Esther n’aimait pas les choux de Bruxelles. Ces petites salades dégageaient une odeur nauséabonde, en plus d’être pâteuses sur la langue et d’avoir un arrière goût écœurant, comme si elle avait respiré trop près d’un pet de Suzie, leur chèvre blanche. Louis, le benjamin de la famille, imita la tête dégoûtée de sa grande sœur lorsque l’assiette fut posée devant lui. Cette comédie ne fit absolument pas rire leur père, assis en bout de table.
Ce dernier, Victor, était un lointain cousin du maire de leur bourgade. Il s’était toujours cru investi d’une mission de droiture, d’autorité rigoureuse couplée à une condescendance qu’on ne retrouve que chez les riches et les politiques, ce qui revient souvent au même. Il n’en demeure pas moins que Victor ne possédait pas de demeure dans la grande ville. Il avait certes reçu une très bonne éducation (en attestait son métier de médecin - le seul - du village) mais il ne restait qu’un cousin. Ce qui ne voulait rien dire dans l’univers des guerres de terres.
Tout au mieux, leur famille pouvait s’attendre à voir leurs filles mariées avec un homme respectable grâce à leur dot. Esther et Rosemonde finiraient dans la grande ville, tandis que Louis rejoindrait l’armée. Voilà le plan tout tracé pour la progéniture de Victor et Angélique.
“Si tu continues à faire cette tête, l’avertit Rosemonde en face du petit garçon, tu vas rester coincé avec cette grimace toute ta vie.”
Il cessa immédiatement, penaud, tandis que Rosemonde cherchait l’approbation de leur père. Le concerné déplia sa serviette, la coinça dans le col de sa chemise et se servit un verre de vin, pendant que sa femme déposait des galettes de blé accompagnées d’une terrine de foie de porc.
Esther se força à manger sans un mot. Elle avait bataillé trop souvent au sujet des choux de Bruxelles dans sa vie pour ne pas savoir que pleurer, taper du pied et faire semblant de vomir ne changerait rien. Ses parents n’en démordraient pas et cette assiette serait terminée de gré ou de force. Tardivement, du moins.
Rosemonde avait quitté la table depuis au moins une heure lorsque Esther retint un rot d’aversion et se leva pour débarrasser son assiette, toute nauséeuse. Sa mère avait même fini de faire la vaisselle et était partie coucher Louis. La voie était donc libre pour simplement laisser l'assiette dans l'évier et rejoindre sa sœur qui devait jouer avec leurs amis sur la place.
Esther se couvrit d'un manteau, enfila d'épaisses bottes pour sauter dans la gadoue, puis ouvrit la porte en se mettant sur la pointe des pieds. Une rafale de vent l’accueillit dehors. Elle chassait les nuages désormais vides, après la pluie de la matinée.
Sa maison était la plus grande du village, grâce à l’argent de leur père et le prestige lié à son métier. À deux pas de l'église, Esther entendait les cloches sonner tous les matins. Elle savait même discerner les changements de tonalités entre les heures et les quarts, ce qui l’avait aidé à apprendre à lire l’heure lorsqu’elle avait quatre ans. Elle aimait bien sa maison, avec ses trois étages, un toit en chaume immense et une peinture remise à neuf tous les deux ans, de sorte que la façade avait l’air toujours neuve.
Esther avait un peu l’impression d'être le centre du village. Tout autour de l’église, les activités commerciales importantes s’étalaient comme un soleil, dont les rayons formaient les rues. Derrière le lieu religieux, la poissonnerie. Non loin, la boucherie. À droite de chez la famille, la boulangerie. À gauche, un marchand de tissus, et encore plus loin, l’étal des agriculteurs d’un village voisin, car la forêt environnante ne permettait pas la plantation des cultures les moins coûteuses. A contrario, le fils du boucher, Adrien, était également chasseur et allait vendre le fruit de ses traques (souvent des lièvres, des sangliers et des cerfs) aux autres villes du comté.
En résumé, toutes les activités principales se trouvaient non loin de la maison d’Esther, Louis et Rosemonde. Les rues plus loin étaient essentiellement composées de plus petites boutiques, le coiffeur par exemple, et d’autres maisons. Il s’agissait de toute façon d’un petit village, ils n'étaient pas bien nombreux. Tout au plus, une vingtaine de masures et six enfants avec qui jouer.
Pour certains, il s’agirait là d’un lieu magnifique où grandir. Plus les années passeraient, plus Esther le trouverait au contraire étouffant et empoisonné. Elle grandirait avec toujours les mêmes visages, subirait toujours leurs a priori et leurs défauts.
Mais elle était pour l'instant trop jeune pour s’en rendre compte.
La fillette ne tarda pas à entendre les cris de Zakaria et Anne-Audrey, les enfants du boulanger. Ils jouaient avec Rosemonde et Hana, la fille du marchand de tissu. Hana n'était pas née ici. Ses parents non plus. Les parents d’Esther lui avaient expliqué qu’elle avait pris “la route de l’oie”. Enfin, Rosemonde la corrigeait tout le temps en disant “route de la soie”, ce qui était beaucoup moins drôle à dire. Ils venaient d’un pays très lointain, là où le soleil se levait.
Esther trouvait Hana très jolie, même si ce n'était pas l’avis de Zakaria, qui se moquait continuellement d’elle pour ses yeux bridés et sa peau un peu différente de la leur. Elle avait toujours de très beaux vêtements, qu’Esther enviait de manière démesurée.
“Un, deux, trois, soleil !”
Anne-Audrey, une enfant un peu ronde aux cheveux roux, se retourna brusquement vers ses camarades. Zakaria, Hana et Rosemonde cessèrent tout mouvement. Après une dizaine de secondes à les scruter en plissant les yeux, Anne-Audrey se tourna contre le mur de l'église et se remit à compter.
“Un…
Hana avait la main à quelques centimètres du mur.
“Deux…”
Esther déboula au milieu du jeu.
“Attendez-moi ! Je veux jouer aussi !”
Anne-Audrey se retourna sans avoir fini de compter. Hana baissa le bras par réflexe, ce qui mit immédiatement fin à la partie.
“J’avais presque gagné !” s’énerva Hana.
Avant que quiconque ne puisse réagir, Zakaria rompit les derniers centimètres qui ne séparaient du mur, le toucha de sa paume.
“Qui a dit que c’était terminé ?” s’exclama-t-il, victorieux.
Rosemonde leva les yeux au ciel, toujours exaspérée par le besoin d’attention persistant du garçon, ainsi que son envie d’impressionner les filles. Les garçons… se plaignait-elle toujours en soupirant. Zakaria n’était pas le seul enfant de cette étrange espèce au village. Il était simplement le plus grand (et le plus agaçant). Armand et Christophe, plus jeunes, tapaient beaucoup moins sur les nerfs de tout le monde, car ils jouaient ensemble la plupart du temps. Ils étaient tous les deux beaucoup moins irritants que leur aîné.
Rosemonde leva le menton, avec ce petit air bourgeois copié de leur père, et croisa les bras.
“J'ai plus envie de jouer, de toute façon.
— Moi non plus”, renchérit Hana.
Il était fort rare que Hana ne se plie pas à l’avis de Rosemonde. Elle devait se sentir grande à faire pareil, se dit Esther. Déconfite, la petite accusa en prime les choux de bruxelles, à cause desquels elle avait raté la partie de jeu.
“Tout ça parce que j’ai gagné, s’énerva Zakaria. Bande de mauvaises joueuses !
— Eh, regardez par-là !”
Anne-Audrey pointait du doigt le coin de l'église, ce qui coupa court à toute dispute. Un petit - très petit et très maigre - garçon à la peau olive, tachée de poussière et de terre, tendait avec timidité un tas de cailloux. Esther vit Ethan pour la première fois et en oublia tout le mauvais goût des choux de Bruxelles dans la seconde.
“Qu’est-ce qu’il tend, le porcelet ? railla Zakaria. Un tas de gravier ?
— Je crois bien, confirma Rosemonde en tendant le cou vers lui. Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse avec tes cailloux ?
— Peut-être qu’il en veut plus”, proposa le garçon.
Il se penchait déjà pour ramasser un mélange de terres et de petites pierres, puis la lança droit sur Ethan. Le pauvre en reçu sur la joue et les cheveux. L’impact lui griffa le visage et il lâcha tout son trésor au sol.
“J-j-je…”
Il cacha les larmes sur ses joues, surprit qu’elles soient rosies par le sang de sa plaie. Esther avait déjà vu ce genre d’air affolé. Suzie, leur chèvre, avait eu la même panique lorsque des chasseurs avaient tiré trop près de leur village. Oui, voilà, il ressemblait à un petit animal effarouché. Un mulot. Zakaria se mit à rire, accompagné de tous leurs autres enfants du village. Esther avait-elle été la seule à comprendre la requête d’Ethan, qu’il voulait juste jouer avec eux ? Ou les autres l’avaient-ils très bien compris et l’avaient chassé pour cette raison ?
“Esther ? l’appela Rosemonde. Allez viens ! On va rejoindre Armand et Christophe, voir ce qu’ils font !”
Elle fixait encore l’endroit où Ethan avait disparu. Personne ne s’occupait de lui ? Avait-il vraiment une mère ? Comment pouvait-il être aussi sale ? Avait-il au moins une maison ?
Quelqu’un sur qui compter ..?
Je viens de découvrir ton histoire et je la trouve très intéressante. J'aime beaucoup ta façon d'écrire. J'ai vraiment hâte de lire la suite.