Chapitre 20 : Mangé ou être mangé

Par Elly

Le cercle de la Grâce était une petite zone de l’océan qui, ordinairement, ne présentait aucune menace pour les marins qui la traversaient. Il s’agissait d’un des rares espaces où peu de dangers guettaient les navires, comme une pause lors d’un voyage épuisant. On racontait qu’Olia l’avait créé pour que ses fidèles puissent se reposer. Toutefois, une légende persistait, selon laquelle ce serait le territoire d’un monstre qui s’était attirée la colère d’une déesse. Ce monstre, c’était Maïa. Une capitaine de navire qui détestait Olia pour son abandon et qui s’était proclamée comme la nouvelle reine des mers. Elle aurait été maudite après avoir massacré et mangé à outrance des chevaux marins. Maïa se cacherait dans les abysses, rongée par sa rancune, pour éviter de se faire repérer. Si personne n’avait pu témoigner de la véracité de cette légende jusque-là, Alizéha et ses compagnons étaient les premiers à pouvoir le faire. Un honneur dont ils se seraient passés.

Maïa était dépeinte comme une méduse avec trois cornes et un sourire carnassier, tel un éclat de folie figé dans le temps. Les rangées de dents fines et pointues comme des aiguilles n’étaient pas décrites, ni sa beauté effroyable. Sa peau lisse était devenue bleu laiteux et ses traits délicats étaient les résidus d’une humanité perdue. Ses cheveux bleuets composés de tentacules filiformes recouvraient son torse jusqu’à son nombril. À sa taille, on ne distinguait qu’un amas de tentacules épais semblable à de la soie froissée qui se répandait autour d’elle, flottant à la surface de l’eau. Quant à ses bras, à la place des mains se trouvait une multitude de tentacules qui s’agitaient comme des serpents. Une cloche transparente et gélatineuse s’affaissait sur sa tête et dégoulinait sur ses épaules, engloutissant la moitié de son visage. Seul son sourire féroce était visible. Des cornes blanches perçaient l’ombrelle déformée telle une couronne. Une grâce froide émanait d’elle et accompagnait chacun de ses mouvements. Médusés, Alizéha et ses compagnons observèrent cette hypnotisante créature avec autant d’admiration que d’épouvante.

Alizéha comprit vite que, face à cette méduse-humaine de cinq mètres, le bateau ne résisterait pas à un seul assaut. Or, les enfants se trouvaient à bord. Il était primordial qu’il n’arrive rien au navire, et pour cela, la déesse devait déguerpir avant la première attaque. Même si les yeux de Maïa étaient dissimulés derrière la gélatine bleuie, Alizéha pouvait sentir son regard sur elle. Elle était la cible. Maïa ne pensait qu’à une chose : faire payer les dieux, quelle que soit leur génération. Elle leva son bras tentaculaire, prête à l’abattre sur le bateau. Avec comme seule idée de protéger l’embarcation et les personnes à bord, Alizéha dégaina son épée.

  —  Virko ! Emmène-moi vers elle, vite !

Ni une, ni deux, elle s’assit sur le plat de l’arme qui flottait dans l’air et fila vers Maïa. La déesse entendit Novaly l’interpeller et Rorhy jurer. Les deux y voyaient sans doute un geste héroïque. Alizéha avait tendance à se sacrifier pour les autres, mais sa décision n’était pas uniquement motivée par le sauvetage de l’orphelinat. Elle cherchait à se prémunir de tout soupçon. Si Maïa chassait tout ce qui était lié au divin, pourquoi ciblerait-elle une jeune femme prétendument ordinaire ? En prenant les devants, Alizéha évitait d’éveiller la suspicion. Son héroïsme était une stratégie à moitié égoïste. Et stupide venant d’une personne qui redoutait de tomber à l’eau au risque que ses cheveux se décolorent.

Alizéha atterrit sur la cloche gélatineuse qui recouvrait la tête de Maïa. La surface flasque demandait un certain effort pour tenir en équilibre, encore plus quand la créature s’agitait, frustrée que sa cible se cache hors de sa vue. Tout en veillant à ne pas glisser, Alizéha planta Virko d’un coup sec dans l’ombrelle. Elle s’attendait à ce que Maïa hurle de douleur. Seul un grognement retentit. Virko n’était rien de plus qu’une écharde pour Maïa. Cette dernière bougea sa tête pour la faire dégringoler. Alizéha agrippa le manche de son épée. Elle se cramponnait comme si c’était une question de vie ou de mort. Ses jointures blanchirent à force de serrer la poignée.

Les secousses finirent par cesser, mais Alizéha n’eut pas le temps de souffler ni de dégourdir ses doigts ankylosés. Des mouvements autour d’elle attirèrent son attention. Les tentacules qui remplaçaient les mains de la créature l’assaillaient de tous les côtés. Elle pourrait les repousser avec Virko, mais sur une surface aussi petite et instable, ses attaques échoueraient et elle tomberait dans l’eau. Maïa ne lui laissa pas l’opportunité de trouver une alternative et la piégea dans son étreinte. Alizéha était prisonnière de ces bras gluants qui se resserraient autour d’elle avec une vitesse déconcertante. Cette force la prit de court. Elle n’eut aucune occasion pour se débattre ni gagner du temps. La poitrine comprimée, elle asphyxiait. Sa bouche cherchait désespérément à aspirer de l’air que ses poumons rejetaient sous la pression. Un cri étouffé lui échappa lorsque ses côtes craquèrent. L’oxygène lui manquait et la douleur l’empêchait de réfléchir. Ses organes étaient écrasés, broyés, si bien qu’elle regretta d’être toujours consciente.

Alors que le gout du sang se répandait dans sa bouche, la pression s’allégea et une bouffée d’air se fraya un chemin jusqu’à ses poumons. Un tentacule près d’elle s’agitait, trouée. Un projectile l’avait atteint ? Maïa rugit. Une seconde offensive suivit, transformant le tentacule en gruyère. L’étreinte mortelle se dénoua et Alizéha toussota. Haletante, elle grimaça sous l’effet de la régénération, puis se pencha vers le bateau et plissa des yeux pour préciser sa vue. Il lui sembla distinguer Evan et Novaly près des canons. Capables de tirer des boules de lave, ils étaient les seuls dispositifs de défense du navire. Leur soutien ne soulagea pas Alizéha. Pouvait-elle avoir confiance en leur capacité de tir ? Et s’ils la visaient ?

Une flèche accompagna les projectiles. Tila passait à l’attaque. Alizéha s’horrifia en réalisant que l’attention de Maïa se fixait sur l’embarcation. La déesse devait la distraire ! Avec sa force, Maïa n’aurait aucun mal à briser le navire ou ses compagnons. Avant que l’une d’elles n’agisse, la mer se mit à bouillonner. Maïa se figea. Alizéha ressentit cette familière sensation de danger imminent planer sur eux. Une sensation que Maïa devait partager car elle tremblait.

La mâchoire d’Alizéha se décrocha lorsqu’une île surgit des profondeurs. L’eau qui la recouvrait se dépêcha de rejoindre la mer, glissant sur les courbes de la roche. Sa forme arrondie rappelait celle d’un couvercle, comme si elle protégeait quelque chose. De la mousse et des algues noyaient le gris de la pierre et décoraient les parois arquées auxquelles quelques coquillages s’accrochaient. Alizéha s’accrocha à Virko, toujours planté dans la gélatine, tout en tirant sur sa capuche pour la maintenir en place et se protéger des éclaboussures. Les vagues roulaient et bousculaient Maïa avec force. Le navire encaissait également les remous. Alizéha n’arrivait pas à détourner le regard de la montagne imposante qui venait de percer la mer. Parée des trésors des profondeurs, elle semblait atteindre les nuages. Une plage de sable blanc la bordait. Était-ce… Atlantis ?

Rorhy hurla :

  —  Lize ! Reviens, vite !

Alizéha retira Virko de l’ombrelle, les sourcils froncés. Elle ne comptait pas s’attarder, mais pourquoi cet empressement ? Et qui distrairait Maïa du navire ?

Elle eut la réponse à l’instant où l’ombre d’une silhouette la surplomba. Elle leva la tête, et son regard rencontra une paire d’yeux noir brillant en forme d’olive. Elle appartenait à une tête courte et allongée dotée d’une peau écailleuse de la couleur des abysses ainsi que d’un bec corné.

Une tortue. L’île était en réalité la carapace d’une tortue.

Ses prunelles sombres pétillaient d’une lueur dangereuse. Alizéha avait l’impression d’être le repas d’un monstre affamé. Ce dernier ouvrit la gueule, dévoilant des lignées de dents blanches acérées. Des morceaux de chaires bleues étaient coincées entre les crocs et… les tremblements de Maïa prirent soudain sens.

La femme-méduse plongea au moment où la créature approcha sa bouche d’elle. Alizéha perdit l’équilibre et dégringola de la tête de Maïa. En tombant, la déesse assista à l’arrachage d’un tentacule sanguinolant qui gigotait encore dans le bec. Un éclat sadique luisait dans les yeux du reptile. L’idée d’être gobée par et de traverser son système digestif provoqua à Alizéha des frissons d’horreur, mais ce fut la chute imminente dans l’eau qui lui arracha un cri d’épouvante. Virko comprit le message et profita de l’étreinte des doigts crispés de la déesse sur son manche pour la guider dans les airs. Une lutte tumultueuse entre les deux créatures agitait les flots derrière elle, mais Alizéha était trop occupée à loucher sur son reflet pour s’en soucier. L’eau défilait sous ses yeux, à quelques centimètres de son visage. Elle était si pétrifiée qu’elle ne parvint à desserrer les dents pour ordonner à Virko de retourner au bateau. Heureusement que son compagnon n’avait pas besoin de mots pour interpréter son silence et se dépêcha de la ramener au navire avant que ses bras ne lâchent.

Le soulagement d’Alizéha en sentant le bois du pont mouillé sous ses pieds était aussi intense que celui de ses muscles qui purent enfin se détendre. Evan, Tila, Novaly et Rorhy foncèrent vers la déesse flageolante.

  —  Lize ! Tu es complètement folle ? s’énerva Novaly. Tu as voulu te sacrifier ou quoi ?

  —  Une fâcheuse tendance qu’elle a, maugréa Evan.

Visiblement, même en sachant qu’elle était immortelle, la voir prendre de tels risques ne lui plaisait pas. Toutefois, il ne pouvait pas lui reprocher d’avoir mal agi. Sans elle, le navire serait devenu une épave.

Les sourcils froncés, il saisit son menton. Alizéha tressaillit, surprise. Elle hésitait à lui écraser le pied pour le faire reculer quand il essuya avec son pouce un filet de sang qu’elle n’avait pas remarqué et qui avait coulé du coin de sa bouche. Elle se dégagea en frottant sa joue, embarrassée. Novaly ouvrit la bouche, probablement pour la questionner sur son état, mais Alizéha la devança.

  —  J’ai rien de grave. J’ai été un peu impulsive, c’est vrai, mais si on avait été prévenus, on aurait pu établir un plan.

Sa pique atteignit sa cible car Tila détourna le regard, gênée.

  —  Je pressentais que ça se passerait bien. Je ne pensais pas qu’Atlantis débarquerait si vite…

C’était le problème de l’intuition des guides. Il fallait avoir suffisamment confiance pour s’y fier, mais le suivre aveuglément rendait négligent. Alizéha rengaina Virko et se tourna vers le monstre qui dévorait Maïa, le cœur encore palpitant. Atlantis n’était pas seulement le nom de la cité des sirènes, c’était aussi celui d’une tortue gigantesque.

Elle se tourna vers Rorhy qui portait son attention sur les deux créatures, les bras croisés.

  —  Tu savais qu’Atlantis était une tortue, et donc, que Maïa lui plairait.

  —  La dernière fois, Atlantis ne m’a pas ouvert ses portes car je n’avais aucune offrande à lui sacrifier, expliqua-t-il. La nature est cruelle. Les dieux encore plus avec les ingrats. Je soupçonne Olia d’avoir expressément transformé Maïa en méduse immortelle pour Atlantis.

Tila avait raison lorsqu’elle avait pressenti qu’ils étaient la solution que cherchait Rorhy. Alizéha et elles étaient les seules à pouvoir attirer Maïa et offrir une offrande digne de ce nom à Atlantis.

Ils observèrent la punition éternelle de la condamnée qui se faisait déchiqueter sous leurs yeux. Comme un océan, Olia était aussi clémente qu’impitoyable. Malheur à celui qui provoquait une tempête et qui s’y retrouvait piégé. Un jour, Maïa se reformerait et renaîtrait, plus amère que jamais. Si Alizéha avait la possibilité de ressusciter de ses cendres, la colère qui brûlait dans son cœur deviendrait-elle un brasier ?

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez