Drue était la pluie, sur le sol carrelé de pierre et de plaques. Gouttait également l’acide depuis le corps du sinistré claudiquant, qui peinait à progresser jusqu’à destination. La main placée contre le cœur, il l’empêchait de se vider, et d’accompagner les gouttes jusqu’à ses pieds.
À son grand bonheur, le réservoir ne fut touché qu’au centre. Ainsi, un fond restait présent, bien que proche de la sortie. À la moindre secousse, le contenu s’exfiltrait joyeusement entre ses doigts, ou pour couler entre ses entrailles fragiles. Il marchait donc lentement jusqu’au casino. Bien entendu, il était au versant d’une forme athlétique, ce qui expliquait ce rythme. Mais il s’affairait à ne point basculer, manquant de se vider, de manière littérale, de tout son jus.
Sa main, gardée contre les murs qu’il longeait, rencontra le vide. La fenêtre qui avait explosé, peu avant leur fuite. Impatient de quitter cette insatiable averse, malgré le besoin de progression stable, il s’y hissa, lâchant un râle de gêne. Il avait rarement senti un sentiment si proche de la douleur, sous ses articulations branlantes, son sang qui perlait à grosses gouttes, et le vertige de la pluie contre ses composants crâniens. Ceux-ci devaient être salement mangés, aux premières loges pour profiter de cette pluie délicieuse.
Enfin à l’intérieur, il s’effondra, cognant sa tête contre le mur au même instant où sa gorge lâcha un cri de satisfaction. Plus rien – RIEN ! – ne pourrait dorénavant l’empêcher de bouger d’ici. Ce qu’il se dit, avant de voir Suzanne, planquée derrière une des tables, tétanisée par l’arrivée du fantôme.
« Je suis… maudit. Définitivement.
— Will ! se rassura l’ingénieure, avant d’arborer un regard méfiant. Oh… Will…
— Tu as la… manie de répéter mon nom. En plus, je… le déteste. Il me rappelle de très… très… mauvais souvenirs. »
Souvenirs. Il n’avait pas pensé à ce mot depuis qu’il les avait sans doute oubliés. Encore aujourd’hui, nulle image, nul son ne partageait son esprit. Uniquement un sentiment amer, à l’écoute d’un nom. Pour lui, c’était ce qui se rapprochait le plus de cette définition.
Même si je l’associe maintenant à un autre souvenir, trop récent. Avec des cheveux blancs et un ridicule monocle !
« T’as l’intention… de rester cachée ? Tu sais… un bon coup de tournevis ne serait pas… de refus.
— Tu penses sincèrement que je vais t’aider ? siffla Suzanne, d’un air faussement convaincu. Tu fais partie des traîtres, hein… Et t’es allié avec cette… cette…
— J’ai percé mon réservoir, la coupa Will. C’est comme… pisser du sang. En tout aussi agréable… en tout cas.
— Percé ?! Comment ça ?! » Elle se releva d’un bon, dévalant jusqu’à lui, armée jusqu’aux dents de tournevis, clé à molette et lunettes. « Oh non, quelle cata… Noah n’aurait pas dû tirer. Il l’a perforé des deux côtés, c’est difficilement réparable en l’état.
— Et… au labo ? »
Ce parut être la question de trop. Suzanne afficha un air contrit, à l’adresse du téléphone-ceinture posé sur la table au loin. « Il ne répond pas… Et c’est pas normal. Je pense qu’on est bloqués ici, même si on trouve de quoi se protéger de la pluie.
— C’est bien ma veine…
— Ça te tuerait d’avoir un peu de compassion ?! » Elle frappa le sol de son tournevis, le tordant sur le coup. « Noah ne revient pas ! Le Doc fait le mort ! Tout le monde nous trahit ! Et toi… tu passes ton temps à te blesser, alors que je m’épuise à te réparer, que je passe des nuits blanches à concevoir un corps solide, à chercher comment remplacer ta batterie ! T’en fais qu’à ta tête, c’est… insultant. »
La jeune femme se frotta les joues, pleines de suie, puis examina la plaie du sinistré. Grimaçant, à chaque fois que ses doigts rencontraient l’acide encore déposé sur le métal.
« Tu exagères… Tu n’as fait que… deux nuits blanches… Je ne suis même pas là depuis… une semaine… »
Nouveau regard le fustigeant, lui et sa franchise. Elle ne l’honora pas d’une réponse et s’affaira, sous la douleur et la rancœur. Il n’avait pas l’énergie d’enchainer par une bravade, se sentant partir. Le réservoir était à sec. D’une seconde à l’autre, Will allait s’éteindre. Sous les yeux d’une rancunière.
Ça, il avait du mal à l’avaler. Et pourtant, Suzanne se démenait. Malgré les brûlures, elle écartait ses tôles sans les abîmer, auscultait ses composants sans les toucher, évaluait les risques de telle ou telle action. Elle notait tout, mentalement, et avec rapidité, pour s’occuper vite de son cas.
Mais Will attrapa ses mains, agacé. « Arrête.
— Qu’est-ce que tu… lâches-moi, il faut que je me dépêche !
— Dis-moi… ce que je dois faire. » Il retira son manteau en lambeau, avec la lenteur d’un antiquaire, et fouilla dans les poches de Suzanne. Il en sortit les tissus salis dont elle s’était servie pour l’essuyer, il y avait deux heures de cela, et retira tout acide de ses mains. Enfin, il s’en servit pour emballer celles de l’ingénieure, tels des bandages. Avec grande précaution, silence et patience, à l’image d’un bijoutier qui mesurait chaque millimètre. Ses paumes et le bout de ses doigts étaient recouverts par ce torchon, qu’il avait déchiré pour chaque bande dont il avait besoin. Et cela sans énergie – certes, mais sans tremblement, surtout.
« Voilà, psalmodia-t-il, épuisé. Maintenant… dis-moi ce que je dois faire.
— Tu… Rien, je peux m’en charger.
— Suzanne. Vite. »
Sa réaction fut vive. Voir ainsi le sinistré l’implorer, d’ordinaire si résigné, lui donna du fouet. Elle écarta doucement la tôle de sa poitrine, et il l’aida, la brisant sur le coup. Malgré cette preuve d’irrespect pour son travail d’ingénieure, elle n’en tint pas compte, se préoccupant de l’intérieur. Tout un fatras de fils, de composants, d’engrenages, de valves et de pistons, et bien sûr, une batterie éclatée, et un réservoir percé. Le tout était recouvert d’une huile poisseuse.
« On va devoir réparer le réservoir, et le remplir, dit-elle en retirant toute l’huile avec son dernier torchon. Heureusement, je ne l’ai pas fait en verre. Un bout de métal, des vis, et c’est plié. Enfin… dans la pratique. Comme je ne trouverai sûrement pas le même type d’huile ici, il va falloir changer son contenu. Ce qui veut dire…
— Rebrancher la batterie, devina Will, épelant chaque syllabe.
— Oui, mais… elle est abîmée. Tellement gonflée que les câbles ne tiendront pas. Il faudra les tenir à la main, et très fort. Si elle se débranche… »
La suite était explicite.
« Tiens le fil, dit Suzanne. Tu n’arriveras pas à t’occuper du réservoir assez rapidement. Promis, je serai rapide ! Si tu as réussi à me faire des gants, ça devrait aller. Je te fais confiance. »
Il acquiesça. Mais, alors qu’il tendait les mains en direction du fameux bloc de batterie, il se figea. Ses mains tremblèrent. Il peina à les retenir, celles-ci hors de contrôle. Sous l’œillade inquiète de Suzanne, il se reprit, mais le même phénomène survint.
« Will, vas-y, l’encouragea Suzanne.
— Non… S’il te plaît. Je peux pas. »
Ce ton ne lui ressemblait pas. Ni même ce sentiment, qui lui glaçait les circuits. Approcher la main de ses propres organes, cela lui était tout bonnement impossible. Il se rappela la sensation de percer son propre ventre, lorsqu’il avait survécu aux chouettes. Comme si l’adrénaline avait retrouvé un chemin dans ses veines de métal. Mais, à l’instant, il n’était plus mu de cette même énergie. Uniquement d’un instinct de survie, purement animal.
« Will, le supplia Suzanne. Tu m’as aidé à brancher ton réservoir ! Où est le souci ?
— Oui… Ce truc, je peux… Mais pas la batterie. Impossible. Si je lâche… »
Il se souvint de la première et seule fois qu’il l’avait débranchée, il y avait de cela cinquante ans. Il s’était promis dès lors, juré, de ne plus y retoucher. Jusqu’à ce qu’une gamine aux cheveux blancs intervînt, il n’avait même jamais osé y repenser.
Ses mains s’agitèrent, prises de panique, et il les plaqua contre ses jambes, en vain. Suzanne les caressa et les calma, conservant sa hâte pour plus tard. Le sinistré se déroba de son étreinte attendrie pour attraper le réservoir. Une sensation désagréable, immonde même, mais supportable. « Je vais le faire. S’il te plaît, tiens… tiens la batterie.
— Tu es sûr de toi ?
— Non. » Il retira le réservoir, pendant que Suzanne remettait la batterie en place. La sensation était pire encore, mais son corps retrouva toute sa mobilité. Il savait cela temporaire, mais il s’encouragea. Après avoir ouvert le réservoir, l’avoir vidé et l’avoir nettoyé avec un torchon, le tout avec la finesse de l’orfèvre, il étudia la taille des trous de balle. Attrapant la petite scie, il découpa dans l’ancienne tôle de son torse un morceau de métal, pour le placer sur un des trous. Il vissa, avec mesure et attention, pour que l’entièreté du trou fût comblée.
Il procéda de même pour le second, sans trembler, sans hésiter, sans se poser de questions, ni penser à la batterie actuellement entre les mains d’une humaine de plus en plus stressée. Il sentait certes son regard perplexe à la moindre de ses actions, mais l’ignora, se faisant violence. Il s’assura qu’il ne pouvait davantage visser sans briser son organe, et remit en place le fond et le couvercle.
« C’est fini, dit-il. Tu vois, c’était pas si terrible.
— C’est… c’est toi qui avais peur, hein.
— Ha ! Mais bien sûr. Qu’est-ce qui ne faut pas entendre. Bon, va me le remplir.
— Avant ça… Il faut que tu tiennes ta batterie. »
Il en fit tomber le réservoir. Le rattrapant au vol, il vit ses doigts frémir, à la pensée de tenir les câbles le maintenant en vie. « Je suis sûr que tu as de l’huile avec toi. N’est-ce pas ? Dis-moi que tu en as.
— Will. » Elle tirait les traits de son visage, tremblait des épaules, et claquait ses genoux. Elle était harassée de le tenir en vie du bout des doigts, et voulait en finir, rapidement. Abattu, le robot plaça le réservoir dans sa poitrine, grimaçant dans son esprit, puis attrapa le bloc batterie en levant les yeux. Il fixa le plafond, et pensa à tout autre chose, en tenant fermement les fils en place. Une petite seconde, il les sentit glisser, et poussa. De toutes ses forces. Les membres contrits, il fit son possible pour ne rien lâcher, laissant Suzanne foncer vers le bar, fouillant dans les armoires.
Lui, ne regardait que le ventilateur, au plafond.
Il tournait avec lenteur. Tranquillité. Il aérait la pièce, tout en baladant son ombre projetée sur les quatre murs du taudis puant qui tenait lieu d’auberge. Décidément… cet endroit ne valait pas son petit tunnel, sous le cimetière. Là où, tout seul, il n’avait aucune chance de rencontrer qui que ce fût. Lors de ses rares sorties, quand le vieux fossoyeur le lui intimait, il profitait du soleil discret. Du vent poussiéreux. Des oiseaux lugubres. Des compagnons de pierre. Un paradis. Quand il se sentait fatigué, batterie vidée, ou qu’un énergumène s’approchait, il se terrait près de l’eau et du noir, astiquant une petite pièce de métal trouvée çà et là, ou piquée à un curieux qui pensait recevoir une quelconque bénédiction en lançant un sterling sur le malheureux épouvantail. Parfois, il observait les reflets de l’eau sur les parois du tuyau, projetés par le rai de son entrée – qui faisait office de fenêtre.
Oui, voilà. C’était un monde qui lui convenait, loin du bruit, des traîtres, des corrompus, des misérables, des audacieux, des optimistes, des rêveurs, de l’agitation. Les morts étaient calmes et de parfaits voisins. L’eau apportait un paysage aussi délicat que le désert de nuit, ou que le vent matinal. S’il appétait un peu de bruit, il allumait son générateur, et se laissait bercer par sa musique en s’occupant de ses babioles brillantes.
Y retourner lui serait impossible. Il ne se voyait pas sortir d’ici vivant.
Vivant, hein… C’était ironique, de la part d’un robot taré comme lui. Il n’y avait ni vie, ni mort. Ni rien à craindre de nul danger, simplement un désir de se reposer. De relâcher la pression. De relâcher ses membres, et se détendre. De relâcher ses doigts, et s’allonger. Oui, de relâcher ses doigts… Se débrancher…
« Will, attention ! Ouf, c’était moins une, hein ! » Suzanne attrapa le fil de la batterie et le remit entre ses doigts, quand il revint à la réalité, sorti de ses mièvreries. Il fut ravi que cela se finît, tant la sensation de sa batterie entre ses doigts lui donnait des envies curieuses !
Pour se changer l’air, il observa Suzanne conclure le travail. Versant un liquide douteux dans le réservoir.
« Qu’est-ce donc ?
— Un mélange d’alcool. »
Le bruit du liquide. De longues secondes.
« Un mélange de… quoi ?
— Normalement, ça devrait brûler comme de l’huile ! Le temps qu’on puisse te réparer dans de bonnes conditions. Merci qui ?
— Merci celui qui viendra me sortir de là. »
La jeune femme lui frappa le crâne, s’éraflant les doigts, puis brancha enfin le réservoir. Will sursauta, trois fois, s’agita, puis sortit une injure disgracieuse avant de se calmer. Immobile, il finit par bouger ses doigts, ses poignets, sa tête, puis ses jambes et ses épaules.
« Tout a l’air d’aller…
— Youpi ! se félicita Suzanne, sortant de sa cachette après la frayeur qu’elle venait d’avoir. Tu ne sens rien de bizarre, hein ?
— Si, beaucoup trop de choses, comme une silhouette gênante devant moi. Une hallucination visuelle, peut-être ?
— Je suis trop forte, haha ! » Suzanne lui sauta dessus, provoquant un cri de pur dégoût tandis qu’il était ballotté dans ses bras. « Bon ! Maintenant, il faut partir.
— Pars de ton côté si tu le souhaites, grogna Will en se relevant, ravi de tenir sur ses jambes. Moi, je veux m’assurer que Neila n’a rien. Tu as un détecteur ? »
Alors qu’il lui tendait la main, pour implicitement lui demander l’objet, Suzanne se contenta de lui donner une moue vexée. Cette pose dura suffisamment longtemps pour que Will abdiquât, se dirigeant vers la porte.
« Pourquoi est-ce que tu lui colles aux basques ? s’offusqua-t-elle. Si ma mémoire est bonne, tu ne la connais que depuis quelques jours.
— J’aimerais bien savoir pourquoi, moi aussi. Mais la situation fait que je me sens responsable d’elle.
— Responsable ?! Mais en quoi ? Aucun de nous ne sait réellement qui elle est ni ce qu’elle veut faire. Elle t’utilise peut-être, comme elle a utilisé la poupée. Je ne sais pas à quel point elle est liée au Maître des Chouettes, mais ça pue le roussi. Tu mérites mieux qu’un électron libre comme elle. »
Ruminant sur le palier, il croisa les bras. Interrogeant le sol, puis le plafond, décoré d’un autre ventilateur. « Tu comptes me suivre ?
— Mais… Quelle tête de pioche hein », rugit-elle en dégainant de sa poche un petit objet à la forme atypique. Une lunette. « Elle l’a laissée ici. Elle est futée. On ne la retrouvera pas.
— Bien sûr que si. » L’affirmation sonna comme faux, ainsi il expliqua : « Ce détecteur, c’est celui de Noah.
— Et alors ?
— C’est moi qui lui ai donné, après ma première escapade. J’avais pris soin de le reconfigurer. Il ne mène pas à sa lunette, comme je sais qu’elle les paume souvent. Je l’ai conçu de sorte que, soit moi, soit elle, puissions nous retrouver. »
Il se tut, regardant le panneau électrique sur le mur. Sur lequel était marqué : « Alarme ! »
« Il mène à moi. Et, à la pièce de cuivre que je lui ai donnée. »
Suzanne émit un petit son plaintif, en pleine réflexion. Will s’en amusa, mais moins, lorsqu’il vit l’ingénieure s’inquiéter, les yeux rivés sur l’écran du détecteur. « Will… Avant de partir du labo, j’avais arraché le détecteur des mains de Noah.
— Tu… Attends, ce détecteur, que tu as là…
— C’en est un autre. Le tien, il m’a été volé par la Chouette. »
——
Archibald vociférait un torrent d’insulte à l’égard du sot imaginaire qui l’avait sorti du lit, à cette heure tardive ! Et sous la mousson, et ce son premier jour. D’humeur exécrable, il trimballa sa bedaine le long des rues d’Everlaw, vides comme pour le laisser foncer jusqu’à son casino.
Qu’une fenêtre se brisât, qu’un coup de revolver retentît, passait encore. Il n’allait pas s’émouvoir pour quelques travaux, le Canard florès était à refaire, de toute façon. Mais qu’on lui envoyât un fax pour le réprimander, pour une raison aussi absurde, cela le mettait hors de lui. Il n’avait pas le choix, après tout, mais quel toupet !
L’alarme retentissait à des lieues à la ronde – au bas mot. Il avala ses lèvres en imaginant le flot de merde qu’il recevrait par télégramme, des injures bien méritées à son encontre tant le vacarme était violent. Presque autant que les cloches, qui agaçaient déjà bien assez les honnêtes citoyens de la cité.
Il pressa le pas, sous son grand parapluie, jusqu’à la porte de son auberge. Il sortit la clé, qui seule permettait d’éteindre l’alarme, ainsi qu’ouvrir la porte. Il va m’entendre, le farceur qui osa me réveiller malgré la pluie !
Puis, il perdit connaissance.
Will ramassa le parapluie, laissant Suzanne couper l’alarme. Le gros monsieur avait été allongé sous une table, dans l’espoir qu’il s’assommât en se relevant. Plus tard il prévenait les autorités, mieux ce serait.
« Et maintenant ? s’enquit-elle.
— Il faut prier qu’elle ne se fasse pas tuer avant qu’on la retrouve. Ce qui est pas gagné, vu la gourde.
— Non ! rugit-elle. Tu persistes encore avec ça ! Il faut s’abriter et te réparer complètement. Je te ne laisserai pas partir dans un tel état, tu tiendras à peine une nuit sans un vrai carburant.
— Si on discutaille, je durerai moins longtemps, c’est certain. On y va. »
Brandissant son parapluie, il descendit la rue, dans l’optique de rejoindre les plus bas niveaux de la ville. Il ignorait comment, en réalité, mais tout chemin menait nécessairement quelque part. Il suffisait d’avancer.
« Va moins vite, râla Suzanne. J’ai des petites jambes, comparées aux tiennes.
— Pourquoi est-ce que je me retrouve toujours accompagné d’une râleuse d’une quinzaine d’années ?
— Arrête de bougonner ou j’te débranche pour de bon. Et j’ai la vingtaine, hein !
— J’en ai plus de trois-cents. Mais ce n’est pas un concours. »
S’approchant du gouffre central, il se questionna sur la manière la plus rapide d’atteindre le fond. Peut-être qu’en sautant, il pourrait se rattraper à quelque chose, et ne pas finir en miettes ? Suzanne étant présente, l’idée était exclue d’office. Utiliser un grappin, ou un parachute ? Même dilemme. Un véritable boulet au pied remplit sa fonction jusqu’au bout ! Peut-être y avait-il des monte-charges, aux alentours ? Quand il voulut questionner Suzanne, il vit que les yeux de celle-ci en faisaient déjà de même.
« Quoi ?
— Trois-cents… combien ??
— Faut aligner ses esgourdes, quand on n’entend rien. Trois-cent-quinze ans, environ. Je crois, je m’amuse pas à compter mes anniversaires.
— Mais… c’est pas possible », bafouilla Suzanne, le suivant dans son escapade. Elle peina à le suivre, sous le parapluie, tandis qu’il empruntait les plateformes de Mercy qui entouraient le gouffre. « Un sinistré vit en moyenne quelques semaines, au grand maximum trois ans… Swaren est le seul cas connu, mais il est blindé de fric ! Pas toi !
— Ça tombe très bien, je ne suis pas un sinistré. Dis-moi, il y a des monte-charges, quelque part ?
— Non, Will, attend, le pressa-t-elle. Tu te trompes forcément sur ton âge. Tu… tu as une mémoire vive, pas “en dur” comme les robots ordinaires. Tu as tout le comportement classique d’un sinistré, donc…
— Je serai mort depuis longtemps, “donc”. J’suis un robot détraqué, je te l’ai dit. J’aurais des souvenirs dans le cas inverse. Tu penses qu’avec une poulie, tu survivras à la chute ?
— Non, et toi non plus. Si tu risques autant en tentant tout ça, c’est que tu as un processeur de sinistré ! Le moindre arrêt d’alimentation, et c’est la mo…
— La ferme ! », pesta Will en la poussant hors du parapluie. Quand elle y revint, sursautant sous la pluie, il serra son épaule. « Arrête de parler de ça. Tu m’énerves, à geindre sans savoir de quoi tu parles. Ça me rappelle quelqu’un, tiens. Vous êtes épuisants, les humains.
— Tu ES humain, à la fin !… Pourquoi tu ne l’acceptes pas ? Tu as peut-être une amnésie, qui sait ? Ça expliquerait que tu aies vécu aussi longtemps.
— Tu m’en diras tant », ricana le prétendu sinistré en s’approchant d’une rambarde. Il se pencha, évaluant la distance entre les différents précipices de Solstille (vus d’ici) et le chemin de câble à poulie qu’il pourrait emprunter. Toute cette zone était en travaux, et c’était pratique.
« Tu as peut-être un vrai nom, insista Suzanne. Eu une famille, une vie, un travail… Il y a trois cents ans, c’était la naissance de l’Empire ! Tu as peut-être des souvenirs gravés dans ton processeur… Il faut que je fouille ça…
— Je t’ai dit d’arrêter ! » Il la poussa à nouveau, machinalement, sans prêter attention à la plateforme. Suzanne chuta, sous la pluie et au-dessus d’un gouffre sans fin.
Lâchant immédiatement sa protection, Will tendit le bras, attrapant de justesse le poignet de l’ingénieure. « SUZANNE !
— Aïe… Aaaah ! » Elle pendait, au-dessus du vide, son sauveur étendu sur la plateforme. Le parapluie tombait dans le vide, laissant ainsi la jeune femme recevoir une gerbe d’acide. Sans attendre, le robot la remonta, et l’abrita sous son corps. Bien que de fortune, cet abri était le seul disponible. Suzanne grimaçait, nettoyant son corps avec le dernier chiffon qui lui restait. Lui aussi, était amoché.
« Suzanne… Déso… »
Il n’eut pas le temps de conclure. Les cloches sonnèrent, faisant vibrer la ville. Le tonnerre fut si violent que même la plateforme vrombit. Will hurla, se tenant le crâne de douleur. Et, perdant connaissance, se laissa chuter.