Ianto-le-rêveur raconta. Comme il l’avait fait avec Angie, des mois plus tôt, puis avec Andrew. Et Ianto-le-double écouta.
— Alors… tu es immortel, comme Jack, c’est ça ? demanda pensivement ce dernier, une fois que le premier eut terminé son histoire.
La question prit Ianto-le-rêveur au dépourvu.
« Pas exactement. Enfin, on ne sait pas. Mais après ma première… mort, rien ne pouvait plus me tuer, ni les armes, ni la noyade, ni la chute. En fait, je suis plus comme un genre de… superman ! »
Ianto-le-double ricana.
— Comme un genre d’Owen Harper, tu veux dire…
« Ah ah, très drôle. »
Le grincement de la trappe les contraignit tous deux au silence. La tête légèrement décoiffée du capitaine apparut par l’ouverture.
— À qui tu parlais, Ianto ? demanda-t-il en se hissant hors de sa chambre, entièrement nu.
Aussitôt, Ianto-le-rêveur paniqua. « Ne lui parle pas de moi, s’il te plaît, s’il te plaît ne lui dis rien il ne doit pas savoir tu comprends ? Il ne faut pas qu’il sache… »
— À personne. Je… me parlais, c’est tout, répondit avec naturel Ianto-le-double.
Et c’était vrai. Il ne se parlait qu’à lui-même, après tout, non ?
Jack leva un sourcil mais ne posa pas de questions.
— Tu viens te recoucher, alors ?
Les deux Ianto acquiescèrent.
Lorsque Ianto se réveilla le lendemain matin, c’était comme si un énorme poids s’était levé de sa poitrine. Il avait parlé à son double ! Il lui semblait à présent que l’univers de Jack Harkness se trouvait là, tout près, presque à portée de main…
— J’ai réussi à communiquer avec mon autre moi, lança-t-il joyeusement en arrivant au bureau du CM.
Angie lui jeta un regard torve.
— Hum. C’est donc pour ça, cette bonne humeur suspecte.
— Félicitations, mon vieux ! contrebalança aussitôt Andrew. Alors, ça fait quoi de converser avec soi-même ?
— Est-ce que le ciel s’est ouvert en deux et a avalé la moitié de l’univers ? demanda Angie.
— Non, répondit aussitôt Ianto, un peu inquiet. (Un peu seulement – il commençait à connaître Angie.) Pourquoi ? Vous n’avez jamais rencontré l’un de vos doubles, vous ?
Ses deux collègues hochèrent négativement la tête.
— Jamais, rétorqua Angie. Curieusement, c’est un phénomène rare, au Royaume Caché…
— Voire même inexistant. Il faut croire que le multivers n’aime pas trop ça, continua Andy. Mais ne t’inquiète pas, il n’y a rien qui prouve qu’une rencontre serait néfaste…
— Ouais, je plaisantais tout à l’heure. Mais bon. Qui sait ?
Angie lui adressa un demi-sourire effrayant, et Ianto lui répondit par un roulement d’yeux qui prouvait qu’il n’était pas dupe.
— Et donc, est-ce que tu as obtenu un indice pour localiser ce monde ? reprit Andy d’un air intéressé.
— Pas encore. Mais dès que je le peux, je…
Il fut interrompu par la voix aiguë de miss Brown qui retentit entre les hautes arcades de pierre.
— Django Joon ? Est-ce que Django Joon est parmi nous ? Oh ! Vous voilà, fit-elle enfin en baissant son petit menton pointu à la hauteur des yeux de Ianto. Elle cligna plusieurs fois de ses grands yeux noirs et humides, et reprit : Django Joon, encore une fois je vais devoir me passer de vous. Dame Biiije vous demande, encore. Est-ce bien la peine de m’envoyer de nouveaux employés, si c’est pour me les enlever aussitôt ? Je vous le demande… Ce n’est pas comme ça que le nouveau système de classement avancera…
Elle s’était déjà détournée, et se fondit dans l’obscurité du couloir en continuant à maugréer pour elle-même, ses grandes pattes jetant des ombres arachnéennes sur les murs.
Angie croisa les bras et fronça les sourcils.
— Une convocation, encore ? Pfff… Elles ne peuvent plus se passer de toi, ou quoi ?
Ianto ouvrit la bouche, mais ce fut Andy qui répondit à sa place.
— Angie, tu ne crois pas que ta réaction est exagérée ? Ce n’est que la deuxième fois en un an…
— Ouais, deux fois de trop, grommela la brune, soufflant sur l’une de ses mèches rebelles. À tous les coups, elles vont encore te faire subir l’une de leurs petites expériences…
— J’en sais rien. Mais c’est pas comme si j’avais le choix, répondit le Gallois avec un petit sourire désolé.
Cette fois-ci, ce n’était pas à l’infirmerie que Beve lui avait donné rendez-vous, mais dans le bureau qu’elle partageait avec Kat. Situé dans l’une des hautes tours du Château, il était éclairé par deux oriels percés de trois larges fenêtres. Elles ne donnaient pas sur les montagnes du Royaume, mais sur la mer de nuages d’où ces montagnes émergeaient, et qui signifiaient la fin de l’univers connu du Royaume Caché. Alors qu’il attendait l’arrivée de Beve en compagnie du secrétaire qui l’avait accompagné jusque ici, Ianto s’approcha des fenêtres et contempla un instant le vide qui s’étendait sous ses pieds, une pointe de vertige au fond des tripes. Est-ce que Jack aimerait cet endroit ? se demanda-t-il vaguement tandis qu’il essayait d’apercevoir sous lui des bribes de falaises désolées et de constructions éparses.
Il n’eut pas le temps d’y réfléchir d’avantage, car la porte s’ouvrit dans son dos. Il se tourna vers les trois personnes qui venaient d’entrer et vers qui le secrétaire s’était déjà précipité.
— … seulement si Manuela accepte de rejoindre la cellule Soixante, d’accord ? termina Beve avant d’être interrompue.
— Dame Beve, votre rendez-vous est arrivé !
— Merci, Moko, j’avais remarqué.
Ianto rencontra le regard amusé de Beve et sourit à son tour. Jane salua Ianto et s’assit timidement sur l’une des chaises disposées sous les fenêtres.
La troisième personne, que Ianto n’avait rencontré qu’une fois ou deux (notamment au Café d’En Bas, où il l’avait vue, accompagnée d’une guitare, reprendre d’une voix sensuelle des standards du rock tels que Sympathy for the devil des Stones ou Sweet dreams d’Eurythmics), s’installa lourdement sur le fauteuil derrière l’un des deux imposants bureaux présidentiels disposés en v de part et d’autre de la pièce. Elle glissa au fond du fauteuil de façon à ce que sa tignasse rousse dépasse tout juste de l’écran d’ordinateur et balança sans ménagement ses rangers sur le plan de travail.
— Ok, Bévie chérie, j’demanderai à Manuela. Mais comptes pas sur moi pour expliquer à ce gros lourdaud d’Igor qu’on a besoin de sa protégée pour une mission à risques ! Oh, salut Ianto. Ça va ?
— Bonjour, Dame Kat, lui répondit Ianto, maintenant habitué à utiliser les formules en usage au Royaume. Ça va merci, et vous ?
— Plutôt pas mal. Lilly et moi, on sort ce soir, alors le bar tournera sans elle. Et Angie ? Ça fait un bail que je l’ai pas vue.
Beve coupa court à la conversation avant que Ianto puisse répondre.
— Excuse-moi Kat, mais le temps presse. Tu prendras des nouvelles d’Angèle plus tard… Ianto, nous vous avons convoqué pour vous demander une nouvelle faveur. Il y a quelque jour, nous avons reçu des informations cruciales en provenance de la cellule Trente, qui a retrouvé la trace d’un Collectionneur. Nous n’en sommes pas certains, mais il se pourrait… il se pourrait que celui-ci soit en possession de vos ailes perdues. Nous partons cette après-midi avec Jane auprès de la cellule Trente pour tenter d’en savoir plus et trouver un moyen de pénétrer chez lui. On vous propose de nous accompagner… si vous êtes d’accord, bien sûr.
Ianto tourna le regard vers Jane. Elle s’était levée et tournée vers lui pour écouter sa réponse.
— Vous accompagner ? Sur le terrain ? demanda-t-il sans y croire.
— Ça te permettrait ainsi de tester, compléta Jane avec une nuance d’espoir dans la voix. Je suis sûre que tu ferais un excellent agent de terrain. Je sais que tu aimes ton travail au bureau de Classification des Mondes, mais…
Ianto déglutit. Mais… oui, c’est vrai, l’action lui manquait parfois cruellement, et il enviait son double et ses missions parfois dangereuses. Même une petite chasse aux Weevils le rendrait heureux ! Au Royaume, tout était… désespérément calme.
— Combien de temps ?
— On ne sait pas. Quelques jours, peut-être plus. Nous en saurons plus une fois sur place, mais pour le moment… c’est l’inconnue, répliqua Beve. C’est pourquoi nous ne voulons pas perdre de temps. Nous avons besoin d’une réponse immédiate, Ianto.
Partir en mission ? Tout de suite ? Est-ce qu’il pourrait communiquer avec son double, une fois là-bas, dans un autre univers ? Tout se bousculait dans l’esprit du Gallois. Il regarda alternativement Jane, Beve, et même Kat qui s’était redressée sur son fauteuil et l’observait avec bienveillance, son menton pointu calé entre les paumes de ses mains.
— D’accord, finit-il par répondre, sans savoir ce que cette réponse allait lui apporter.