Chapitre 19 : Les corbeaux sont des gens méchants

  —  Thalion ! J’ai dit : au lit !

  —  Mais je suis pas fatigué !

La mère du garçon regarda avec exaspération son fils en train de sautiller sur le canapé. Effectivement, il était bien en forme. Trop pour une heure si tardive. Elle tourna la tête vers son mari, occupé à lire le journal près du feu de cheminée. Ses épaules se relâchèrent pendant qu’elle l’observait, attendrie. Ces derniers temps, il s’était acharné au travail afin de libérer du temps pour passer Samhain avec elle et son fils. Pour tenir la cadence, il avait été jusqu’à préparer des potions énergisantes, mais ça ne remplaçait pas une bonne nuit de sommeil, comme en témoignait ses yeux cernés. Il avait bien mérité une soirée avec son journal.

Aujourd’hui, il avait creusé une multitude de citrouilles avec Thalion, si bien que le salon était envahi de visages oranges grimaçants. Ce n’était pas les seules choses qui décoraient la pièce. Elle remarqua sur la table basse du salon, une bougie incrustée de pierres qui n’émettait plus de lumière. Un courant d’air avait dû l’éteindre. Pour l’occasion, le manoir entier était éclairé par ces flammes dorées qui chassaient l’obscurité. En plus de créer une ambiance chaleureuse, elles éloignaient les créatures malfaisantes qui rodaient en cette période.

 Un sort plus tard, la bougie flamboyait de nouveau, elle reporta son attention sur son mari. Il était toujours aussi concentré sur sa lecture. Un peu trop, en fait. Comme s’il cherchait à éviter son regard. Elle plissa les yeux en s’approchant du fauteuil dans lequel il se trouvait.

  —  Chéri… Si tu as fait une bêtise, je t’encourage à tout avouer maintenant.

  —  Voyons, mon amour. Ce n’est pas mon genre de faire des bourdes.

  —  Ah, vraiment ? L’année dernière, tu as détruit les fleurs du jardin avec un feux d’artifice.

  —  Ah oui, pour l’anniversaire du petit ! Bon, je conçois qu’il m’arrive de faire des erreurs. Mais je n’y suis pour rien si notre fils est une pile électrique !

La magérienne allait répondre quand une sculpture représentant le buste de la déesse Magéra se fracassa sur le sol. Juste à côté, le petit garçon regardait ses parents avec un visage coupable en bafouillant des excuses. Elle soupira avant de gratifier sur son époux d’un regard appuyé, pressée de connaître la vérité.

  —  Marius !

  —  Julia !

  —  Dis-moi tout de suite.

  —  « Moi tout de suite. »

Le journal prit feu. Le magérien laissa échapper un juron qui fit rire son fils, avant que les flammes ne disparaissent. Le papier était désormais illisible. Marius jeta le semblant de journal qu’il restait dans le feu de cheminée.

  —  Je n’avais pas fini ! se plaignit-il avant de s’avouer vaincu devant l’expression courroucée de sa femme. D’accord, peut-être que je ne suis pas complètement innocent. Il se pourrait que pendant l’atelier citrouilles, ton fils ait bu mon verre contenant la potion énergisante… Je te promets que j’ai pourtant fait attention !

  —  Tu es un idiot.

  —  Sans doute. Mais un idiot qui t’aime follement. Que dis-je ! Éperdument. Ça compense, non ?

Julia sentait le sourire poindre au coin de ses lèvres. Décidément, elle ne pouvait pas lutter contre un imbécile comme lui. Alors elle lui tourna le dos pour aller prendre son fils dans ses bras. Marius fit mine d’être dévasté par son rejet dans une attitude mélodramatique.

  —  Mon amour, ne me quitte pas ! Je t’aime !

  —  Je vais coucher Thalion. On en reparle après. Oh, et répare la statue. Je ne voudrais pas mettre la déesse en colère.

Puis elle se dirigea vers la chambre en gravissant les escaliers. Le petit garçon ronchonna.

  —  Je ne veux pas aller me coucher.

  —  Je fais ça pour toi, mon chéri. Je ne voudrais pas que l’Enfant Sanglant vienne te manger les pieds pendant ton sommeil, lui dit-elle avec un sourire malicieux.

  —  C’est qui, ça, l’Enfant Sanglant ? l’interrogea-t-il, l’air anxieux. Ça fait peur.

  —  C’est le surnom qui a été donné au premier corbeau de l’histoire.

  —  C’est un méchant ?

  —  Oui, il est très vilain.

  —  Il a fait quoi ?

  —  Beaucoup de mal.

  —  Il a tué des gens ?

  —  Oui, énormément. Et bien pire encore.

La magérienne serra son enfant contre elle. Il était trop jeune pour entendre les atrocités qu’il avait commis, mais l’Enfant Sanglant était assurément le pire corbeau de l’Histoire. Quand la magie arriva sur Terre après ce pari entre Magéra et Divithrum, une ère prospère débuta. Les magériens et les amagériens cohabitaient en paix et s’entraidaient. L’émerveillement mêlé à l’insouciance régnait dans les villes et les campagnes. Mais l’Enfant Sanglant mit fin à tout ça. Son véritable nom avait sombré dans l’oubli, mais d’après la légende, c’était un enfant de huit ans comme les autres, aimé et choyé par ses parents. Quand il fut le premier à recevoir ce signe au rite de reconnaissance, tout le monde comptait sur lui pour défendre l’humanité et résister à la corruptible magie noire. Tout le monde le soutenait. Pourtant, un soir, des voisins, alertés par des cris, retrouvèrent dans le salon son père et sa mère éventrés, gisant dans une mer d’hémoglobines. L’enfant se tenait près d’eux, couvert de sang, et souriant. Lorsqu’il croisa le regard horrifié de ses voisins, il disparut dans une nuée de plumes noirs teintées de rouge. Ce fut la naissance du plus terrifiant mage noir de l’histoire. Personne ne connaissait ses motivations, il tuerait au hasard, sans raison apparente. Des adultes aussi bien que des enfants, et parfois dans des conditions atroces…

Julia secoua la tête. Elle devait arrêter d’y penser, surtout en présence de son enfant. C’était du passé, et même si le criminel avait ouvert la marche sur la voie sanglante des corbeaux, ces derniers avaient désormais disparu. Elle remerciait chaque jour les dieux pour cette ère de paix après toutes ces années de souffrance. Les dépouilles étaient retrouvées dans un tel état que les visages étaient meconnaissables.

Une fois dans la chambre, elle déposa son fils sur le lit et Thalion se glissa sous la couette, la mine inquiète.

  —  Les corbeaux sont des gens méchants. Je ne veux pas devenir comme eux.

  —  Tu ne seras jamais comme eux, mon chéri. Il n’y en a plus depuis des siècles de toute façon, donc ne t’inquiète pas.

  —  Mouais… Moi je veux être un hibou, comme papa ! Ou une chauve-souris, comme toi ! Et je serai tellement fort que tout le monde m’aimera ! déclara-t-il avec insouciance, faisant rire sa mère.

  —  Je n’en doute pas. Mais peu importe le signe que tu auras, on sera tous les deux fiers de toi.