Chapitre 2

Par Tizali

Mardi 11 mars 2064

 

Les voitures s’alignent à perte de vue. Je les longe sur mon trottoir minuscule, je les regarde sans les voir, les mains dans les poches de ma parka noire. Il faut que je grignote un morceau avant d’aller là-bas… et que je prenne le temps de décider si oui ou non, je vais là-bas. Ce n’est pas mon genre de me faire embarquer dans une aventure pareille. Je suis un mec normal. Même quand je m’intéresse sérieusement à une fille, je n’accepte pas qu’on me mène en bateau de cette façon. Et là, je ne m’intéresse à aucune fille. Manon est un bon coup, mais ça s’arrête là. D’ailleurs, elle-même ne semble pas me considérer comme beaucoup plus que ça. Elle me manipule. Moi. Je ne suis pas particulièrement orgueilleux, je n’ai simplement jamais été manipulé. Je n’arrive pas à m’y faire, encore moins à prendre une décision pour y mettre un terme.

Je pousse la porte mal fermée d’un resto, un peu au hasard. Bonne odeur, suffisamment de place dans le coin près de l’entrée, là où personne ne s’assoit en raison du courant d’air. Mais je préfère être seul qu’avoir chaud. Je m’y installe et regarde la carte. Le riz au curry me tente bien. Il y a dix niveaux pour les épices.

— Vous avez fait votre choix ? demande un serveur asiatique lorsqu’il voit que je repose le menu.

— Curry japonais standard, niveau huit.

— Huit ?

Il s’est arrêté d’écrire sur son petit carnet, me dévisage. Moi, je louche sur son stylo. Il n’y a pas quelque chose pour dessiner, ici ? Ah, si. Des serviettes.

— Oui, huit.

— C’est très fort, vous savez ?

— Tant mieux.

Je souris de toutes mes dents. Il finit par noter sans parvenir à dissimuler son amusement.

— Je vous apporte de l’eau avec ça ?

— Oui, merci.

Il repart. Je sors un stylo à bille de ma poche et je plaque ma main sur la serviette pour la stabiliser. Je me mets à griffonner comme un gamin. Je ne peux pas m’en empêcher. C’est une habitude que j’ai prise petit, que ma mère encourageait. Elle s’imaginait sans doute que j’allais devenir un grand peintre ou je ne sais quoi… quelque chose, en tout cas. Quelque chose qui me permettrait de gagner ma vie.

Mes petits bonshommes n’ont pas de silhouette humanoïde, ils ont de gros nez, trois poils sur le caillou, ils sont bossus. Ce sont des traits surtout, des traits vivants, plus adaptés pour représenter des émotions, des situations plutôt que des personnages très précis. Je dessine Manon avec un petit zigouigoui sur le côté de la tête et la langue pendante. Je suis à deux doigts de lui rajouter un entonnoir en guise de chapeau, mais je me retiens. À côté d’elle, un bonhomme énervé, les poings serrés, qui rumine dans son coin. Moi.

Je retourne la serviette et dessine une foule de bonshommes avec des entonnoirs sur la tête. Et moi dedans, plus vraiment énervé, juste ébahi par les conneries que débite un bonhomme à lunettes, avec dans les mains un sablier dont le contenu est suspendu dans la partie supérieure et ne coule pas.

J’en ai de l’imagination. Le serveur revient avec mon plat, qu’il hésite à poser en voyant ma serviette. Je la retire rapidement, mais trop tard, il l’a vue. Les gens se sentent toujours obligés de commenter, et ça ne manque pas.

— Vous dessinez bien !

— Merci.

Il pose le pichet d’eau plein à ras bord, m’adresse un clin d’œil et s’éloigne. J’ai faim. Je plonge ma fourchette dans mon riz et avale trois ou quatre bouchées avant de sentir que ça chauffe. Une vague de feu me monte au visage, j’ouvre à peine la bouche, j’ai l’impression que j’ai les oreilles qui sifflent. Wouah. J’adore ce curry.

— Excusez-moi, vous avez du pain ?

Le serveur lâche un rire à peine étouffé. Il me ramène au quart de tour une corbeille pleine, merci bien. Entre deux déglutitions, je déchire un morceau de pain pour calmer la brûlure. Des larmes minuscules restent accrochées aux coins de mes yeux. Je mange vite, parce que c’est peut-être bon, mais je ne vais pas supporter ça longtemps. À la fin, il ne reste plus rien dans mon assiette.

— Vous m’impressionnez, apprécie le serveur. Vous prendrez un café ?

— Non merci. L’addition, s’il vous plaît.

J’inscris la date du jour sur ma serviette et la range dans ma poche, à la va-vite. Je la classerai ce soir dans un grand cahier contenant tous mes croquis, même les plus ordinaires. Une manie de ma mère qui m’a contaminé.

Je n’ai rien décidé, finalement. Je sors du restaurant, l’estomac rempli et les pensées toujours aussi encombrées. De l’argent propre. Une infiltration. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que ce n’est pas leur argent ? C’est celui de l’endroit où ils veulent que je… m’infiltre ?

Mon téléphone vibre. Ce n’est pas tous les jours que je reçois des textos.

« Je leur ai parlé de toi, ils t’attendront. »

Manon. Quand est-ce que j’ai rentré son numéro dans mon téléphone ? Je fais défiler les contacts. Manon Uguen. Elle a dû s’y enregistrer ce matin, quand je dormais. En temps normal, je me serais réjoui qu’une fille ait pris cette initiative. Un plan cul renouvelable, ça peut parfois m’intéresser. Même les meilleurs ont des périodes à vide. Mais dans les circonstances présentes, je suis plus agacé qu’autre chose.

Il reste tout de même une utilité à pouvoir communiquer avec elle. J’ai besoin d’informations, je ne peux pas débarquer dans cette secte sans au moins savoir...

« L’infiltration, ce serait où ? »

« Chez les agents du temps. »

Je m’arrête net sur le trottoir, au point que quelqu’un me rentre dans le dos avant de me dépasser en grommelant. J’ai bien fait de demander. Je comprends mieux cette histoire de rémunération, mais ça ne va pas être possible.

« Ils ont des conditions très strictes et un examen d’entrée. »

« Qui ne tente rien n’a rien. »

J’oubliais que les événements d’hier revêtaient pour elle un sens différent. Je commence à comprendre pourquoi Manon m’accorde cette confiance aveugle. Elle me voit comme une sorte d’élu, un type destiné à changer le cours de l’histoire en sa faveur. Elle doit être persuadée que je réussirai le test de recrutement des agents du temps, mais il y a une chose qu’elle ne sait pas. Je ne passerai jamais la partie physique. Et je sais de quoi je parle ; il y a bientôt dix ans, juste après avoir passé mon bac, j’ai eu un accident sur le chemin de leur siège social. Je n’ai jamais pu y travailler. Lorsque j’ai rappelé pour obtenir un nouveau rendez-vous, ils m’ont dit que le handicap que je venais de subir au genou me disqualifiait. À l’époque, je m’étais convaincu que je n’aurais de toute façon pas passé les tests. J’étais plus déçu que je ne l’avais jamais été de toute ma vie. La frustration est passée avec le temps.

Je marche d’un bon pas vers l’adresse du restaurant de la secte. Une certaine excitation s’empare de moi, faisant grimper mon rythme cardiaque, me donnant envie de courir, de bondir dans les airs, de frapper du poing dans le vide. Non, la frustration n’est jamais vraiment passée. Je ne suis pas pressé de rencontrer les membres du Sablier, mais l’idée de travailler au sein des agents du temps me donne un coup de fouet impressionnant.

Un salaire. Mon rêve d’adolescent, réalisé. Quelque chose de nouveau dans ma vie morne, rythmée jusqu’à présent par des petits boulots épuisants et rabaissants. Je me surprends à devoir museler ma passion d’enfant, à me rappeler de force que mon genou est abîmé et qu’ils ne cherchent peut-être pas à recruter en ce moment.

Je dégaine mon téléphone portable et cherche leur site sur internet. Épuré, en noir sur blanc, police sobre, lettres capitales annonciatrices d’espoir. « VOUS VOULEZ NOUS REJOINDRE ? ». Au moment où je clique sur le lien pour voir leurs missions, je me rends compte que je suis arrivé au Sablier.

— Bonjour ! Nous vous attendions.

Un homme me regarde, souriant jusqu’aux oreilles. Je me demande un instant s’il n’est pas simplement en train de faire de la pub pour le restaurant. Je me retourne, mais je suis seul.

— Moi ?

— Oui, vous. Vous êtes pile à l’heure.

Je regarde ma montre. Il est vingt-neuf.

— Comment vous savez à quoi je ressemble ?

— Ce n’est pas vous, là ?

Il me tend son téléphone. Ma mâchoire se contracte, j’essaie de ne pas le fusiller du regard. Manon lui a envoyé une photo de moi, endormi dans son lit. Je reconnais les draps gris clair. On voit une partie de mes épaules dénudées, mes yeux fermés, ma bouche entrouverte. Photographié à mon insu. Cette femme commence sérieusement à me taper sur les nerfs.

— Si.

Je le contourne et rentre dans le restaurant. Le mur du fond est en fausse pierre, le sol un carrelage en damier. Les tables en bois rustique donnent l’impression d’une cantine de campagne où l’on pourrait manger des spécialités locales et de la confiture faite maison.

— Par ici.

Il me conduit jusqu’à une porte battante donnant sur les cuisines. Nous les traversons et en empruntons une autre.

Et là, l’atmosphère change du tout au tout. Moquette bleue, canapés, chaises à dossier rembourré, tableau blanc vissé au mur. Une demi-douzaine de personnes sont déjà installées dans le public, discutant entre elles par paires. Trois autres se tiennent debout près du tableau, réunies autour d’un ordinateur portable de treize pouces tout au plus, préparant sans doute la présentation.

— Asseyez-vous.

Je choisis une chaise de l’avant-dernier rang. Ce n’est pas le moment pour moi de me faire remarquer.

— Vous êtes tous très éloignés ! s’exclame l’homme en parcourant l’assemblée du regard. Rapprochez-vous.

Tout le monde se lève. Je les imite et m’installe à leur rang pour ne pas attirer l’attention sur moi.

— Bonjour à tous.

La femme qui nous parle retire ses lunettes, les plie et les range tout en souriant pour nous rassurer. Dans mon cas précis, cela produit l’effet inverse. J’ai ce frisson qui me prend parfois quand j’accepte un nouveau boulot, qu’on m’explique comment ça fonctionne, qu’on me laisse seul pour travailler. Celui qui signifie : « Qu’est-ce que je fous là, moi ? ». Le frisson du mal-être. Je déteste ça. Et aujourd’hui, il est particulièrement poignant.

— Si vous êtes ici aujourd’hui, c’est parce que l’une de vos connaissances vous a recommandé de nous rejoindre. Mais ne vous inquiétez pas : vous n’êtes pas encore inscrits et ce choix n’appartient qu’à vous.

Elle affiche la première diapositive avec sa petite télécommande. Rien de transcendant. Des schémas, des couleurs. C’est joli, mais c’est tout.

— Il y a deux raisons pour lesquelles vous pourriez être intéressés par le Sablier. L’une, c’est que… ça en jette. Le « Sablier », quoi.

Des rires dans la salle. Je reste impassible. Je ne suis pas venu pour assister à un sketch à l’humour particulièrement mauvais.

— Je plaisante, glousse-t-elle. La première raison, c’est la volonté de conserver son libre-arbitre et de rester maître de son destin. Nous sommes une communauté basée sur l’entraide et le soutien mutuel. Nous pouvons vous aider à analyser des événements clés de votre vie afin de déterminer s’ils ont été manipulés par les agents du temps, et nous recueillons votre témoignage afin d’agir pour vous protéger d’eux dans l’avenir.

Les propos de Manon, enjolivés. Rien de nouveau pour l’instant.

— Ce qui m’amène à la deuxième raison. Vous pouvez vous-même participer aux actions du Sablier en collectant des informations sensibles, en recrutant d’autres membres, ou même financièrement si vous le souhaitez. Si vous vous sentez engagé dans la cause, ce qui est souvent le cas - on parle tout de même de nos vies et de notre liberté - vous avez frappé à la bonne porte.

Diapositive suivante. La suite n’est qu’un amas de mots positifs empêtrés dans de longues phrases sur l’importance de prendre soin de soi. Puis des chiffres, des camemberts et des graphes de toutes sortes, d’autres chiffres, des accusations fallacieuses concernant les agents du temps… pour conclure sur l’image animée d’un petit chat et les mots beaucoup trop pleins de paillettes : « Rejoignez-nous ! ». Comme quoi, je préfère les goûts plus sobres des agents du temps.

— Si vous voulez plus d’informations sur l’inscription, Bernard, au fond de la pièce, sur la petite table, là… vous expliquera tout ce qu’il faut savoir.

Je me retourne. Le dénommé Bernard est celui qui m’a accueilli à l’entrée du restaurant. Il doit avoir bientôt cinquante ans. Ça fait bizarre ; le prénom est très à la mode en ce moment, beaucoup de bébés s’appellent ainsi.

Je me lève rapidement et me dirige vers lui avant tout le monde.

— Vous êtes convaincu ? sourit-il.

Je ne réponds pas, scrutant la pile de formulaires sous ses mains.

— Ou bien encore sceptique ?

— Je n’ai pas les moyens de faire un choix. Le temps, c’est de l’argent. Et en ce moment… le temps file.

Voilà, je l’ai dit. Ce n’est pas facile à avouer, surtout en France où parler d’argent est mal vu. Mais il réagit bien : il détache l’un des formulaires et me le présente.

— Manon m’a dit que vous étiez prêt à accepter une mission. Je dois dire que je suis agréablement surpris. Personne jusqu’à maintenant n’a osé se proposer. Ça fait plusieurs mois que j’attends un volontaire. Je pensais qu’il ne se montrerait jamais !

— Donc vous parlez de contribution au Sablier dans vos présentations, et vous n’avez même pas…

— Oh, si, si ! Pour d’autres missions, pour un travail dans nos bureaux à l’étage d’en-dessous, ou même pour un don. Mais pour cette mission… pour votre mission, non, nous n’avons eu personne. Leur répulsion à l’idée de devoir modifier le temps quotidiennement a découragé jusqu’à nos meilleurs éléments. Ainsi que la perspective d’un test complexe à passer, bien évidemment.

J’acquiesce. Je comprends que ça puisse faire fuir un membre de la secte. Je ne peux pas non plus dire à ce type que si j’accepte de faire ça, c’est parce que j’ai toujours voulu travailler là-bas…

— Je vais m’inscrire. Mais je ne garantis rien concernant la mission. S’ils ne me prennent pas, je ne pourrai rien y faire.

— Écoutez, dans la vie, il faut essayer. Tant que vous êtes plein de bonne volonté… et puis, si vous ne vous débrouillez pas trop mal, sachez qu’on a déjà quelqu’un à l’intérieur. Il pourra vous aider.

— Vous venez de me dire que personne n’a accepté la mission.

— Oui, tout à fait. Mais là, je vous parle du patron du Sablier. Sans lui, je ne serais pas là pour recruter d’autres éléments. Il a pratiquement fondé notre mouvement ! Il est l’un de ses premiers membres, et il est à la tête des agents du temps depuis déjà de nombreuses années. Tenez, je vais vous apprendre à serrer la main comme nous. Vous voulez bien… signer le formulaire, d’abord ?

Il me tend un stylo. Je l’attrape, ignorant son enthousiasme débordant qui me donnerait presque envie de faire machine arrière. Mais j’ai là une occasion en or de profiter d’un coup de pouce du destin pour rejoindre les agents du temps. Pour décrocher un job… pour sauver des vies et résoudre des conflits d’une manière absolument fascinante. En temps normal, je ne suis pas malhonnête. Mais je ne peux pas refuser une telle offre, pas dans ma situation. La fin justifie les moyens.

Je remplis le formulaire sans le faire attendre plus longtemps, signe et repousse le tout vers lui.

— Montrez-moi.

Il me tend la main. J’avance la mienne et m’apprête à serrer comme j’ai l’habitude de le faire. « Une bonne poigne », dirait mon père. « Sans lui casser les phalanges. Ce n’est pas une question de force mais de respect ».

— Non, attendez… ne bougez pas.

Je m’immobilise. Bernard serre ma main en deux temps. Bref, puis long. C’est presque imperceptible. Comme s’il avait commencé trop faiblement, et avait complété le mouvement avec plus de force.

— Vous avez senti ? Essayez.

Je l’imite, ou du moins je crois l’imiter.

— Non, ce n’est pas exactement ça. Il ne faut pas serrer deux fois avec la même force. C’est un petit coup, puis sans lâcher ni desserrer, un coup franc. Recommencez.

Il a raison, je l’ai fait n’importe comment. Je m’applique cette fois et vois son sourire s’étirer.

— Voilà ! C’est ça. Le plus important, ce n’est pas que ce soit parfait, ça viendra avec le temps. C’est de reconnaître un autre membre du Sablier au moment opportun. Le réseau, c’est primordial. Ça vous ouvre des portes.

Autrement dit, n’ayez pas honte d’être pistonné. Cette perspective est nouvelle pour moi, je n’y avais jamais vraiment réfléchi. J’ai une estime de moi assez correcte. Réussir autrement que par mes propres moyens me paraît dommage. Je veux pouvoir être fier de ce que j’ai accompli sans attribuer cette réussite à un inconnu. D’un autre côté, une douleur fantôme fait souffrir mon genou depuis l’accident. Aucun médecin n’est parvenu à la faire disparaître. Cela suffit aux agents du temps pour me barrer l’accès au poste.

Alors, juste pour cette fois… je vais me laisser porter par le courant et voir où il me mène.

 

*

 

Mardi 11 mars 2064

 

— Vous ne pouvez pas postuler, monsieur.

— Ah bon ? Comment ça ?

Ma main se crispe sur le téléphone. Je ne me suis même pas présenté. Comment pourrait-il savoir que mon genou…

— Nous ne prenons pas les candidatures à ce numéro, seulement les requêtes d’annulation. Si vous voulez rejoindre les agents du temps, il faut remplir le formulaire en ligne et attendre qu’on vous recontacte.

— Okay, très bien. Je vous remercie.

— Pas de souci, monsieur. Bonne journée, au revoir.

À peine l’appel terminé, je retourne sur le site visité avant la conférence du Sablier et je rafraîchis la page. Je renseigne tous les champs. Lorsqu’on me demande confirmation que je suis orphelin, je ne mets pas longtemps à décider de cocher la case. Je suis capable de jouer la comédie pour séduire une fille, je peux bien me souvenir de ne jamais mentionner mes parents au boulot. Rien de bien sorcier. J’appuie enfin sur le bouton envoyer, et là, je crois que je m’attendais à une animation de feu d’artifice, à une avalanche d’emails dans ma boîte de réception, à des félicitations de la part du site, bref, à quelque chose d’extravagant à la hauteur de l’excitation qui s’empare de moi.

Au lieu de cela, j’obtiens un message en noir sur blanc :

 

Merci de nous avoir soumis votre candidature. Si vous ne recevez pas de réponse d’ici 30 jours, considérez que vous avez été refusé.

 

Je verrouille mon téléphone et le range dans ma poche, déconcerté. Le Sablier ne voudra pas attendre trente jours. Moi non plus, d’ailleurs. Je me demande si c’est normal de recevoir ce message. Et si les agents du temps recrutaient en utilisant la machine ? En rencontrant, avant qu’ils ne postulent, les candidats qui ne conviennent pas, pour leur refuser l’accès aux tests ? Cela signifierait que j’ai toutes mes chances. Mais suis-je vraiment dans la dernière ligne de temps ? Ou bien mon histoire va-t-elle être réécrite ? Ce doit être cela que le Sablier craint. Que la ligne de temps courante ne soit pas la dernière, que tout ce qu’ils fassent en cet instant soit effacé dans une heure, trois jours, une semaine. Par pur hasard. Parce qu’ils étaient au mauvais endroit au mauvais moment, leur destin empêtré dans celui d’un meurtrier ou d’une victime.

Le trafic est enflammé aujourd’hui. Les bus et leurs virages serrés, les voitures impatientes devant les piétons paresseux, l’embouteillage au loin, au niveau du rond-point… Je me fige soudain, blême. Qu’est-ce que je fais ici ? Mes pas m’ont porté naturellement à l’endroit où… lorsque j’avais dix-huit ans…

Je me retourne pour mieux observer tout le décor. J’évite ce lieu depuis des années, même s’il est sur mon chemin la plupart du temps. Je prenais la peine de le contourner, ça valait le coup.

Il avait dans ma mémoire des couleurs plus fades, et puis du rouge, celle du sang, bien sûr… celle de mon sang, tapissant la chaussée. Je me mets à trembler inconsciemment, empoigne mon bras gauche d’une main tendue.

Il y a une porte, ici, donnant sur un cabinet de médecins sans doute, ou sur des appartements coûteux. Ce jour-là, la porte était maintenue ouverte, tenue par un mécanisme. Le personnel de ménage passait la serpillière dans le hall, l’eau séchait très vite. Quelqu’un… une femme est tombée en y entrant. Elle a trébuché, sa jupe crayon s’est relevée de quelques centimètres. Déjà à l’époque, j’ai souri, espérant en voir plus. Ce n’est pas arrivé. Elle s’est retournée sans me voir, gênée, puis a disparu à l’intérieur.

C’est dingue, j’ai l’impression que c’était la même femme que celle qui nous a empêchés de nous rencontrer, Manon et moi. Son visage ne cesse de se greffer sur celui, flou dans ma mémoire, de la demoiselle à la jupe crayon.

Le passage piéton était toujours au vert. Devant l’immeuble où est entrée la femme gisait un porte-clés au sol en forme de huit noir et blanc, avec de petits symboles argentés en relief à l’intérieur des boucles. Je l’ai ramassé. Il devait lui appartenir mais je n’avais pas le temps d’attendre qu’elle sorte pour le lui rendre, j’avais rendez-vous pour postuler dans l’organisation de mes rêves. Je me suis pressé pour traverser. Au moment où j’ai posé le pied sur les bandes blanches, le feu est passé au rouge mais je me suis tout de même élancé. Je voyais au loin une voiture arriver à bonne vitesse. Je savais que si je continuais d’avancer, elle pourrait me frôler sans me toucher, et surtout sans ralentir, ce à quoi elle ne semblait pas vouloir se résoudre.

Et puis… le porte-clés m’a échappé des mains.

Je me souviens m’être penché. Avoir agrippé le huit en argent puis relevé la tête pour continuer ma progression, tout naturellement. Surprise du conducteur imprudent, son des freins qui pleurent sur le bitume, fumée, choc… J’ai volé comme une poupée désarticulée. Ma jambe a pris le coup de la carrosserie, ma tête celui du sol.

Je décide de traverser avec un groupe de piétons, par sécurité. Le visage de la demoiselle jupe crayon m’aide à me focaliser sur autre chose que sur le drame qui me hante à nouveau malgré moi. Je cherche à l’imaginer alors qu’elle m’intercepte à diverses périodes de ma vie afin d’empêcher ma rencontre avec ma voisine. J’espère que Manon ne m’a pas contaminé l’esprit avec ses croyances, parce que si je suis parti pour penser qu’on a essayé de nous séparer, il va falloir que je comprenne pourquoi et je suis du genre à ne pas lâcher l’affaire. Mais dans l’immédiat, j’ai besoin d’évacuer tout ce stress néfaste.

Et pour ça, rien de tel qu’un bar, mais pas n’importe lequel. Mon bar, celui que j’ai conquis avec force assurance et un chouïa de mépris, où j’ai complimenté et dévisagé, où j’ai fait rougir ou fuir, bref… le bar de mes aventures. Ça va me faire du bien d’y retourner après cette histoire de secte avec Manon, cette conférence du Sablier, ces réminiscences qui ont fait tomber mon moral au plus bas.

Je m’y rends avec un enthousiasme un peu forcé, m’installe au comptoir et commande une première bière. Je m’accoude, parcours la salle du regard. Première gorgée. Fraîche, abreuvant ma gorge sèche. Soupir d’aise.

Les tabourets confortables sont en bois, rembourrés sous les fesses avec un beau cuir rouge bordeaux. Comptoir en pin massif, tableaux abstraits mais très rigolos lorsqu’on a pris un verre de trop, accrochés derrière mon pote de toute une vie de beuverie, monsieur le barman en personne. Un type bien, qui ne manque pas de m’éjecter de son établissement à coups de pompes quand je… commence à trouver ses tableaux rigolos. C’est également mon wingman favori, la botte secrète de Gabin Orsoni, the technique. Robin ne peut s’empêcher de déplorer le fait que je sois toujours célibataire malgré mon succès… mais s’amuse à m’aider lorsque je ne suis arrivé à rien tout seul, juste pour voir jusqu’où je peux aller. Un vrai. Lui, s’il clamse pas avant, il sera à mon enterrement.

Robin se penche vers moi, façon beau gosse. Quelque chose se trame.

— Hey, t’as pas vu le canon à la table du fond ? T’es dans les nuages ?

Je me tourne très légèrement, juste assez. Si je croise son regard, ça doit donner l’impression que c’est du hasard, ou bien volontaire mais presque désintéressé. La fille est penchée au-dessus d’un petit cahier, elle écrit tout en se donnant des airs. Racines blondes, yeux très maquillés, rouge à lèvres flashy. Elle lève la tête vers moi, la bouche ouverte sur son stylo. Je lui souris. Elle aussi, sans me lâcher du regard, d’une façon tout sauf innocente.

Je me détourne un instant, un peu surpris.

— Il est quelle heure ?

— Bientôt vingt heures.

— C’est tôt ! Et j’ai déjà une candidate.

— Je pense que t’auras pas besoin d’aide pour celle-là, juge Robin.

Un client entre à cet instant, accaparant son attention. C’est vrai, pas besoin de lui. Cette fille me dévore des yeux. Ça n’arrive pas tous les jours, mais ça arrive. Mon attitude aide, bien sûr. J’ai l’air du genre de type qui passe sa vie au bar et qui ne cherche pas à s’engager dans l’immédiat. Mais malgré ça, je tombe encore sur des filles qui s’amourachent au premier coup d’œil. Celle-ci n’en fera sans doute pas partie. Et puis, elle est mon type. Je ne vais pas chipoter.

— Robin, ressers la demoiselle du fond pour moi, s’il te plaît.

J’ai parlé fort pour qu’elle m’entende. Le barman m’adresse un grand sourire, le redirige sur la fille qui fait semblant d’être timide, et s’exécute. Il va remplacer son verre vide et lui glisse quelque chose, mon nom sans doute. La voyant très avenante - j’ai déjà eu de mauvaises surprises, je préfère me méfier -, je m’approche d’elle.

— Je peux ?

Elle hoche la tête. Je m’assois en face d’elle et jette des coups d’œil le moins invasif possible sur ses pattes de mouche.

— Tu écris quoi ? m’enquis-je sur un ton chaleureux.

— Des idées pour une nouvelle.

— Une nouvelle ! m’exclamé-je. Wouah. Ça parle de quoi ?

Elle déborde de bonheur, contente que son petit jeu de séduction ait fonctionné. Elle me répond quelque chose que je ne retiendrai pas, me parle de ses personnages et de ce qu’elle a déjà écrit, de ce qu’elle compte écrire. Et moi, je fais le mec impressionné, encore et encore. Et puis je la taquine. Je prends une autre bière, lui demande ce qu’elle veut, elle passe à l’alcool. La soirée défile lentement. Je ne peux pas l’emmener dehors alors qu’il fait encore jour, ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. Les sujets s’enchaînent, je relance des débats pesants, je tiens le coup autant que possible. Je fais le pari de me rapprocher d’elle sur la banquette, je finis par mettre une main dans son dos, sur ses épaules, et puis je la bécote, purement et simplement. Elle est très demandeuse, elle me pousse fort avec sa bouche au point que je dois résister pour ne pas reculer.

Quand mon téléphone vibre, il est vingt-trois heures et je suis plutôt fier d’en être arrivé là. J’ai déjà en tête toutes les formules à ma disposition pour lui proposer de poursuivre tout ça chez elle, avec moins de blabla et plus de…

Bon sang, c’est Manon.

— Désolé, je dois prendre ça. Allô ?

— Salut ! Euh… comment ça va ?

Comment ça, « euh » ? On dirait qu’elle a réinvesti son premier rôle, celui de la femme hésitante qui m’a fait goûter son gâteau au yaourt. Le souvenir de sa main qui, délicatement, glissait une mèche de cheveux derrière son oreille, de sa poitrine généreuse et de ce qui nous a rapprochés plus tard dans la nuit réveille mes sens mieux que ne l’a fait l’apprentie écrivaine.

— Ben, ça va. J’ai été au rendez-vous, je me suis inscrit. Il n’y a rien à dire de plus.

— Okay… tu veux passer ce soir ?

Silence. Sa voix est montée dans les aigus et puis plus rien. Je ne l’entends même pas respirer. Je me demande si elle est en train de me manipuler encore une fois. Je regarde la fille qui attend que je raccroche, je la détaille sans qu’elle ne s’en rende vraiment compte, je compare dans ma tête ce corps à celui de ma voisine de palier. Pfff. Ce que je vais faire m’agace moi-même.

— J’arrive.

Je range mon téléphone et vide le fond de mon verre.

— En fait, faut que j’y aille. Bonne soirée.

Je glisse un billet sous mon dessous de verre et ignore la fille dont les yeux se sont arrondis comme des billes.

— Quoi ? T’es sérieux ?

Deux pièces sur le comptoir au passage, pour Robin.

— Tu me files un coup de main ? lui demandé-je.

La porte se referme derrière moi et ne se rouvre pas. Un éclat de voix féminin m’arrive encore, puis plus rien. Je rentre chez moi en pensant à ma journée. Délicieux curry, Sablier, agents du temps, trente jours d’attente, souvenirs de l’accident. Et cette demoiselle jupe crayon, bien sûr. Comment pourrais-je l’oublier ?

Je pousse la porte de chez moi et y dépose quelques-unes de mes affaires. Portefeuille, veste un peu usée… Je me rends ensuite chez Manon. Je sonne et rentre ; en un instant, je suis à l’intérieur. À croire que je me suis fait avoir. Qu’on est en couple, maintenant. Pourtant, elle ne m’intéresse pas. Pas dans ce sens, du moins.

— Tu as passé une bonne journée ? s'enquit-elle.

— J’ai découvert un resto sympa.

Elle rit. Je crois qu’elle m’a mal compris. Je ne parle pas du Sablier.

— Tu as décidé de ce que tu vas faire ? demande-t-elle.

— Ouais. J’ai postulé chez les agents du temps, mais le processus de recrutement est long. Je pense que je vais y passer demain.

— C’est une… très bonne idée.

Elle m’embrasse. Je crois que ça l’excite, que je sois l’un d’entre eux. Je lui attrape la mâchoire, la forçant à relever la tête. Un sourire étire ses lèvres. Je la repousse jusqu’à son lit, sur lequel elle s’effondre. Je surplombe son corps qui se tortille de désir, un genou après l’autre. La personnalité de cette fille a tant de facettes que même la voir ainsi me rend méfiant.

Mais là tout de suite, je ne vais pas résister. Je n’en ai pas la volonté.

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