La mission qui leur avait été confiée par le capitaine Rurik Wöfflin s'était déroulée sans un pli. Ils devaient infiltrer un réseau de trafiquants qui écoulaient des biens illégaux dans la cité, en particulier des produits de contrebande, mais aussi ce qu'on appelait des « reliques ». Les reliques étaient le nom donné aux attributs d'un corps, internes ou externes, qui avaient des vertus magiques ou alchimiques. Le foie de kitsune, la Perle d'Eau des Ondins, les crocs de vampire, les griffes de loup-garou… Certains chasseurs de reliques, souvent des humains appelés Geistmaster, capables de rivaliser avec les faeries grâce à leurs pouvoirs psychiques, traquaient, tuaient et mutilaient les faeries pour prélever ces précieuses parties et les revendre sur le marché noir. C’était un acte à la fois haineux à l’encontre du peuple des Faeries, mais également un moyen de survie pour les humains qui devaient se tourner vers des activités illégales pour gagner de l’argent et subvenir à leurs besoins.
Les gardiens devaient obtenir des informations sur les membres qui composaient ce groupe de receleurs, l'emplacement de leurs planques, l'identité de leur dirigeant, et éventuellement, le nom de certains de leurs fournisseurs et de leurs clients. La mission avait duré quelques semaines au cours desquels Rena et Nevra avaient joué le rôle de guetteurs chargés de surveiller les lieux d'échanges et d'avertir aussitôt les trafiquants en cas de compromission.
Ils avaient identifié les cibles, puis avaient remis la liste complète au capitaine de l'Ombre qui s'était chargé d'organiser le raid et l'arrestation simultanée de tous les trafiquants. Le succès de leur infiltration et la qualité des renseignements qu'ils avaient livrés à la Garde leur avaient valu de décrocher une nouvelle promotion et d'accéder au grade de sergent.
Ce nouveau grade les dispensait des corvées les plus ingrates et leur donnait le droit de superviser l'entraînement des nouvelles recrues. Ils pouvaient également remplir le rôle de chef de mission, ce qui leur permettait de monter et diriger une équipe composée de trois à cinq gardiens moins gradés qu'eux, mais cela signifiait aussi qu'ils étaient responsables de l'organisation de la mission, de la logistique et de la sécurité de leurs subordonnés.
Le général de la Garde d'Eel en personne les avait félicités pour leur fulgurante ascension au sein de son institution, et Nevra n'en était pas peu fier. Sa popularité était montée en flèche, et il suscitait aussi bien la convoitise, l’admiration et le respect, que la jalousie et le mépris. Plus discrète, Rena préférait œuvrer dans l’ombre, silencieuse et invisible. Elle avait donc laissé son ami l’éclipser et s’attribuer les lauriers de leur réussite commune.
***
Un jour, Nevra avait surpris une conversation entre deux de ses collègues de l'Ombre. Ils parlaient de Rena. L'un d'entre eux avait invité la jeune gardienne à prendre un verre avec lui, ce qu'elle avait accepté, mais lorsqu'il lui avait dit qu'elle lui plaisait et qu'il aimerait bien la revoir, il s'était pris un râteau. Il n'y avait pas de rancœur dans la façon dont cet homme en parlait, simplement un sentiment de déception, mais Nevra s'inquiétait pour son amie. Il avait peur que sa froideur envers les hommes qui la courtisaient, ou les gens qui voulaient simplement apprendre à la connaître et à gagner son amitié, ne finisse par lui attirer des ennuis. Il n’avait pas oublié l’incident de la bibliothèque lorsqu’ils étaient enfants, et il craignait qu'elle ne se sente seule et souffre de son isolement.
Il essayait de l'encourager à voir du monde, à l'accompagner quand il allait boire un verre avec leurs collègues, à communiquer avec son entourage, mais son amie n'était jamais très emballée par ces interactions sociales forcées. Elle n'aimait pas boire, elle n'aimait pas le bruit et l'agitation, elle n'aimait pas parler pour ne rien dire. Contrairement à lui qui s'épanouissait le mieux quand il était au centre de l'attention, il voyait bien qu'elle était mal à l'aise au milieu de tout ce monde. La yôkai semblait apprécier la solitude plus qu'elle en souffrait. Elle préférait le confort de sa chambre et la compagnie d’un bon livre au brouhaha et à l’effervescence d’une taverne. Nevra respectait son choix et il n'avait plus cherché à l'inviter quand il sortait.
Les gens n'étaient pas aussi cruels que ce qu'il pensait. Rena était assez peu critiquée, car c'était une bonne gardienne, une bonne formatrice, et qu'elle savait dialoguer avec ses collègues quand cela concernait le travail. Elle était juste très discrète et pudique quand il s'agissait de se livrer sur sa vie personnelle. Quant à ceux qui la trouvaient assez jolie pour avoir envie de la courtiser, ils savaient à quoi s'en tenir, et les plus téméraires qui tentaient quand même le coup étaient rapidement refroidis par son attitude glaciale et fermée.
Le vampire commençait à se poser des questions sur son amie qu'il ne s'était jamais posées avant. Ne pouvant contenir sa curiosité plus longtemps, il avait fini par la questionner, malgré l'indélicatesse du sujet.
— Est-ce que, par hasard, tu aurais une préférence pour les filles ?
Rena avait failli s'étouffer. Elle ne savait pas si elle devait rire ou pleurer de l'audace du vampire.
— Pourquoi ? Si je te dis que j’aime les femmes, tu vas enfin comprendre que tu n’as aucune chance et tu vas te caser une bonne fois pour toutes, au lieu de flirter à gauche à droite ?
— Alors c'est vrai ? Tu préfères les filles ?
— Je ne sais pas, Nevra. Je n'ai jamais été amoureuse de qui que ce soit, homme ou femme. Ça ne m'intéresse absolument pas.
— Tu n'as pas encore trouvé la bonne personne. Ça arrivera bien un jour.
— Peut-être. Peut-être pas. Et si ça n'arrive jamais, ce n'est pas grave. Je survivrai. Toi aussi un jour tu trouveras peut-être quelqu'un que tu aimes vraiment et avec qui tu voudras faire ta vie.
— Peut-être. Peut-être pas.
Nevra ne savait pas s'il avait vraiment envie de changer. Sa vie, il avait envie de la faire seul. Rena en faisait partie, mais ce n'était pas la femme qu'il pourrait épouser, ce n'était pas l'épouse avec qui il pourrait élever des enfants, ce n'était pas la partenaire avec qui il passerait le reste de ses jours éternels. Elle était son idéal, mais la réalité était toute autre. Il n'imaginait pas pouvoir tomber amoureux de quelqu’un d’autre au point de ne plus pouvoir envisager sa vie en son absence et être prêt à tout sacrifier par amour.
***
Un soir, alors qu'il regagnait sa chambre, le vampire trouva une lettre glissée sous sa porte. Il se pencha pour la ramasser, s'attendant à l'habituel billet doux, rédigé d'une plume tristement naïve ou agréablement sensuelle. À la place, il découvrit un message pour le moins intrigant.
Nous détenons ta petite amie. Si tu ne veux pas qu'il lui arrive malheur, rends-toi aux cachots du troisième sous-sol. Nous t'attendons.
La première question que le vampire se posa fut : « Quelle petite amie ? ». En ce moment, il fréquentait Daphnée, une demi-elfe de la garde Obsidienne, mais il voyait aussi régulièrement une yôkai de feu du nom de Kiara, qui savait faire monter la température dans la chambre à coucher. Il ne savait pas s'il devait prendre cette menace au sérieux, ou si c'était une invitation originale à passer du bon temps avec l'une ou l'autre de ses amantes.
Curieux de découvrir l'identité de ce mystérieux maître chanteur, il était descendu au sous-sol du QG. Ces vieux cachots étaient en partie vides, à l’exception de quelques cellules occupées par des voleurs à l’étalage, des fauteurs de trouble qui s’étaient battus sur la voie publique, ou des alcooliques qui cuvaient leur vin, étalés dans leur propre vomi. Au fond du couloir éclairé par des torches placées à intervalles réguliers, un faible rayon de lumière passait sous la porte du poste des geôliers.
Le vampire frappa trois fois et une voix masculine l'invita à entrer. Il ne s'attendait pas à être reçu par un homme. C'était peut-être bien une menace après tout. Sur ses gardes, Nevra entra dans la pièce. Il vit aussitôt Rena ligotée à une chaise, ses poignets entravés par des bracelets runiques qui bloquaient ses flux magiques. Elle avait l’air d’avoir perdu connaissance. Un homme se tenait derrière elle, un poignard glissé sous la gorge de la yôkai.
— Rena ? Qu'est-ce que…
— Avance ! ordonna l'homme qui l'avait fait entrer. Assieds-toi et ne bouge pas.
Il attacha le vampire à une autre chaise, placée en face de celle de son amie, puis lui passa les mêmes bracelets aux poignets. Il sentit aussitôt son corps magique s'affaiblir. Il ne pourrait pas utiliser la magie, pas plus que Rena ses pouvoirs de yôkai pour les sortir de ce traquenard. Il allait devoir la jouer fine pour découvrir les intentions de leurs ravisseurs et négocier avec eux. Séquestrer deux gardiens d’Eel dans l’enceinte du QG, c’était osé.
Le gardien qui l'avait fait entrer était un vampire aux cheveux blonds et aux yeux verts. L'autre avait des airs d'elfe du Chaos.
— Vous n'êtes pas très bien renseignés, dit alors Nevra sur un ton neutre qui se voulait innocemment provocateur.
— Comment ça ?
— Rena n'est pas ma petite amie.
— C'est tout comme.
— Je mérite sans doute d'être là, mais Rena n'a rien fait. Relâchez-là. Si j'ai couché avec quelqu’un que je n’aurais pas dû, je suis vraiment désolé, je ne savais pas que la place était déjà prise.
— La ferme. C'est pas pour ça que t'es là. Je m'en tape de savoir avec qui tu couches.
— Qu'est-ce que vous voulez alors ?
— Moi ? Rien du tout, je ne fais qu'obéir aux ordres.
— Et quels sont ces ordres ?
Le vampire se pencha pour lui murmurer ses viles intentions à l'oreille.
— Te briser... On a tous un point faible, et le tien se trouve juste derrière moi. Je sais que tu serais capable d'endurer n'importe quelle torture sans broncher, ton corps pourrait être brisé en mille morceaux, mais ta volonté et ton esprit resteraient intacts. Par contre, si c'est elle que je torture, que je défigure et que j'humilie, combien de temps penses-tu tenir avant que de perdre la tête ? Peut-être que je devrais lui faire la même chose que ce que tu as fait avec toutes tes conquêtes... Imagine ses pleurs et ses supplications, imagine-là appeler ton nom et crier à l'aide pendant que tu te tiens là, menotté et impuissant ? À moins qu'elle aime ça et en redemande. Peut-être que je te ferai regarder, ou bien je l'emmènerai dans une des cellules et tu pourras laisser libre cours à ton imagination. Je t'avoue qu'entre ces deux options, mon cœur balance…
— Si vous la touchez, je vous tue, siffla le vampire avec rage.
— Si tu as encore assez de volonté pour ça, mais même si tu me tues, tu feras quoi après ? Ça ne rendra pas l'honneur de ton amie, elle sera brisée elle aussi, et tu t'en voudras toute ta vie. Ce sera la fin de votre amitié et votre vie deviendra un enfer.
Le vampire se redressa pour se placer derrière la yôkai, à la place de son collège à qui il fit signe de garder la porte. Ses doigts filant le long du dossier, il se pencha vers Rena, puis enfonça sa main dans la chevelure blanche de la jeune fille. Il tira brutalement sa tête en arrière pour exposer son cou.
— Je sais que tu l'as déjà marquée. Je peux sentir que tu as déjà succombé au désir de boire son sang. Il n'y a rien de pire pour un vampire que de refouler ses désirs. Tu dois souffrir atrocement.
— On s'y fait.
— Vraiment ? interrogea le gardien en arquant un sourcil, son regard amusé lui faisait clairement comprendre qu'il ne croyait pas au bluff du jeune vampire. Tu ne m'en voudras pas si c'est moi qui la mords, alors ? Je me suis toujours demandé quel goût aurait le sang de Miss Frigide et s'il serait aussi glacé que son cœur.
— Ne la touche pas ! cracha Nevra avec un sifflement menaçant. Tu n'as pas le droit de boire son sang, elle ne t'a pas donné sa permission ! Elle est à moi ! Je l’ai mordue en premier !
— Je préfère ça ! Tu es beaucoup moins ennuyeux lorsque tu laisses le vampire en toi s'exprimer ! Mais ne t’inquiète pas, je ne suis pas comme toi, je ne vais pas succomber au charme de ton amie pour quelques gouttes de sang, confia-t-il avec un sourire mauvais en effleurant le cou de Rena avec ses crocs. À moins qu’il ne soit exceptionnellement succulent…
Alors qu'il s'apprêtait à la mordre, Rena lui asséna un violent coup de tête, son crâne percutant le nez de son agresseur de plein fouet. Le vampire, qui la pensait toujours inconsciente, ne s’attendait pas à cette attaque aussi soudaine que violente. Il recula en poussant un juron. Cette seconde d'inattention avait suffi à la gardienne de l'Ombre pour se libérer de ses entraves. Avant que le vampire blond ne retrouve ses esprits, elle avait déséquilibré son adversaire avec une habile balayette qui l'avait envoyée au tapis, puis elle avait fait apparaître des entraves de glace. Les chevilles et les mains prises dans la glace, il ne pouvait plus bouger.
— Eldren, chope-là !
L'elfe du Chaos sur rua sur la yôkai qui esquiva son coup de poing puissant de justesse, mais elle ne fut pas assez rapide pour éviter son coup de pied retourné qui la projeta contre le mur de la pièce. Elle atterrit lourdement non loin de l'endroit où se trouvait Nevra.
— Rena ! Détache-moi.
Son amie se redressa péniblement et rampa jusqu'à la chaise du vampire.
— Dépêche-toi.
— Je fais ce que je peux.
Dès qu'il fut libéré, Nevra avait ignoré l'elfe du Chaos qu’il repoussa violemment pour avoir la voie libre. Il se rua sur le vampire qui, cloué au sol par ses entraves de glace, ne pouvait pas se défendre contre les coups qui pleuvaient. Quand le visage tuméfié du gardien fut parfaitement méconnaissable, Nevra avait invoqué une dague. Il l'aurait planté dans le cœur de son ennemi si Rena, qui avait enfin maîtrisé l'elfe du Chaos, ne s'était pas jetée sur lui pour l'empêcher de commettre l'irréparable.
— Arrête !
— Lâche-moi ! Je vais le tuer !
— Non ! Tu ne peux pas le tuer. C'est un gardien comme nous.
— Je m'en fous ! Je vais le tuer, je te dis. N'essaye pas de m'en empêcher.
Animé par une rage meurtrière, il voyait rouge. Rien de ce que pouvait dire Rena n’avait d’effet sur lui. Il n’avait qu’un désir : arracher le cœur du vampire qui avait osé convoiter le sang de sa meilleure amie.