Le jour où elle rencontra véritablement Ethan fut le jour où elle apprit le prix du sang.
Leur proximité avec la forêt était une source de dangers non négligeables, tant pour les hommes que pour les animaux (en témoignait la pauvre Suzie). Les animaux sauvages qui s’y baladaient étaient nombreux et des battues s’organisaient souvent pour éloigner les loups, ou les tuer s’ils commençaient à s’en prendre aux élevages. Les hommes partaient alors armés de fusils de chasse et d’arbalètes et ne revenaient qu’à la nuit tombée. Pendant ce temps, les enfants étaient cloîtrés chez eux et sous bonne garde.
Leur père rentra le soir, posa son chapeau à plume de faisan sur la table. Louis, désormais âgé de quatre ans, marcha jusqu’aux genoux de Victor et se mit à babiller. Ils entendirent alors des pleurs au dehors. Esther releva la tête de son livre sur les papillons, qu’elle lisait au coin du feu. Rosemonde descendit de l’étage, les cheveux enroulés dans une serviette, suivie de près par leur mère, inquiète.
“Qu’est-ce que c’était ?”
Victor soupira, s’assit à la table au centre de la pièce principale.
“Hippolyte a tiré sur Cyd en pensant que c'était un loup. On a dû abréger ses souffrances.”
Esther referma son livre. Cyd était le chien du village, un bâtard qui servait bien les éleveurs en éloignant les renards et les blaireaux.
“Cyd est..”
La mort était un concept fort courant, pour Esther. Beaucoup d’anciens du village avaient passé l’arme à gauche depuis sa naissance, mais ils n’étaient pas de sa famille. Ils n’étaient pas vraiment ses amis. Cyd, lui, veillait déjà les poules et les moutons lorsqu’elle était née. Puis il avait surveillé les enfants aussi, lorsqu’ils se rendaient en forêt, jouait parfois avec eux, lorsqu’il ne faisait pas la sieste au soleil. Toutes les maisons s’occupaient un peu de lui, s’assuraient qu’il disposait de suffisamment de nourriture, d’eau lorsque la rivière était gelée, et même d’un toit lorsqu’il faisait trop froid. Il puait très fort, mais Esther avait toujours trouvé sa présence rassurante. Il était le berger du village.
“C’est une énorme perte, s’attrista leur mère. Qui va garder les poules, maintenant ?”
Victor se frotta le visage.
“Hippolyte va aller en chercher un nouveau dans la ville.”
La gorge d’Esther se serra.
“Mais ça ne sera plus jamais Cyd…
— Non. Je suis désolé.”
Rosemonde s’assit à côté d’Esther dans le grand fauteuil près du feu et prit sa sœur dans ses bras. Mais Esther ne voulait pas être réconfortée. Elle ne voulait pas que Cyd parte, qu’il rejoigne le royaume de Dieu, qu’importe le sermon de Monsieur le curé. Surtout pas à cause d’un être vivant aussi exécrable qu’Hippolyte. Esther n’était plus triste. Elle était en colère.
“Il va juste retourner en chercher un à la ville ? Et on va tous faire semblant que c'est Cyd ?
— On a besoin d’un nouveau chien de garde, oui, répondit son père.
— Et personne va rien dire à Hippolyte ?
— C'était un accident.
— Et alors ? Quand je casse quelque chose et que c'est un accident, je me fais punir quand même !
— Assez ! Ce n’est pas le comportement attendu d’une jeune fille ! Monte dans ta chambre !”
Le regard noir, Esther posa son livre avec violence sur la table devant le siège. Elle ne jeta même pas un regard à sa mère. Angélique était comme Hana avec Rosemonde. Jamais elle ne s’opposait à Victor. Toujours elle hochait la tête. Esther détestait ce genre de personne et, même si elle aimait sa mère, elle lui en voulait constamment de ne pas prendre sa défense et celle de sa sœur face à leur père.
Ses pieds frappèrent chacune des marches de l’escalier. Accusateurs à chaque nouveau heurt. Elle claqua la porte de sa chambre avec la même violence et deux grosses larmes silencieuses coulèrent sur ses joues. D’injustice. De ressentiment. De peine.
Cette nuit, elle irait voir qui pleurait dehors la mort de Cyd. Cette personne était apparemment la seule à avoir un cœur dans ce village. Et tant pis si elle se faisait punir.
Esther ne s’endormit pas après que sa mère l’eût bordée. L’esprit en ébullition, elle comptait les secondes, puis les minutes. Quand il n’y eut plus aucun bruit dans la maison, elle retira tout doucement la couette de ses jambes et enfila des vêtements épais.
En bas, son père avait laissé le feu de la cheminée s'éteindre naturellement. Elle put donc y voir clair sans avoir à déambuler à l'aveugle. Elle mit des bottes, un manteau, posa sa main sur la poignée. Puis elle attendit, à l’écoute.
Esther focalisa ses sens sur les bruits à l'étage. Avait-elle réveillé quelqu’un ? Hormis le bruit du bois qui craquait, elle ne distingua rien de nature à l’alerter. Avec toute la douceur du monde, elle appuya sur la poignée et se glissa dans l’entrebâillement.
La nuit enveloppait tout le village, tandis que la lune frôlait la flèche de l’église. Elle n’éclairait pourtant pas suffisamment pour y voir clair. Cela ne rendait la chandelle allumée contre le lieu de culte que plus flamboyant. Quelqu’un avait laissé une bougie près du corps de Cyd. Esther s’en approcha à l’aveuglette. Son visage s’éclaira d’une lueur orangée, dévoilant à l’obscurité ses joues rougies par les larmes et des cheveux châtains-courts en bataille. Elle avait un petit nez, un peu en trompette, et un menton plus pointu que rond. Ses yeux gris s’écarquillèrent lorsqu'elle remarqua que le propriétaire de la chandelle était en fait toujours là.
Dans le pelage de l’animal s'était lové un petit garçon sale, qui dégageait une forte odeur d’animal. Esther retint un hoquet de peur. Par réflexe, elle fit trois pas en arrière. Alerté par le bruit, le garçon releva la tête. La morve coulait encore de son nez et il n’avait pas cessé de pleurer, même dans son sommeil.
“C-c-cyd”, sanglota-t-il.
Alors c'était lui. La seule personne de ce village qui pleurait réellement leur fidèle chien, c'était le fils de la sorcière. À le voir aussi triste, Esther sentit ses larmes remonter. La solitude l'accabla, alors même qu’elle n'était pas seule. Ce contraste la désorienta. Pourquoi se sentait-elle esseulée alors que quelqu’un se tenait devant elle ?
Pour la première fois, elle comprit qu'être entourée ne voulait pas dire être bien accompagnée. Elle ne considérait pas ce petit garçon comme elle considérait Armand, Christophe et Zakaria. Pourquoi ? Parce qu'elle ne le voyait jamais à l'église le dimanche matin ? Parce qu’il ne jouait pas avec eux la journée ? Parce que ses parents lui avaient toujours interdit de lui parler ?
Qu'est-ce qui le différenciait des autres garçons, au final ?
Immobile devant lui, Esther s’agenouilla et posa la main dans le poil de Cyd. Le pauvre était déjà glacé.
“Il est parti”, dit-elle, comme s’ils avaient besoin de l’entendre.
Ethan secoua la tête, nia avec le peu de forces qu’il lui restait, et reposa sa tête contre le flanc du chien. Ce dernier ne s'élevait et ne s’abaissait plus. Les joues du garçon étaient maculées de sang.
“Tu peux pas rester là, insista Esther. Tu vas attraper froid et des maladies.”
Il secoua encore la tête. Elle pourrait aller voir sa mère à elle, lui expliquer la situation, et peut-être qu’ils pourraient l'accueillir ? Une petite voix la titilla. Personne ne voudra l’aider.
Si je ne le fais pas, qui ? Est-ce qu'il va mourir comme Cyd ? Est-ce qu’on va le retrouver demain matin, ici, sans avoir bougé ?
Pourquoi méritait-il d'être un paria, au final ?
“Ethan ? C'est ça ?”
Il ne répondit même pas, cette fois. Tout recroquevillé contre la carcasse, il l’ignorait en reniflant bruyamment.
Esther se releva. Elle retourna dans sa maison, toujours avec la plus grande des discrétions, et saisit le livre qu'elle avait abandonné sur la table plus tôt dans la soirée. Ethan n'avait pas bougé lorsqu’elle revint. Elle s’assit à même le sol glacé, juste assez près de la chandelle pour voir les pages. Il l’ignora encore.
Esther ouvrit le livre et, en chuchotant, commença à lire. Il fallut une dizaine de minutes pour qu’Ethan, curieux, relève la tête du flanc de Cyd. Il n’osa toutefois pas trop approcher la petite fille, par crainte qu’elle ne lui jette d’autres cailloux peut-être. Elle lui montra la page qu'elle lisait. Un immense papillon orange prenait la moitié du papier. Beaucoup de textes autour tentaient d’expliquer les habitudes migratoires de cette espèce, leur mode de vie, mais également leur croissance du stade de cocon, à larve, jusqu’au magnifique trésor de couleurs qu’il incarnait.
“Un monarque, c'est un papillon, expliqua-t-elle.
— Un papillon”, répéta Ethan.
Il s’essuya le nez à l'aide de sa manche en lambeaux.
“Et ça (Esther tourna la page d'après) c'est un demi-deuil.”
Elle le trouvait fort adapté à la situation. Le demi-deuil était plus petit, à peine cinquante millimètres, noir à poids blancs. Ses ailes, plutôt ovales, donnaient une idée de douceur et de régularité.
Ethan se rapprocha, intéressé. Esther remit le livre sur ses cuisses pour qu’ils puissent ainsi tous les deux le lire, adossés contre l'église. Le paria n’osa pas toucher les pages. Il avait les mains de toute façon tellement sales qu’Esther ne lui proposa pas.
Son odeur était toujours incommodante, mais c'était la première fois qu'elle le voyait d’aussi près. Il n’avait pas une peau blanche ou bronzée par le soleil comme la leur, ni un peu nacrée comme celle de Hana. Elle était un peu plus sombre. En fait, il avait l’air fait de cuivre, et Esther trouva ça à la fois étrange et intriguant.
Elle se mit à tourner les pages à vive allure, jusqu'à trouver le papillon qui - selon elle - ressemblait le plus à Ethan. Elle le pointa du doigt, attendant qu’il le lise à haute voix. Il se contenta pourtant de la dévisager.
“Un moro-sphinx, lut-elle pour lui. On dirait toi.”
Celui-ci possédait de grandes ailes gris brun et d’autres plus petites orangées. Taillé pour la vitesse, il était surnommé “oiseau-mouche” pour sa ressemblance avec un colibri. Ethan était pareil, petit, habilité à s’enfuir à toute vitesse au moindre signe de danger. Esther ne pouvait pas savoir que le sphinx était aussi une bonne référence aux origines ethniques du petit.
“Mo-ro”, bégaya-t-il.
Et là, Esther comprit.
“Tu sais pas lire.”
Il regarda encore le papillon, puis leva la tête vers elle. Le sang de Cyd avait séché sur toute la moitié de son visage, formant une tache brunâtre.
Ethan pencha la tête sur le côté.
“Les mots ? Non.
— Personne ne t’a appris ?” s’étonna Esther.
C'était pourtant tellement important. Ses parents avaient toujours insisté pour que sa locution et celle de Rosemonde soient parfaites. Elles n’avaient pas atteint la perfection, mais elles lisaient et parlaient très bien pour des jeunes filles de leur âge. Au contraire d’Ethan. Esther lui aurait donné quatre ans de moins qu’elle, si elle n’avait pas su pas qu’ils étaient nés la même année.
Elle rapprocha la chandelle du livre et posa ce dernier bien à plat au sol.
“Mmmmmm”, meumeuma-t-elle tout en désignant la lettre M du mot.
Ethan répéta le son, puis la lettre. Ainsi, ils reprirent chaque lettre, chaque son, puis formèrent des mots. Esther lui laissa l’épais bouquin lorsqu’ils durent rentrer chez eux, malgré son dégoût à l’idée de le laisser toucher son livre.
Pour Ethan, cette nuit marqua le commencement de sa vie. Celle où il apprit à lire.