Chapitre 2.2 : L'inconnu

                Sierra la première se retourna, tous ses sens en alerte. Un mouvement furtif avait attiré son attention sur un point, juste derrière eux. Elle scruta longuement le décor avant de remarquer un visage dissimulé dans l’ombre d’une niche. Une cachette parfaite au demeurant, si seulement le guetteur s’était fait plus discret.

                Conscient de s’être compromis, celui-ci n’hésita pas un instant. Un mouvement agile le libéra de son carcan de pierre, du fond duquel il avait observé avec intérêt la randonnée verticale des deux nomades. Il avança de quelques pas, entre deux parois étroites, les mains levées en signe de paix. Arborant un regard d’azur rieur, des cheveux ébouriffés et une curieuse moue en guise de sourire, le garçon qui s’approchait était étrange. Différent. Lorsqu’il ouvrit la bouche pour une première parole, la jeune fille n’y tint plus. Le souvenir de leur village perdu brûlait encore avec trop de force dans son esprit devenu méfiant.

- Cours ! souffla-t-elle à son frère.

                Mais malgré l’injonction, les nomades furent incapables d’amorcer un semblant de fuite. Physiquement incapables. Leurs pieds étaient pris dans la roche. D’abord incertaine de l’origine de l’enchantement auquel ils étaient sujets, Sierra se souvint péniblement d’une histoire relatée par l’Ancienne. Certaines tribus inconnues, bien plus au Sud des grandes plaines, avaient le don de faire mouvoir la pierre au gré de leurs envies. Les soldats défendant ces peuplades revêtaient la roche comme s’il s’agissait d’une tunique de soie et les artisans forgeaient des armes à même la pierre. La jeune fille leva les yeux vers le visiteur inattendu, et le conte, pour farfelu qu’elle l’ait trouvé étant enfant, bascula dans la réalité pure. Du bout du doigt, le garçon caressait le pan rocheux à sa gauche, qui était en prolongement direct avec la paroi à laquelle les nomades étaient acculés.

                Désormais en position de force, le jeune inconnu fit un pas en avant tout en maintenant le contact avec la pierre. Il commençait à peine à maîtriser l’élément et pour l’heure, ses captifs devaient l’ignorer. Il avait juste le temps de leur demander d’où ils venaient.

                Arrivé à la hauteur de Sierra, il scruta sa silhouette et son visage. Une boule de fonte descendit sur son estomac. Il la connaissait. Sa curiosité piqué au vif, il s’imprégna de sa physionomie. Tout en elle clamait la possession d’une force lumineuse, tapie dans les tréfonds de son âme. C’était elle. Il darda son regard céruléen dans le sien et prit la parole.

- Je sais qui tu es.

                La phrase avait été chuchotée dans un accent outrageusement mélodieux, presque chantant. Des idées folles traversèrent la tête de Sierra. Elle voulait à la fois échapper à l’emprise de la pierre, et rester auprès du garçon, comprendre le sens des mots qu’il avait prononcés. Comment pouvait-il avoir une idée sur son identité ? Elle tenta d’invoquer Ulfur plus que jamais, mais rien ne se produisit. En proie au désespoir, perdue dans le bleu des yeux du jeune homme, elle bafouilla une imprécation.

- Relâche-nous…

                Les yeux en question lui parurent si captivants, sur l’instant, qu’elle ne sentit pas l’emprise se desserrer autour de ses pieds. Pourtant libre, elle resta un moment emprisonnée dans ce filet invisible. Il ouvrit la bouche à nouveau.

- Je ne vous veux aucun mal.

                Une sentence emprunte de persuasion, en laquelle la jeune fille choisit de croire. Elle s’apprêtait à répondre lorsque quelque chose bougea à la périphérie de sa vision. Si vite, qu’elle n’eut pas le temps de réagir. Hiro avait compris qu’ils étaient libres, et profitant de l’inattention des deux instigateurs, il avait agi.

                Munis d’un caillou gros comme le poing, il bondit sur le garçon et lui assena un violent coup sur la tempe. Le visiteur inattendu s’étala de tout son long sous les yeux médusés de Sierra.

                Stupéfaite, la jeune fille regarda son frère, puis le corps inerte, et Hiro à nouveau. Celui-ci avait prestement lâché le caillou et se mordait la lèvre inférieure. Sierra s’agenouilla et posa une main sur le dos de l’inconnu. Un sourire naquit sur ses lèvres lorsqu’elle s’aperçut qu’il respirait toujours. Alors qu’elle se relevait, elle remarqua la mine soulagée de Hiro. Lorsqu’elle éclata de rire, le soulagement se transforma en incrédulité.

- Je viens d’assommer un homme, et toi… tu ris ?

- Si tu voyais ta tête, tu comprendrais, hoqueta-t-elle.

- Il est abîmé ?

- Il aura mal au crâne en se réveillant.

                Un immense sourire barrait le visage de Sierra. Hiro réprima le fou-rire qu’il sentait monter dans sa poitrine, à grand renfort de rougissements. Il avait toujours trouvé les rires des gens excessivement communicatifs, et plus encore celui de sa sœur. À cet instant, sa bonne humeur allégea la peine qui pesait sur son cœur depuis plusieurs jours.

- Espèce de sauvage, qu’est-ce qu’on va faire de lui maintenant que tu l’as privé de l’usage de ses jambes ? demanda-t-elle, moqueuse.

- Je ne sais pas, répondit le jeune homme. Tu crois qu’on peut lui faire confiance ?

- Il paraît inoffensif… commença-t-elle. Je voudrais savoir qui il est et comprendre pourquoi il a dit me connaître.

                En reportant à nouveau son attention sur le garçon, Sierra nota qu’un bout de corde dépassait d’une sacoche en peau accrochée à sa ceinture.

- Je vais nouer ses mains. On l’interrogera quand il aura repris connaissance.

- Et ses pieds ? risqua Hiro.

- Il me semble que nous courons plus vite que n’importe qui, Ulfur et moi, répondit-elle avec un sourire sibyllin.