Chapitre 19 - Le goguenard du carillon (II)

Par Daichi

Victor se pressait, sous son grand imperméable. Il détestait les parapluies. Cela lui donnait l’air idiot. Et, idiot, il estimait le passer déjà souvent pour ne pas insister davantage sur ce point. Surtout que ce grand manteau noir, lui prêtant l’air d’un corbeau, éloignait tout gêneur, et ce n’était pas plus mal ! – car il était attendu, voyez-vous.

Swaren venait de lui rendre visite, et il n’était pas peu fier de s’en être sorti vivant. Il se hâtait désormais pour un autre rendez-vous, aussi peu galant, avec Cosprow. D’un pas louvoyant, il marchait au bord de Montnimbe, pour descendre. Mais, c’est en s’approchant des cabines téléphériques qu’il vérifia l’horloge de l’hôtel de ville, afin de s’assurer qu’il n’était pas retardé. La soirée approchait.

« Quinze heures… Non ! décidément, il y a un problème. »

Il n’aurait eu qu’à sortir sa montre à gousset, afin de vérifier s’il était en retard ou non. Il estimait même être en avance, car son altercation précédente l’avait encouragé à sortir tôt, et ce malgré la petite averse. Mais l’horloge de l’hôtel n’était jamais en panne. JAMAIS. Et, comble du désespoir, il en avait besoin… pour minuit ce soir.

Pesant le pour et le contre, se persuadant qu’il n’y serait qu’en quelques enjambées, il sprinta enfin en direction du bâtiment de mairie. Il devait s’assurer de ce qu’il se tramait là-bas. Il passa les ponts de parcs, les avenues vidées et sous les lampadaires, qui jetaient leur magie sur le sol pavé. Ses mocassins de pluie flanquèrent une rouste aux flaques orangée, et foulèrent la pierre mouillée qui irradiait de mille feux. Les yeux de Victor ne s’y attardèrent pas, lui qui lantiponnait pourtant en de longues poésies d’ordinaire, devant si beaux et si rares paysages.

Arrivé devant les portes, il vit des robots traîner échelles, caisses à outils, et câbles. Il les suivit, sans tenir leur rythme indolent, parvenant dans les sous-sols du grand bâtiment. Là où étaient gérées les machineries, notamment l’horlogerie.

Ramené au fait de son manque d’étiquette, il retira son manteau et ses mocassins, vite attrapés par des serviteurs de métal, qui firent tomber leurs outils. Le maire, présent, les mains dans le dos, tendit l’oreille pour accueillir son invité.

« Mon… sieur le Maire ! haleta Victor, s’épongeant la face. Quel temps, quel temps… Me baladant à l’avenue, profitant de la bruine de ce début de mois, j’ai distingué les aiguilles qui ne se mouvaient plus…

— Bien observé », commenta le consul, observant ses employés mécaniques grimper les engrenages géants. En dessous, d’autres membres du personnel, de chair ceux-ci, notant sur clavier les problèmes rencontrés. « Vous ne résistiez pas à m’importuner ?

— C’est-à-dire que je me questionne ! Que se passe-t-il donc ?

— Ne faites pas l’ignorant. Les cloches sont défectueuses ! Deux ans que nous subissons cela, enfin. Il est temps de cesser les observations futiles et de tout démonter, pour de bon. »

Il parlait d’une voix claire et forte, comme s’il voulait que tous l’entendissent. Pour faire quelques essais, un mécanicien actionna un levier, et permit aux engrenages de tourner – probablement à l’envers, car un robot fut broyé dans leur cours.

« Enfin, Monsieur Lewis… Nous savons tous les deux qu’il ne s’agit pas de…

— Bougre d’imbécile, bien sûr, ragea le maire en profitant du vacarme. Me prenez-vous pour un sot ?

— Non ! Mais quel intérêt alors, de procéder à cela ?

— Je suis maire. Et je compte bien le rester. Il me faut paraître crédible, et m’assurer de changer les cloches en l’approche du couronnement. Que cela marche ou pas. De toute manière, le problème du sonneur sera bientôt réglé, non ? »

Le ton était curieusement délicat, masquant toute sa menace. Un délice, se dit Victor, remettant ses mèches en place. Ceci dit, rien qui ne l’arrangeait. Si l’horloge devait être intégralement remplacée, cela prendrait…

« … combien de temps ? Pour tout remettre à neuf, je veux dire.

— Un mois. Avec pluviôse, peu s’inquiéteront de l’absence d’horloge sur ma tour. Mais en attendant, j’installerai une corne dans le conduit de résonance. Elle devrait fonctionner à partir de demain. La Dame de la Radio et Maxwell en informeront le peuple demain matin.

— Oh… En parlant de Maxwell…

— J’ai bien vu, oui. Jolie photo. Que m’aviez-vous donc dit, lors de notre première rencontre ? Que vous vouliez me prodiguer quelques conseils parentaux ? Je crains que cela ait été quelque peu présomptueux de votre part.

— Navré de vous donner raison ! Mais, je suis curieux… Par hasard, sauriez-vous qui a pu faire ce coup-là ? Je vois mal notre Araignée me mettre si tôt des bâtons dans les roues, et si peu subtilement. À moins qu’il n’ait obtenu ce qu’il cherchait de vous ?

— Non. Et vous avez raison, ce n’est pas Swaren. Ni moi d’ailleurs. Ne faites pas l’innocent, votre question puait la défiance. Vous avez vos réponses, vous pouvez disposer.

— Je…

— Merci pour votre visite, professeur ! », clama le maire en s’approchant de ses employés, quémandant détails. Victor n’eut d’autres choix que de rebrousser chemins, pieds chaussés et capuche baissée, prêt à détaler jusqu’à Mercy. Il va me falloir agacer Swaren une dernière fois… Les cloches sonneront, de gré ou de force !

——

Une chaleur ébouillantait son ventre, la privant de respirer. Aucun son ni aucune forme ne répondirent à ses sens, seuls restaient le goût et l’odeur du sang dans sa bouche. Sans oublier le tiraillement contre son abdomen, amenant son corps à une série de spasmes incontrôlés.

« ……… » C’est ce qu’elle crut entendre, de la silhouette au-dessus d’elle. Elle s’agitait, et la touchait, sans que sa peau ne remarquât rien. Jusqu’à ce qu’elle sentît deux mains presser la plaie sur son ventre, l’obligeant non seulement à hurler, mais à respirer. Le monde redevint normal, et alors :

« C’est pas vrai ! se lamentait Joshua. Le papier a brûlé… Tu ne pouvais pas ne pas être une traîtresse, à la fin ! C’est la dernière chose dont j’avais besoin, fait chier… »

Joshua jeta à terre la combinaison de la lanterne, brûlée et couverte de sang. Neila la suivit du regard, puis se crispa. Sa gorge cracha du sang, ne la laissant que piailler de géhenne. Son instinct de survie prit le dessus un instant, forçant ses coudes à la hisser hors du sol, mais la réalité de sa condition l’intima à se recoucher. Impuissante, et consciente de son sort.

Cinq deux trois… zéro un…

« Non…, couina-t-elle. C’pas vrai…

— Arrête de bouger, tu saignes trop ! Et merde, tu m’as fait paniquer… Je voulais tirer sur ta main, et… Ah ! Je peux tirer une dernière fois, je vais essayer un truc.

— Non… Arrête… AAAH ! » Le cri se mua en hurlement, quand son ventre brûla plus vivement que si une coulée de lave s’invitait dans ses entrailles. Le laser disparut, laissant la douleur, et une expression non moins contrite du médecin de fortune.

« Eh merde, tu saignes encore… Ne bouges pas, si on arrête l’hémorragie maintenant, peut-être que…

— Tiens… » Elle lui tendit la clé. Couvert de sang, le petit objet tomba au sol, sous les yeux alarmés de Joshua. « Prends… la… Amène… lui…

— La ferme et laisse-moi faire, râla-t-il en prenant le foulard bleu de Neila.

— Elle… m’attend…

— Ça ne suffira pas, souffla-t-il en serrant le tissu entre ses doigts.

— S’il… te… » Une quinte de toux brutalisa sa gorge, contrainte au silence, tandis que l’autre évaluait si les vêtements de l’infirme pouvaient lui être d’un quelconque secours. Elle sentait, sous son corps, sous ses mains, une flaque chaude s’étendre. Il y avait peu d’espoir qu’elle se relevât, mais elle priait pour que Joshua réussît. Elle voulait qu’il prît la clé, et allât retrouver sa sœur pour l’aider à s’enfuir. Mais, au plus profond d’elle-même, un vent de panique se frayait un chemin jusqu’à sa gorge. « Aide… moi…

— Je… je peux pas. Je ne pense pas que… », marmonnait-il en retirant les boutons de la chemise de Neila, dans le but de l’utiliser.

Mais les cloches sonnèrent.

Il se boucha les oreilles, tant le vacarme était là ! À quelques mètres au-dessus d’eux, les cloches étaient frappées avec violence, force, frénésie ; sans mesure. Loin de minuit. L’ensemble des tôles, des boulons, des machines tremblaient, les oreilles, le crâne, les dents et les os des deux damnés crissaient. Neila s’en moqua bien, tant son état ne souffrait que d’un mal en plus. Passés trente coups, ceux-ci se calmèrent, plus mesurés, comme pris de fatigues.

Joshua dévissa ses mains de son crâne, puis sembla avoir un déclic. Il attrapa ses épaules, et la leva, provoquant chez l’infirme un gémissement effaré. Appuyée contre son épaule, elle fut traînée dans un couloir. Puis un autre. Son sang continuait de perler le long de ses jambes, celles-là mêmes qui abritaient une quantité folle de fourmis. Sur leur passage, elle put voir des cadavres, pris de spasmes, lovés contre la moquette. À moins qu’ils ne fussent des robots, secoués par les gongs.

Neuf trois… un six huit…

Le temps n’avait plus de sens : elle cligna des yeux, et se trouvait désormais près d’un lit. Joshua fouillait un meuble, déversant son contenu à même le sol. Des tubes vides roulèrent jusqu’à sa cheville, qu’elle dévisagea. Puis, l’un d’entre eux, bleu, vint rencontrer son visage. Après un bruit de bouchon, Joshua l’approcha du nez de la presque-morte, qui toussa sans attendre.

« Putain ! gémit-elle. C’est… quoi, ce…

— T’as une chance sur deux de crever si t’en prends, mais ça va te redonner du boost. Au moins on pourra partir d’ici.

— Mais…

— Arrête de parler et bois ! » Il enfonça le tube entre ses lèvres, et pencha sa tête en arrière, pour la forcer à avaler. « Je veux partir d’ici. Et j’ai toujours besoin de toi. Vivante, si possible. »

Le liquide brûlait. Comme l’acide qui tombait au-dehors, il rasa son œsophage jusqu’à son estomac, en passant par ses sinus. Au départ, ce fut tout. Et puis, ce fut une explosion, dans son bas-ventre, et le haut de sa poitrine. Un petit cri sortit de sa gorge, alors qu’elle voyait clair. Les acouphènes avaient disparu, ses paupières étaient vives, ses gestes précis. Ses abdominaux tressaillaient, d’une sensation qui lui fit honte. Sa blessure se refermait, comme bénigne. Elle n’eut pas le temps de s’en émouvoir, Joshua la tirant hors du sol pour l’inciter à courir, tandis que les cloches reprenaient.

Peu à peu, le son devint insupportable. Non car il allait en intensité (ce qui fut le cas !), mais car le reste de ses inconforts la quittaient. Son ventre ne brûlait plus. Son souffle reprenait court. Et, ses mains plongèrent sur ses oreilles, pour s’abriter du vacarme. Peignant son visage de sang, ses paumes les pressèrent aussi fort que possible pour s’épargner l’enfer.

Très vite, Neila chuta. Un acouphène agaçant vint torturer son crâne déjà meurtri. Joshua la pressa d’un geste, mais elle était incapable de tenir. Sans l’avertir, son ventre eut un relent, et la moquette fut couverte d’une gerbe acide, mêlée de sang, dans laquelle ses lunettes vinrent tomber. Et elle aussi, manqua d’y enfoncer son visage, avant de se coucher sur l’épaule.

Elle était soignée – miraculée, même ! – mais les effets restaient là. Son corps n’avait plus de sang ni de jus. Il lui fallait emmagasiner une quantité folle d’énergie pour ne serait-ce qu’inspirer. Garder les paupières non closes relevait de l’exploit. Et tourner la tête, vers celui qui peinait à la relever, même pas en rêve.

« Neila, magne, c’est vraiment pas le momeeennnt… »

Traînée au sol, elle laissa tomber la clé, ce qui la fit réagir. Elle lâcha un couinement pitoyable, tendant les doigts vers le morceau de serrain qui traînait par terre. Mais Joshua continua de tirer, imperturbable, malgré les vibrations.

Cinq six trois… neuf zéro un… non… Cinq deux neuf…

Neila tenta de se relever. Son corps s’habitua aux facéties de cette substance, bien que pétri de douleur. Tendant l’oreille : « Les cloches sonnent…

— Tu veux une médaille, pour cette déduction magistrale ?! On se CASSE !

— Non… Il faut que j’aille aux bas-fonds… Tout en bas !

— Mais, tu vois pas que t’es à deux doigts de caner ?

— Je… te donnerai rien… si tu m’aides pas…

— Tu délires, ma parole ! »

Mais il l’y emmena, ne supportant plus son insistance. Il prit un détour, dans le dédale qu’il avait prévu d’emprunter, s’arrêtant par moment pour tracer une carte imaginaire sous ses yeux. Pour Neila, cette vue était fascinante. Mettant de côté ses tiraillements, elle n’avait jamais aussi bien vu sans lunette. Elle aurait presque pu croire que son œil droit, inopérant, était revenu remplacer son angle mort. Ses sens étaient parfaits.

Puis, elle comprit alors en quoi cette idée était terrifiante. Son ouïe avait, elle aussi, développé sa sensibilité et le moindre bruit lui était audible. La moindre secousse était perçue comme une explosion. Encore dans les vapes, elle ne s’en était pas rendu compte, mais elle comprenait désormais qu’ils s’approchaient du sommet de l’hôtel de ville. Et donc, du beffroi.

Arrivée à son sommet, ils virent une énorme pièce. Digne d’une cour. Avec, en guise de fenêtre, le cadran de l’hôtel. Du moins, sa partie haute, comme en demi-lune. Bien que retourné, Neila y reconnut sans mal les chiffres, indiqués par les deux aiguilles qui dépassaient. Vingt-deux heures pile. L’heure reculait… l’horloge était cassée.

Rien de cela ne retint son attention bien longtemps. Car le carillon sonnait, à quelques pas des intrus, comme pour insister sur ce temps qui reculait et indiquer minuit tapant.

Devant eux, un colosse de métal. Crachant fumée et feu, frappant avec frénésie la cloche lorsqu’elle revenait vers lui. À chaque coup, il hurlait plus fort encore, malgré la faiblesse de ses bras. Non content de pouvoir déverser sa haine dans la véhémence, il s’égosillait autant qu’il le pouvait, crachant une gerbe de flammes à l’occasion. Entourés de feu, ses jambes et ses pieds commençaient à fondre, mais rien ne l’arrêtait. Rien n’aurait jamais pu l’arrêter. Il ne subsistait, dans cette carcasse enflammée, qu’une âme faite pour la violence.

Plus loin, dans une nappe de fumée, une silhouette de robot. D’où sortaient six bras écartés, comme prêts à bondir sur sa proie.

« Swaren », souffla Neila.

Alertée par leur venue, la bête se tourna vers eux, et pleura des langues de feu. Elle se frappa le crâne, déformant le scaphandre, et brisa un de ses yeux de verre. Son corps était plus difforme qu’il ne l’avait jamais été : fondu par endroit, troué de balle à d’autres, fracassé là où le monstre en ressentait l’envie. Son sourire, effroyable, laissait sortir une bile en fusion, à l’image d’un enragé. D’un pas lent, il marcha vers les deux intrus, tandis qu’un fil vint attraper sa cheville. Avant de fondre l’instant suivant.

« Vous m’êtes coriace, Majesté, rugit Swaren. J’admire votre résilience, mais il serait temps d’aller vous coucher ! Minuit approche. »

Depuis les yeux du sénateur, une intense lumière verte illumina le monstre, nimbant ses flammes d’émeraude et le convainquant de se coucher. Mais il résista, se hissant avec rage et hurlement sur ses poings fondus. Sa propre carcasse disparaissait sous les flammes dont il était lui-même la source, sans s’en inquiéter. Ce qui l’importait : écraser ce qu’il voyait, et frapper sur une grosse cloche.

Neila était rassurée, de voir que Swaren s’en occupait. Bien que forcenée, la bête ne lui faisait rien. Un coup, finalement porté sur le sinistré après trois loupés, ne le fit qu’à peine chanceler. Son agacement était certain, ses yeux verts brillant à mesure que les coups étaient portés – inefficaces, pour l’un comme pour l’autre. Un corps sans bavures et un autre dont celles-ci étaient innombrables, la jeune femme ne sut estimer combien de temps cela pouvait durer. Elle se contenta d’un rapide pas de côté pour esquiver la chaleur, tenant le bras de Joshua.

« Profitons du fait… qu’il ne nous ait pas remarqués… Où est le passage ?

— Tu vois, sous la cloche ? murmura Joshua, le doigt tendu indiquant un énorme précipice. C’est la colonne de vibration. C’est par-là que s’engouffre le son, pour qu’il se réverbère dans toute la ville, même au plus profond.

— Au plus profond… C’est là que je dois aller…

— Mais, continua-t-il, il n’y a aucun moyen de s’y rendre ! Même pas une échelle. Je ne sais pas quelle idée ta sœur a eue. À moins d’avoir un parachute… »

La cloche sonna. Une seule fois, suffisante pour qu’ils bouchassent leurs oreilles, surpris et sonnés. Ouvrant sa paupière, Neila vit le colosse, non pas devant le carillon, mais à terre, ficelé jusque dans sa « chair ». Au-dessus de lui, le sénateur, qui venait de frapper l’édifice d’airain.

« Intéressant ! Le volatile avait vu juste. Une onde peut en corrompre une autre, ainsi, si je la frappe moi-même… » Un des câbles de l’Araignée cogna la cloche pour la seconde fois, le géant se tordant entre les fils qui le retenaient, affligé. « Ingénieux. Cela me facilitera la tâche. »

Le pied du sénateur écrasa le scaphandre de sa victime, éclatant le dernier verre qui y restait. Laissant échapper un soupir grognon, le monstre se calma, motivé par l’abandon et la fatigue de son feu. Ne restait qu’un amas de métal boursouflé, couvert de fumée.

Hâtée, Neila fit un pas furtif jusqu’au précipice, à quelques pieds de Swaren. Elle ignora les appels pressants de Joshua, dont l’inquiétude était visible, mais oubliable. S’il voulait la suivre, libre à lui ! elle irait seule sinon. Mais une araignée chuta du plafond, pour se placer pile devant elle. Manquant de la faire frissonner, alors qu’elle reculait en boitant.

« Je peux m’occuper de vous, désormais, dit l’aristocrate en lui dardant son regard électrique.

— Nous nous sommes fait prendre, sourit Joshua. Nous souhaitions simplement emprunter le conduit. Cela ne devrait pas vous gêner. »

Il avait fait le choix de la sincérité, aucun autre stratagème ne pouvant fonctionner. Neila avait espéré l’esquiver proprement, mais le sinistré avait le nez plus fin que prévu. Celui-ci prit son haut-de-forme – unique part de son complet encore présente –, tapota la partie brûlée pour y étouffer une flamme, et le replaça sur son crâne. Neila avait cru y voir une machinerie cérébrale complexe, à base d’engrenages, de puces et de valves. Un comble, le reste de son corps étant si finement ouvragé. Lustré, gravé, décoré de toute part, même sur les parties censées être les moins visibles lorsqu’il était vêtu.

« Me gêner ? Fort si. » Il dit ça d’un ton très calme, précédant l’arrivée des araignées depuis le plafond, à un rythme tranquille, suspendues par les fils qu’elles tissaient. Tout autour des deux intrus, une ruche mécanique se formait.

« Sénateur », tenta Neila, les nerfs à vif. La substance qu’elle avait bue faisait toujours effet, mais la lumière commençait à lui faire mal aux yeux, et son crâne à presser son cerveau. « Nous avions convenu d’un accord… vous nous laissez tranquilles… et en échange…

— Vous m’aidez à me débarrasser d’Owlho, oui, je le sais bien. Ma mémoire est plus solide que celle de tout un Empire à qui j’ai résisté jusqu’ici, et vous ne ferez pas exception. L’on me reproche mon manque de plan de secours : la vérité est que je n’en ai jamais besoin, contrairement à d’autres jeunes donneurs de leçons. Ma maxime : du savoir est issu le pouvoir. De celui-ci, le contrôle. Et de lui encore, la réussite. »

La foule d’araignées s’approchait de Neila et Joshua, qui reculaient. Elles firent claquer leurs pinces, exhalant la menace. Elles griffèrent le sol fondu, expirant l’impatience. Prêtes à bondir, elles guettaient leurs proies, qui n’osaient tâter leur ceinture.

« Le savoir, c’est bien plus qu’une arme. C’est un système ! Qu’on se doit de coordonner avec brio. Seul le temps nous offre les moyens à la mesure de nos ambitions. Pensez-vous que de jeunes blancs-becs à votre image puissent imaginer me prendre de court, sans que je m’efforce à vous paver le chemin ? Oh… Me voilà plongé dans une de ces affreuses logorrhées. Owlho m’a déjà parasité.

— Swaren ! siffla Neila, alerte et le crâne alourdi. On a rien… tenté contre vous… nous passons là par hasard !

— Non, certes non. Moins encore que vos amis qui gisent dans ma toile à l’instant, avec le concours peu désirable de votre… J’ignore bien comment l’on nomme le père d’une sœur jumelle.

— Un connard !

— Un ardélion, un histrionique, un drille, un viédase, ou un sardanapale encore ! que sais-je. Et que cela ne me préoccupe guère.

— Nous n’avons rien à voir avec ces gens, intervint Joshua, collé au mur.

— Je l’ai pourtant su dès Flicky Way, premièrement pour mademoiselle Smile, ou ci-prétendument nommée. Traînant dans son sillage un sinistré lettré et l’étranger affilié à Cosprow. Ensuite pour vous, qui l’avez suivie en trahissant le maire. Aussi égoïstes que fussent vos intentions, elles ne servaient point notre projet commun. Vous êtes autant une nuisance que tous les autres. Néanmoins, votre sort ne dépendra que du bon vouloir de votre père, et vous, mademoiselle, votre cervelle lui est bien trop précieuse. Quel calvaire, de devoir ainsi épargner de tels nuisibles. »

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