Chapitre 19 - Lo

Lo avait appris il y a longtemps que, contrairement aux contes de son enfance, les personnes les plus terrifiantes ne prenaient jamais le temps de l’afficher ouvertement, dans la vraie vie. Pas de silhouette sculptée dans les ténèbres et l’orage, pas de costume sombre ou extravagant, pas de couronne trop lourde pour un cou trop fier. Le pouvoir, le vrai pouvoir, se faisait toujours discret.

Alors, lorsque les maegis lea tirèrent dans une grande pièce, lourdement décorée de carreaux colorés et de fanions finement tissés, où trônaient deux jeunes maegis absolument identiques et tout aussi richement vêtues, iel fut tenté de sourire. Les deux fauteuils sur lesquels les jumelles étaient assises étaient délicatement sculptés, et rehaussés sur une estrade de manière à leur permettre de regarder de haut quiconque entrait dans la salle. Par-dessus leur épaule, deux gigantesques rapaces noirs, perchés sur le dossier des fauteuils, épiaient les visiteurs de leurs grands yeux jaunes striés de gris.

Le moindre détail était pensé pour les intimider - alors Lo savait qu’iel n’avait aucune raison d’avoir peur. Un coup d’oeil vers Nodia lui confirma qu’aucune des deux maegis n’était la personne qu’elle avait semblé terrifiée à l’idée de voir, bien qu’elle les regardait avec une méfiance justifiée.

— Fenara est trop occupée pour vous recevoir, annonça la jumelle de gauche. Mais il n’y a pas de temps à perdre. Je suis Erin, et voici Jin, filles de Fenara et porte-paroles en son absence. Asseyez-vous.

Des chaises se détachèrent du mur pour arriver derrière Lo et Nodia, et les liens qui les entravaient les forcèrent à s’y installer avant de les y attacher fermement. Les maegis qui les avaient amenés ici reculèrent sur les côtés de la pièce, et disparurent entre les bas-reliefs colorés, sans un mot. Un classique d’intimidation, vraiment - et cela aurait presque pu marcher, si Lo n’avait pas entendu ces mêmes maegis parler sur le chemin, s’iel ne les avait pas entendu douter d’eux-mêmes.

— Lo de la Botte, et Nodia Nidré, énonça Erin. Un étranger d’au-delà du désert, et une banale apprentie soldat de la Nuit…  

Lo savait que Erin et Jin pouvaient douter aussi.

Ce qu’iel ne savait pas, en revanche, c’était comment elles maniaient leur magie. Aucune couleur ne zébra les mains des jumelles quand elles tirèrent les sièges plus près de l’estrade pour les observer, assez brusquement pour que Lo racle ses sabots sur le sol par réflexe. Mais iel savait pourtant que c’était elles qui avaient lancé les sortilèges. Lo avait connu beaucoup de maegis, dans sa vie. Des Maegis d’Aradhis et de la Botte, magiquement plus puissants que la moyenne des autres races, mais incroyablement faiblards en comparaison des Maegis du nord, avec leur magie corrompue qui avait tâchée leur peau et détruit la forêt autour d’eux. Et Lo pensait que c’était tout ce qu’il y avait, et que c’était déjà bien assez suffisant, pour des créatures qui se tenaient ainsi au-dessus des autres.

— Tu es la muette, celle qui hurle au lieu de parler, n’est-ce pas ? Je pensais que nos chasseurs t’auraient eu depuis longtemps… mais toi, Lo de la Botte, tu peux parler, non ? 

Lo n’avait vu aucune tâche de corruption sur la peau des maegis d’ici, et rien d’où tirer leur puissance, dans ces nuages. Mais iel avait senti leur force - alors, d’où l’avaient-il volée ?

Qu’avaient-ils dû détruire, pour en arriver là ? 

— Je peux parler, confirma Lo. Je peux dire beaucoup de choses, mais si c’est ainsi que vous recevez une ambassadeurice… Peut-être devrais-je rester silencieux tant que Fenara ne sera pas disponible.

Les jumelles se regardèrent avec surprise, alors que les deux rapaces derrière elles observaient toujours les deux prisonniers sans un bruit. Nodia lui jeta un coup d’oeil en coin, et Lo la rassura d’un sourire. Elle acquiesça, trop doucement pour être vue, assez pour lui faire comprendre qu’elle suivrait son plan, pour le moment. Il ne restait plus qu’à ce que Jin et Erin acceptent son mensonge…

Les liens de Lo se détachèrent d’un geste de la main de Jin, qui descendit de son fauteuil pour s’approcher d’iel. Nodia était toujours prisonnière, et les deux maegis ne la regardaient même plus.

— Une ambassadeurice..? répéta Erin, toujours assise. Tu es zeran, alors, si les faunes de chez toi ont gardé la même langue.

Jin lui tendit la main, mais iel n’avait aucune idée de quoi en faire - dans le doute, Lo tendit la sienne, et la maegis l’attrapa pour le remettre sur ses sabots.  

— Xeran, corrigea-t-iel.

Malgré la situation, le sourire de Lo était sincère. C’était rare, qu’une maegis connaisse des mots faunes, surtout ceux qui n’avaient pas de traduction directe dans leur langue. Et entendre une version déformée d’un terme qui lui était si cher lui donna plus envie encore de rencontrer les faunes d’ici, dès qu’iel aura réussi à se défaire du pétrin dans lequel ils avaient plongés sans un instant de répit.

— Xeran, répéta Jin, elle aussi souriante, désormais. Que fais-tu seul ici, et avec une valeni ?

Iel n’eut pas besoin de beaucoup réfléchir pour tisser un mensonge crédible, avec un pan de vérité.

— J’ai perdu mes compagnons après une attaque de Féroce, et ait engagé les services de Nodia peu après. J’ai eu de la chance de la trouver, et n’aurait pas pu espérer meilleure escorte.

Jin lui tapota l’épaule avec un regard compatissant.

— J’en suis vraiment navrée… Mais tu n’as plus besoin de Nodia maintenant, la Toile est sûre. Et puis…

Elle n’osa pas finir sa phrase, et se tourna vers sa soeur avec incertitude. Cette dernière haussa les épaules, et termina sans aucun scrupule.

— Fenara a ordonné l’exécution de tous les Nidré, alors il serait impensable que Nodia continue ton escorte. Maintenant qu’on sait pourquoi elle est là, autant- 

— L’exécuter ? coupa Lo avec indignation. Je ne peux pas croire qu’il y ait une bonne raison de le faire, après tout ce qu’elle a fait pour moi.

Son esprit se tourna malgré iel vers la traque, lorsque Nodia avait tué leur poursuivant pour défendre Sehar. Elle aurait pu le blesser, le bloquer, le capturer - mais elle l’avait tué.

Lo déglutit. Ce n’était pas le moment de penser à cela, cependant. Pas le moment de la juger sur des choix faits dans l’urgence, alors qu’on menaçait de la tuer elle aussi. Pas maintenant que son peuple entier semblait avoir disparu.

Iel non plus n’aurait pas hésité à tuer pour défendre Del, si c’était la seule option qu’iel avait vue dans l’instant. Quitte à le regretter amèrement plus tard et s’en vouloir longtemps.

— Tu es arrivé à un mauvais moment, ambassadeurice, répondit Erin. La Toile se prépare à la guerre, et nous ne pouvons rien laisser au hasard.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Qu’est-ce que Nodia a fait ?

Les jumelles se consultèrent de nouveau du regard, et Lo en profita pour essayer de croiser celui de Nodia. Mais elle avait les yeux faiblement plissés, et rivés sur les rapaces.

— Rien, pour le moment, admit Erin. Mais le Maître des Temps et nos meilleurs stratèges ont anticipé que les Nidré, comme d’autres familles Valeni, causeraient d’importantes pertes dans la bataille à venir, et n’auraient pu être convaincus de nous rejoindre. Alors Fenara a ordonné leur mort, pour sauver des milliers d’autres. 

Lo déglutit. C’était cela, la raison que les maegis avaient de vouloir tuer Nodia ? Et Sehar, alors ? Personne ne pouvait connaître l’avenir. Personne ne pouvait l’anticiper avec assez de certitude pour justifier un meurtre… A moins que ces maegis là n’en soient vraiment capables ?

— L’un des vôtres a-t-il anticipé ma venue, alors ? demanda-t-iel.

Encore un regard partagé, puis Erin haussa les épaules avant de répondre.

— Le Maitre des Temps avait indiqué que la probabilité que quelqu’un traverse le désert était plus élevée que d’ordinaire, oui. Mais quand exactement, qui, et pourquoi, non. Et il ne s’agit que de probabilités, dans ton cas. Dans celui de Nodia Nidré, ce sont des certitudes.

Lo était à peu près certain qu’iel ne convaincrait pas les maegis d’épargner Nodia pour sa seule valeur personnelle. Iel en savait trop peu sur leur monde, sur leur guerre, et même sur les enjeux que pourrait avoir cette seule conversation. La seule chose qu’iel savait, c’était ce qu’iel valait - mais à leurs yeux, qu’en était-il ?

— Vous avez dit être intéressées par moi, pourquoi ?

— Pour cette guerre, nous aurons besoin de tout le monde, répondit aussitôt Jin. Y compris ceux qui vivent au-delà du désert.

— Tout ceux qui n’accéléreront pas notre perte, bien entendu. Et ta venue pourrait nous faciliter la tâche, si tu acceptes de nous aider.

Lorsque Lo regarda Nodia, cette fois-ci, elle se tourna vers iel. Aussi muette que d’habitude, elle n’eut besoin d’aucun signes pour lui dire qu’elle était épuisée par le sortilège d’entrave, et sans doute encore plus par la lumière des lieux. Elle n’eut besoin de faire aucun geste non plus, pour que Lo sache qu’elle pensait la même chose qu’iel. Accepter l’offre des jumelles sans conditions, même si Lo mentait sur ses véritables intentions, ne serait pas une bonne idée.

— J’ai besoin d’en savoir plus. Et, je ne veux personne d’autre que Nodia comme garde. Après l’accueil auquel j’ai eu droit ici, vous comprenez que je ne puisse pas vous faire immédiatement confiance, non ?

Lo s’était déjà habitué à ce qu’elles se regardent sans un mot, pour se consulter, mais quelque chose avait changé, cette fois-ci. Le silence dura, et fut rompu par les deux rapaces, restés immobiles comme des statues derrière elles jusqu’ici, qui écartèrent brusquement les ailes et poussèrent un croassement retentissant. Erin se leva enfin, descendit les marches pour rejoindre sa soeur face à lea faune, et lorsqu’elles parlèrent de nouveau, iel n’entendait plus de différences entre leurs voix, ni n’en voyait aucune dans leur façon de se déplacer.

— Nous comprenons.

— Mais son existence est un danger.

— Une certitude.

— Et ta collaboration, un maigre avantage.

— Un pari risqué.

Elles firent un pas en avant, et les liens autour d’iel revinrent, parfaitement invisibles. La peau des deux maegis étaient toujours du même blanc translucide, alors que les entraves se resserraient sur ses côtes, s’enroulaient autour de ses cornes, et se glissaient jusque dans ses oreilles.

La douleur ne vint pas tout de suite - mais elle le transperça plus sûrement qu’une lance de nuit.

 — Ce que tu sais, nous pouvons le prendre. Que tu nous le donnes ou non.

Lo savait ce qui allait se passer.

Iel savait qu’elles étaient parfaitement capables de fouiller son esprit pour y prendre tout ce qui les intéressait, et que ce serait plus douloureux qu’aucune blessure qu’iel avait déjà subie. 

Lo le savait, car ce n’était pas la première fois qu’iel voyait un maegis user de cette horrible magie. Iel en avait vu les séquelles, sur un de ses plus chers amis lorsqu’iel n’était qu’un petit chevreau, il y a déjà longtemps maintenant. Et Lo s’en voulait, d’avoir oublié qu’iel n’était pas fort. Que malgré toutes les horreurs auxquelles iel avait déjà survécu, il s’en trouverait toujours d’autres. Lo pouvait toujours se faire écraser comme un enfant, peu importe les années d’entraînement, peu importe ses titres, peu importe ses sortilèges et son épée.

Face à des maegis, iel pouvai toujours tout perdre, à n’importe quel moment.

— Attendre que tu collabores serait un risque aussi, cependant.

— Et la guerre, ce n’est pas un jeu.

— Nous ne pouvons pas prendre de risques. Nous ne pouvons pas perdre de temps. Nous ne pouvons te donner aucun pouvoir, Lo de la Botte.

— Nous le prendrons. Tout ce que tu sais nous appartiendras. 

La douleur s’accentua encore, et iel sentit la magie des jumelles se glisser entre chacun de ses souvenirs pour s’en emparer. Iel entendit un cri de Nodia, aussitôt étouffé par un baillon, et la dernière pensée qui lui appartenait encore lui glaça le coeur.

Lo avait eu tort.

Le vrai pouvoir n’avait pas à se soucier d’être discret. 

Le vrai pouvoir dévorait tout. Et qu’on en voie les dents ou non, lorsqu’il avait faim, c’était toujours trop tard.