Chapitre 19 - Leçon de tricot

Aube observait sa mère. Celle-ci était en train d’enfiler de la laine sur un morceau de carton découpé en rond.

— Tu passes par le milieu. Tu fais une boucle et tu repasses par le milieu, répéta-t-elle.

Éléonore commentait ses propres gestes, avec sérieux et concentration. Aube ne s’intéressait que très moyennement à ce que sa mère essayait de lui apprendre. Par contre, elle était subjuguée par les pensées de sa maman qui retrouvait ses gestes d’enfance pour fabriquer un pompon de laine. La tête d’Éléonore était pleine de questions. Pourquoi sa propre mère ne lui avait-elle jamais appris ce genre de petits plaisirs ? C’est fou cependant comme les gestes anciens lui revenaient vite alors qu’elle n’avait plus jamais l’occasion de les pratiquer. Elle était si occupée. Elle prenait soin de ses enfants. Est-ce qu’elle passait assez de bons moments avec eux ? Il y avait tant de soucis qui s’étaient accumulés. Qu’est-ce qu’on penserait d’eux à l’école et dans le quartier ? Elle imaginait ce que dirait sa mère : « Tout ça, c’était à cause de la mauvaise réputation de son mari. » Mais Éléonore le savait, ce n’était pas ça le pire. Le pire, c’était le danger. Elle le sentait. Le père absent de ses enfants était constamment en danger. Jean ne se rendait pas compte que le danger menaçait aussi sa famille et qu’il la laissait seule pour l’affronter et protéger ses petits.

— Tu as compris ? demanda-t-elle à sa fille en relevant les yeux de sa pelote de laine.

Aube la dévisagea et resta silencieuse.

— Allez ! Qu’est-ce que tu attends ? Prends ton carton et fais comme moi ! À quoi rêves-tu ? la rabroua-t-elle pour chasser l’impression désagréable de passer un examen de tricot et le concours national de la meilleure maman en même temps.

— D’accord, répondit Aube qui voulait éviter de l’agacer. Comment est-ce que tu fais tenir la laine au début ?

— Regarde ! Je reprends, dit-elle en posant ses doigts sur ceux de sa fille. Comme ça... Ensuite, tu continues.

Aube s’exécuta. Toutes les deux, elles enroulèrent leur fil de couleur un long moment en silence. Chacune dans ses pensées. Aube découvrait qu’une simple activité physique répétitive l’aidait à calmer son esprit et à ordonner ses idées.

— Maman ?

— Oui ?

— Quand est-ce qu’on pourra aller rendre visite à papa à son travail ? osa-t-elle enfin.

Parmi toutes ses préoccupations, elle avait choisi la plus importante. Elle souhaitait tant une réponse positive. Pourtant elle comprit vite qu’elle devrait se contenter des pompons. Tous les signaux d’alerte de sa mère clignotaient : Danger ! Danger ! Danger !

— Je te l’ai déjà dit, s’énerva-t-elle. Ce n’est pas possible. Ton père travaille dans un lieu qui n’est pas prévu pour les enfants.

— Mais je suis déjà allée en ville...

— Avec des gens peu recommandables dont on ne sait jamais quelles pourraient être les réactions.

— Mais il les soigne...

— Parce que tu crois que ça fonctionne toujours ? explosa Éléonore. C’est plus compliqué que ce que tu imagines. C’est même plus difficile que ce que ton père espérait.

— Mais on pourrait juste aller voir ses potagers, un jour où il n’y a personne d’autre que lui, s’entêta Aube.

— Ses potagers ? s’étonna sa mère. Quel intérêt à aller voir ses potagers ? De toute façon, l’automne est là. Il n’y aura bientôt plus rien d’intéressant à voir dans ses potagers.

Elle empoigna une paire de ciseaux et trancha la laine autour du carton.

— Tiens, conclut-elle en montrant le geste et son résultat à sa fille. Voilà un pompon.

— Mais je n’ai pas vu...

— À toi ! proposa sa mère. Essaie !

Aube se saisit des ciseaux. Elle observa un instant le visage fermé de sa maman. La fillette y trouva la trace des gestes à effectuer. Et elle s’exécuta en serrant les lèvres.

— Parfait ! reconnut Éléonore. Reprends un carton et recommence. Tu vas voir, ça vient tout seul.

Elle semblait prête à se radoucir. Mais la petite fille baissa les bras.

— Je préfère continuer dans ma chambre, esquiva-t-elle. Tout à l’heure, peut-être. C’est un peu dur. Je vais essayer de lire en attendant. Je dois encore m’entraîner.

Sa mère s’était levée avant elle.

— Comme tu voudras, soupira celle-ci en se dirigeant vers la cuisine. Mais tu ranges tes affaires. Je ne veux voir traîner ni un morceau de carton ni un bout de laine par terre. C’est clair ?

Elle avait disparu laissant sa colère sur les bras de sa fille. Aube rassembla son bricolage d’un geste rageur, enfourna le tout dans sa boîte et monta les escaliers quatre à quatre.

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Baladine
Posté le 02/01/2023
Haha !
Littérairement, je n'ai rien à dire, mais dans l'art du pompon....
Elle empoigna une paire de ciseaux et trancha la laine autour du carton. => ça prend beaucoup plus de temps que ça, voyons, et on n'oublie pas de maintenir les bouts de laine tout en glissant un autre bout de laine au milieu des deux cartons avant de retirer les cartons, étape trèèèèès délicate et complexe, et il faut couper avec un ciseau à couture, que je ne confierais certainement pas à Aube, dans sa chambre :) (oui, oui, il y a de la pratique !)
Pour ta culture : https://www.youtube.com/watch?v=h56f8VeMcIQ
A bientôt !
MichaelLambert
Posté le 11/01/2023
Hi hi ! Merci Claire ! Mes enfants sont grands maintenant et mes souvenirs de bricolage de pompon avec eux semblaient plus facile dans ma mémoire ! ;-) Puis, j'ai une fille super adroite de ses mains et qui a très vite été autonome pour fabriquer plein de choses seule dans sa chambre ! Et merci pour la vidéo, c'est exactement le souvenir que j'en avais (j'en parle donc un peu trop légèrement dans mon texte !)
A bientôt !
Baladine
Posté le 11/01/2023
Haha, ça m'a fait rire ! Bon, c'est un détail, me diras-tu, on est pas tous sensibles aux même choses ^^
Elly Rose
Posté le 16/11/2022
Bonsoir bonsoir,
Ma petite lecture faite, je ne peux m'empêcher d'être prise entre deux eaux. D'un côté je peux comprendre le comportement d'Eléonore et pourtant de l'autre j'aimerais tellement la voir vraiment s'adoucir avec Aube et la soutenir!
A situation compliquée, émotions sans dessus-dessous d'accord mais non rien n'y fait je suis un peu frustrée et j'ai envie de la secouer ahah!
MichaelLambert
Posté le 16/11/2022
Bonsoir Elly !
Merci pour ton message du soir !
Je sais, je suis rude avec Eléonore. J'ai eu envie de construire une figure maternelle très rude et tourmentée, pour sortir des sentiers battus. C'est délicat, j'en suis conscient. Et tant mieux si on veut la bousculer. Elle sera amenée à changer quand même un petit peu, mais ps trop vite et pas trop facilement ! J'espère que son évolution te semblera crédible ! Patience !
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