Sage marche au rythme de Meos. Elle évite de le cogner avec son sac, rempli à ras bord, ballottant avec frénésie, tenu par des lanières au bout de leurs vies. Ils avancent en direction d’une large bâtisse, autour de laquelle des enfants jouent à un jeu de rôle. L’un imite une créature, les autres le chassent, dans un aller-retour de confrontations et de fuites. Chacun exprime à haute voix ses actions, conte une histoire, et la plus héroïque des versions est suivie.
« Ah ! Mon bras ! Il l’a dévoré ! Vengez-moi ! crie un enfant avant de tituber, et tomber au pied de Sage. Hé ! Attendez les gars ! On a du renfort ! Sage est là !
– Prends ça ! hurle Sage en faisant tournoyer son sac, à une vitesse pouvant briser un cou.
– Vous trichez ! réponds l’enfant qui jouait le monstre, cessant ses grimaces, sortant de sa posture contorsionnée, les yeux mouillés. Je veux plus être le monstre !
– Oh ! Attends, console Sage, posant son sac par terre. Elle tente de le réconforter en lui malaxant les joues, mais laisse échapper un petit cri de douleur, suite à une morsure faite de petites dents sur sa main.
– Bien fait ! s’enjoue le petit farceur, avant de reprendre son rôle. Elle a baissé sa garde ! Elle a succombé à ma morsure, et vous serrrrez les prochains ! »
Les rires d’enfants tissent une toile de fond. Sage s’assit sur un banc, invite Meos à la rejoindre, puis lui transmet, à la vue des chamailles :
« Le futur du Croc… Certains deviendront médecins, comme moi, d’autres architectes, comme Iro, d’autres aventuriers, comme vous… Mais maintenant, ce ne sont que des enfants qui s’amusent, sans rôles, ni responsabilités, et j’aurais aimé qu’ils restent comme ça, à… »
Un enfant s’approche, boitant, le genou égratigné, ravalant ses larmes par peur d’être traité comme un bébé.
« Je suis tombé…
– Oui, Oui. Tout va bien. Laisse-moi regarder, réponds Sage avec une main plongée dans son sac. Elle en sort quelques fioles, et tissus, avant de les combiner sur la plaie. Voilà tout est bon ! Tu peux y aller.
– Merci ! » crie l’enfant en retournant à l’assaut.
Chacun à leur tour, les enfants se blessent, s’échangent l’incarnation du monstre, inventent des armes sortant de leur imagination, se projettent sur un futur indécis, se préparent indirectement, à la merci de leur inconscient, à leur instinct de survie. Sage poursuit ses pensées :
« C’est toujours incroyable de les voir jouer, rire, et s’épuiser. Certains ont perdu leurs parents, ou les aident dans leur handicap, mais là… »
Un autre enfant blessé l’interrompt, et durant ses petits soins, observe méticuleusement la figure voilée de Meos assise à ses côtés.
« C’est qui le monsieur ?
– C’est un aventurier.
– Mais, il se cache ?
– Non.
– Il est infecté ?
– Non, enfin, je…
– C’est lui ? L’enfant, avec un enthousiasme détonnant, interpelle immédiatement ses camarades. Venez voir ! C’est l’aventurier qui a survécu à la bête ! la troupe encercle le banc, perçant Meos de toutes parts de leurs regards curieux.
– Du calme, cautionne Sage. Il est en train de récupérer.
– Incroyable ! la tension les fait saliver, déversant une batterie de question à l’articulation sacrifiée. Il a survécu ! Tu as perdu des pieds ? des bras ? Tu as des sisscatrices, euh, cicatrices ? Montre ! Montre ! »
Un par un, les enfants ouvrent leurs mains en direction de Meos. Certains soulèvent leur tunique pour afficher leurs pieds, ils gesticulent en concert leurs membres ensemble. Sur leurs visages se lit un mélange de cruauté et de curiosité, le vice de l’ignorance, un vice résonnant dans la fabrique de la créature.
Meos tend son bras, lacéré de vergetures blanchâtres, expose son poing sous la lumière, puis déploie sa paume. Ses innombrables coupures, et opulentes ampoules, témoignent de son expérience, hypnotisant ses spectateurs dans un songe héroïque, les immortalisant sur une fresque idyllique.
« Vous n’avez pas mal ? Votre peau ne brûle pas ? On peut toucher ? » demandent les enfants sans attendre une autorisation. Tandis que Sage est scindée entre l’idée de protéger Meos, ou de voir la conclusion de cette rencontre.
Chaque enfant mesure leur main sur celle de Meos, trop petite, ils finissent par saisir ses doigts, son poignet. Par petites pressions pour mesurer l’élasticité. Par petits frottements pour mesurer la rigidité. Que d’excuses pour serrer la main du premier survivant de la bête, un espoir, un acculé, dont le visage reste inexpressif face à la nuée d’yeux illuminés.
« Allez ouste ! gesticule Sage pour faire déguerpir les enfants, qui retournent à leurs jeux, avant de saisir le responsable de cette dédicace à l’improviste, contrarié d’avoir baissé sa garde. Petit garnement, comment tu as su ?
– C’est évident ! D’habitude tu traînes avec Garo, mais il est infecté… donc ça peut être que l’aventurier qui a chassé la bête.
– Ah, exclame-t-elle. Remplie de frustration face à la lucidité infantile. Réalisant que les évènements récents l’avaient déconnecté du bon sens. Elle lâche sa prise sur l’enfant, et cache sa tête entre ses mains.
– Vous inquiétez pas je dis rien ! lance-t-il avant de reprendre hâtivement son rôle dans le jeu, rejoints ses comparses.
– Je suis foutu ! Je n’aurais jamais dû vous faire sortir, et encore moins vous déguiser. Tout le village sera au courant de la farce avant la fin du cycle.
– Ne t’inquiète pas, interrompt Sesa. Ça ne fera que confirmer les rumeurs. Debout, elle dépose dans les mains de Sage, un croquis représentant la scène accidentelle entre Meos et les enfants, dont la qualité frôle des fresques élogieuses.
– Tu penses que ça va me réconforter ?
– Tu n’en veux pas ?
– Je n’ai jamais dit ça, merci. Elle quadruple plie le dessin dans son sac. J’imagine que tu nous surveilles ? Mer ?
– Fais comme si je suis pas là.
– Tu sous-estimes le bruit de tes crayonnages.
– J’utiliserais un pinceau alors, mais ça prendra un peu plus de temps pour sécher.
– Non, fais comme tu le sens. Elle tourne son attention sur Meos. C’est probablement pour le mieux, de capturer au mieux chaque moment de Meos. Tu trouveras probablement un indice au remède se dessiner sur son visage, dit-elle en surlignant fièrement son jeu de mot.
– On dirait qu’une autre personne va bientôt se joindre à nous », réponds Sesa inaffectée au jeu de mot de Sage.
Une silhouette géante, vêtue d’un voile sombre, sautille gaiement, salue énergiquement, interpelle Sage fièrement. Elle s’approche du banc à grands pas. Les enfants l’interceptent, tentent de l’attirer dans leurs jeux. Mais, elle en esquive un, en soulève un dans les airs avant de le reposer, saute au-dessus des autres, se prend un coup dans la jambe à l’atterrissage, feigne avec exagération la douleur, et finit sa trotte devant Sage. Elle fouille dans les plis de son voile pour en sortir un pendentif, unique et distinguable aux yeux de Sage.
« Salut, Sage. C’est moi. Garo, sa tonalité bascule. On a besoin de ton aide. »