’avait pas eu le droit de devenir officiellement une Ombre, mais elle n’était plus non plus une aspirante. Seulement, la Confrérie ne pouvait pas renvoyer la première Mélétis à voir le jour depuis plus d’une génération. Et maintenant, elle était quoi ? Une demi-Ombre ? Ça n’avait aucun sens.
Depuis, Kaärna était obsédée à l’idée de trouver un précédent, une explication à ce qui lui était arrivé. Elle avait parcouru la plupart des livres de la Grande Bibliothèque, cherchant désespérément la mention de quelqu’un qui aurait rencontré le même cas de figure, mais elle n’avait rien trouvé. Son seul espoir était d’attendre la prochaine cérémonie et de la passer une nouvelle fois. Si elle avait de la chance, la marque se compléterait et elle pourrait enfin s’accomplir au cœur de la Confrérie, sinon, elle devrait se résoudre à partir. En fin de compte, elle n’avait gagné qu’un sursis.
Kaärna soupira de frustration. Et voilà qu’elle devait s’occuper d’une nouvelle recrue, celle-là même qu’elle avait escortée depuis la capitale du Royaume de Carreau. Comme si elle n’avait que ça à faire. Au fond, elle se doutait bien que Niila lui avait imposé cette tâche afin de l’aider, pour qu’elle puisse penser à autre chose au lieu de continuer à fouiller la Grande Bibliothèque et à se torturer l’esprit. Mais cette fille était une cause perdue, elle le savait. Comment Niila pouvait-elle penser qu’elle allait pouvoir passer la cérémonie avec près de deux ans de retard ? Tout ce qu’ils allaient réussir, c’est la tuer à la tâche.
Pendant qu’elle marchait, Kaärna s’était rapprochée de la clairière où s’entraînaient les nouvelles recrues, laissant loin derrière elle Rhystaen, la Citadelle des Ombres. Elle observa Annyaëlle à distance, qui tentait de se défendre face à plusieurs adversaires qui ne la ménageaient pas. La jeune fille semblait épuisée et chancelait sur ses jambes, mais faisait de son mieux pour rester alerte, tentant d’esquiver les attaques comme elle le pouvait. La différence de niveau était plus que flagrante. Annyaëlle tombait encore et encore, mais continuait résolument à se relever. Pourtant, lorsque le combat fut stoppé, elle s’écroula instantanément, à bout de force. Kaärna la fixa un moment, forcée d’admirer la persévérance et la combativité de la nouvelle aspirante. Finalement, elle l’avait peut-être mal jugée. Annyaëlle n’était peut-être pas la princesse prétentieuse et orgueilleuse pour qui elle l’avait prise.
C'est un bon chapitre car on en apprend un peut plus sur une ombre.
Ce point de vue a finalement pris le pas sur celui d'Annyaelle.
Il est devenus mon préférées.
Bonne continuation.
C'est un personnage que j'aime beaucoup aussi ! J'espère que son évolution te plaira =D
ça faisait longtemps qu'on n'avait pas eu le point de vue de Kaärna ! Je suis très contente d'en savoir plus sur elle, et j'ai été très peinée de ce qui lui est arrivé. Tu travailles dure pour être pleinement reconnue, et finalement, c'est un (demi) échec. Je suis curieuse de savoir quelle est l'explication à l'absence de seconde marque.
A travers son regard, on voit aussi un peu de ce qu'il en est d'Annyaëlle et je suis ravie de voir qu'elle s'accroche, ça force le respect. J'ai hâte de voir ce que leur relation va donner quand les préjugés seront effacés !
A bientôt !
Oui c'est dur pour elle de ne pas avoir reçu de marque complète, mais ne t'inquiètes pas, c'est pour une bonne raison ;)
En tout cas ça me fait plaisir, c'est ce que je voulais que l'on ressente. Merci encore pour tes commentaires :)
A bientôt !