Chapitre 3

Par Tizali

Mercredi 12 mars 2064

 

Mes doigts serrent le porte-clés dans ma poche, au point que je sens les inscriptions gravées dessus sur la paume de ma main. Je traverse des passages piétons avec une infinie précaution. Aujourd’hui n’est pas un jour dont je veux me souvenir. Je ne veux pas avoir à encercler cette date sur un calendrier, je ne veux pas avoir à l’utiliser comme repère pour parler de comment ma vie a changé après un accident, je ne veux pas repasser par toutes ces étapes. Aujourd’hui n’est pas le jour où je serai bêtement interrompu sur le chemin du siège social des agents du temps. Par un chien agressif, ou par une crise cardiaque, encore moins par une voiture qui voulait passer au vert sans ralentir alors qu’un innocent piéton n’avait pas fini de traverser. Je veux oublier aujourd’hui comme j’oublierai hier.

J’ai mis du temps à me rentrer cette date dans le crâne. Deux, zéro, zéro, trois. Ça se suit presque. Et puis j’ai fini par retenir, au moment où j’y pensais le moins. Comment ça, tu es tombé dans le coma ? C’était quand ? Le 20 mars. Et de quelle année ? Euh… laisse-moi réfléchir… 2054. Ça se suit encore moins, c’est pénible. Mais j’ai retenu tout de même. L’année de l’obtention de mon bac. Celle où tout ce que je me représentais de mon futur a éclaté en morceaux.

J’ai contourné la « scène de crime », sans m’en rendre compte. Comme tous les jours depuis bientôt dix ans. Je longe les magasins - tant pis si je gêne les gens qui tiennent leur droite - et je me crispe comme un enfant. Et si cette fois, j’y passe ? Et si quelque chose m’a empêché de postuler la première fois ? Et si demain n’existait pas pour moi ? Au moins, je n’aurai pas de date à retenir. Le 12 mars… le jour de ma mort. Un, deux, trois. Quelle ironie.

Un bruit métallique éclate mes tympans. Je fais un bond avant de regarder en direction du marché, où un type monte son stand. Je fais semblant de ne pas avoir eu l’impression que j’allais claquer dans la seconde. Si le porte-clés n’était pas aussi solide, il se serait brisé en deux dans mon poing.

Au coin de la rue, je ne tourne pas. Je stoppe net. De l’autre côté de la double voie bondée de voitures, dernier danger me séparant de ma destination, se dresse un bâtiment impressionnant. Dans le verre de sa structure, le ciel terne se reflète en un océan bleu vif, éclatant. Sa forme est mouvante, incertaine. La disposition des étages à l’intérieur permet d’entrapercevoir comme des ponts plus sombres, des taches de nuance créant un patchwork décoratif pour les inconnus qui n’entreront jamais et qui, comme moi, détaillent impressionnés cet endroit hors du temps. Avant de rencontrer Manon, je n’avais jamais entendu personne dénigrer ce qu’ils font. Leur rôle est exemplaire. Ils nous sauvent. Grâce à eux, nous ne craignons plus la mort. Enfin, sauf peut-être moi… pour une raison que je connais bien, on n’a jamais annulé mon accident. Je n’ai même pas essayé de perdre leur temps avec ça. Je connais les règles.

Je me mêle aux gens sur le point de traverser, puis je fais corps avec eux lorsque la foule s’élance. Pas question que je tombe, pas maintenant. Lorsque mon pied touche le trottoir devant la bulle géante, un soupir s’échappe de ma gorge malgré moi. Je pousse la porte sans attendre.

L’intérieur est moins glamour. Le comptoir est un peu sale. Deux hommes et une femme discutent entre eux, sans me quitter du regard. Mon arrivée ne les laisse pas indifférents. Le coin salle d’attente est absolument vide : les sièges sont alignés parfaitement mais leur style ne convient en rien à l’architecture du reste du site, et les pots de fleur qui encadrent les ascenseurs et les entrées d’escaliers ont connu de meilleurs jours.

À ma gauche, un appareil de bonne hauteur distribue des tickets en bois. Je distingue la pile à l’intérieur, généreuse. Cela me fait sourire. Il n’y a pas un chat et ils ont assez de numéros de place pour une centaine de personnes.

Au moment précis où je prends un ticket, la femme de l’accueil pousse un cri.

— C’est pas la dernière ! Il est pour moi.

— Je parie que tu dis ça à chaque fois, répond l’un de ses collègues.

— Qu’est-ce que t’en sais ?

Je me rapproche du comptoir. Ils sont en train de se battre pour s’occuper de moi. Ils doivent vraiment s’ennuyer.

— Tu sais quoi ? dit la femme. Il faut que je te dise un truc.

Le deuxième homme, noir, cheveux ras, lève les yeux au ciel. Il me regarde avec un grand sourire et m’explique :

— C’est pas facile à comprendre pour vous, mais votre présence signifie qu’on n’est pas dans la dernière ligne de temps. Votre cas va être traité et vous n’aurez donc plus aucune raison d’être ici à cet instant, ce qui fait que cette conversation sera effacée. Vous voyez ?

— Euh… oui, mais…

— Attendez, elle va en profiter pour lui dire ses quatre vérités. Il oubliera de toute façon, ça va être marrant.

— Je serais vous, je…, avertis-je.

— T’es un vrai porc, attaque la femme. Tu souffles toujours tous tes petits bouts de gomme sur ma partie du bureau, tu ronfles pendant le boulot, et puis merde à la fin, t’es pas chez toi !

L’autre la dévisage un peu interloqué, mais ne dit rien.

Je regarde le nom de l’homme qui m’a parlé sur sa chemise.

— Adem, dis-je en m’éclaircissant la gorge. Vous n’avez pas de… consignes pour préserver l’image donnée aux clients ?

— Ils oublient eux aussi qu’ils ont eu recours à nos services, leur passage est effacé du temps, répond-il. Pourquoi, vous n’êtes… pas un client ?

La femme se tourne vers moi, les yeux écarquillés. L’idée que sa crise d’énervement ne soit pas annulée l’a calmée. Je rigole nerveusement.

— Mais… vous avez pris un ticket !

— Ben, oui. Mais je viens pour postuler.

— Encore un qui sait pas lire ! s’exclame-t-elle. Vous avez été sur le site ?

— Oui.

— Vous avez appuyé sur le bouton « Envoyer » ?

— Oui.

— Vous avez vu la phrase qui vous dit d’attendre 30 jours ?

— Oui.

— Eh ben alors ?

— Calmez-vous, madame. Ce n’est pas à moi qu’il faut reprocher… tout ça.

Je fais un geste pour englober les deux collègues dont l’altercation restera dans les mémoires. Puis, parce qu’elle pourrait être mon genre si elle faisait un effort sur sa façon de me parler, je lui souris plus chaleureusement et la détaille d’une manière qui ne laisse pas de place au doute. Elle lève un sourcil et laisse échapper un geste de recul très explicite. Adem, réagissant mal, frappe du poing sur le comptoir.

— Tu colles pas au profil, dit-il.

Un bruit dans le fond de la pièce attire mon attention. Je relève la tête et je la vois, sans transition. Je mets un certain temps à réaliser. Elle arrive par les escaliers, s’avance de quelques pas vers nous, jette un coup d’œil vers les sièges de la salle d’attente, ouvre la bouche.

Et puis elle m’aperçoit, se fige, fait volte-face pour s’en aller.

— Hey ! Attendez !

Ses chaussures à talons sur les premières marches. Un boucan d’enfer. Pas de jupe crayon, mais un pantalon large, à rayures fines, noires et blanches. Taille haute. Magnifique.

— Hey !

Le dénommé Adem me barre le passage mais je le repousse violemment et je m’élance derrière la demoiselle jupe crayon.

— Vous me devez des réponses ! hurlé-je.

Le bruit des talons résonne encore, alors qu’elle s’est arrêtée. Adem m’a empoigné le bras, il n’y va pas de main morte. J’aurai sans doute un bleu.

— Suivez-moi.

Sa voix. Je ne sais pas pourquoi, mais je l’aime bien. Douce, franche. Ferme. C’est idiot : on dirait que je l’idéalise à cause du mystère qu’elle a construit autour d’elle. Mais je n’ai jamais eu de coup de foudre et ce n’est pas aujourd’hui que ça commencera.

Adem me lâche non sans pousser un grognement explicite. Je frotte mon bras tout en rejoignant la femme qui refuse de me regarder et reste devant moi.

— Comment dois-je vous appeler ?

Elle hésite. Manon n’a pas eu droit à une réponse. Je suppose que je suis dans le même cas. Lorsqu’elle se retourne brièvement pour me regarder, je la fixe avec insistance, je souris et je lâche :

— Très bien. Ce sera : demoiselle jupe crayon.

Elle fronce les sourcils. Elle ne comprend pas, bien sûr. Et je n’ai pas l’intention de lui expliquer ce surnom.

— Bouclez-la.

Waouh. Je ne m’attendais pas à ça. D’où sort-elle cette hargne ?

— Passez devant.

Elle s’arrête au premier étage et me désigne la porte ouverte. Je lui obéis, surpris et un peu déconcerté par sa froideur impénétrable. Ça me donne presque envie de tenter de la séduire - pas pour être encore plus lourd, mais pour détendre l’atmosphère. M’est avis que ça ne lui plaira pas.

— La salle à droite.

J’y rentre, contourne la grande table de réunion, prends une chaise au hasard. Je m’y appuie bien en arrière, les mains croisées, comme si j’étais le boss. Un grand sourire sur les lèvres. Je suis chez les agents du temps. Je n’ai pas envie, mais alors pas du tout, de rentrer chez moi. Je suis bien, là.

— Asseyez-vous, demoiselle jupe crayon.

— Iris.

Je lève un sourcil. Incroyable mais vrai, elle s’exécute, sans vraiment donner l’impression de se plier à mes instructions. Elle pose son cahier devant elle, sort un crayon de la poche de son chemisier, toque deux fois le papier avec le bout de la gomme d’un geste nerveux avant de le lâcher. Il roule un peu sur le côté et s’arrête.

Iris me sonde d’un air sérieux. Le regard, surtout. La tenue vestimentaire ensuite. Le placement de mes mains. L’expression assurée sur mon visage. Elle n’est pas impressionnée.

— Je suis venu postuler ici, dis-je.

Elle ne répond pas. Je pense aux trois idiots du rez-de-chaussée qui n’attendent qu’une chose, c’est que des clients se pointent pour pouvoir se jeter des vérités à la figure.

— Mais pas pour l’accueil, précisé-je. Je veux être agent du temps.

D’un coup, j’ai la sensation qu’elle va se mettre à rire et ce serait justifié. Ce que je viens de dire est un peu ridicule. Mais elle ne réagit pas plus que ça.

— Qu’est-ce qui vous motive soudain ?

Pas un sourire, juste un ton monocorde, un certain manque de respect qui transparaît.

— J’ai fait un truc qui vous a pas plu ?

Iris sursaute. Elle se redresse et fronce les sourcils comme tout à l’heure.

— Je vois bien que je vous ennuie, insisté-je. Qu’est-ce qu’il y a ? On se connaît ? J’ai tué des gens ? Vous avez annulé certains de mes crimes ?

Elle détourne le regard, gênée. Ça change de son antipathie évidente. Ça me donne même envie de tenter une avancée sur un autre terrain, mais je ne devrais sans doute pas si je veux ce job. Ou bien… au contraire ?

— C’est pas ça, soupire-t-elle. Répondez à la question. Votre motivation.

Je me penche en avant et je lui souris franchement.

— Je suis désolé si je vous ai oubliée après une nuit un peu arrosée. C’est pas contre vous.

Cette fois, Iris me dévisage avec une vulnérabilité à laquelle je ne m’attendais pas. Surprise, tristesse, peur… quelque chose qui ne correspond pas vraiment à l’ambiance du moment, même si elle souhaite me rejeter. Je ne saisis pas cette bizarrerie.

— Qu’est-ce que vous faites dans la vie, monsieur Orsoni ?

Tout a disparu derrière un masque d’impassibilité. Je repars en arrière et fais comme si je n’avais rien remarqué.

— Vous connaissez mon nom.

— Répondez.

— Pas grand-chose. Je prends ce qui vient.

Elle baisse le regard sur son cahier. Elle est dérangée par ces mots.

— Est-ce que vous êtes… orphelin ?

— Oui.

Sa main s’agite sur sa feuille. Le crayon y court, vif. Un léger sourire vient d’étirer le coin droit de sa bouche. Ou bien c’est mon imagination qui me joue des tours…

— Est-ce que vous êtes apte ?

Elle ne me regarde pas en disant cela, prête à écrire sur son cahier, comme pour une routine.

— J’ai eu un accident qui a endommagé mon genou. Le médecin peut…

La surprise s’affiche sur son visage.

— Je ne comprends pas, dit-elle. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Eh bien, il y a dix ans bientôt, je me suis fait renverser par une voiture…

Il y a une limite à l’étonnement qu’on peut afficher après une révélation comme celle-là. Mais elle la dépasse allègrement.

— Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’annulation ?

— J’étais dans le coma.

— Et alors ?

— Ben…

J’allais dire une bêtise : que mes parents, qui vivent à l’étranger et sont restés injoignables très longtemps, n’ont pu être contactés qu’à mon réveil. Mais j’oubliais que je n’ai pas de parents.

— Je suis orphelin, dis-je bêtement.

Iris lève les yeux au ciel.

— Pourquoi n’a-t-on pas procédé à l’annulation ?

— Mais j’en sais rien, moi. Je me suis réveillé au bout d’une semaine. Et vous savez très bien ce que ça signifie.

Une semaine, c’est la limite acceptée pour l’annulation d’un meurtre. Un accident de ce type, dont les séquelles ne sont pas si impactantes, c’est trois jours. Au-delà, autant ne même pas contacter les agents du temps. Ils ne font jamais d’exception à la règle.

— Vous auriez pu venir nous voir quand même.

— On me l’aurait refusé et on aurait eu raison.

Elle semble apprécier cette réflexion et note quelques phrases sur son cahier.

— À quel point est-ce handicapant ?

— Douleur chronique, surtout quand il pleut. Ça revient quand je marche un peu longtemps, ça persiste quand je cours… c’est très douloureux quand je saute, mais ça m’arrive peu. Enfin…

J’ai pensé à un truc pas très correct. Iris le voit dans mes yeux et semble redescendre sur Terre.

— Ça va pas être possible, dit-elle sur un ton agacé. Je ne vais pas vous faire passer les tests, ce n’est même pas la peine.

Elle se lève brusquement et range son crayon. Je l’imite, surpris et déçu.

— Attendez ! J’ai pas dit que j’allais m’en plaindre !

— Je crois que vous ne réalisez pas ce que ça signifie. Dans ce boulot, on a besoin de toutes nos capacités physiques. Les gens sont des imbéciles. Ils commettent des crimes et c’est à nous, derrière, de les convaincre que leur moi du futur est venu nous demander de l’aide parce qu’ils n’ont pas su contrôler leur « passion ». Et puis il y a les autres. Les vrais psychopathes. Et tout ce petit monde, souvent, devinez quoi ? Ça se met à courir à la vue des agents du temps, parce qu’ils craignent d’avoir atteint leur quota de meurtres et de finir coffrés pour préméditation avérée. Et ils ont de meilleurs genoux que vous.

— Ça dépend.

— Croyez bien qu’on ne va pas faire le tri juste parce qu’on a commis l’erreur de vous embaucher.

— Vous êtes directe.

— Désolée, mais il faut accepter la vérité. Notre boulot… n’est pas pour vous.

— Vous avez hésité.

Elle a l’air profondément triste. Est-elle toujours aussi investie dans la cause de parfaits inconnus ?

— Je vous raccompagne.

Elle ouvre la porte et pousse un cri, un tout petit cri aigu. J’ai envie de rire, mais je me retiens. Elle s’est cognée dans un bonhomme imposant, au visage rougeaud. Cheveux blancs très courts, rides prononcées, yeux clairs qui se posent immédiatement sur moi.

— Davenport ! Tu ne nous as pas présentés.

— Il ne correspond pas au profil, monsieur Goff.

— Vraiment ? Bonjour. Vous êtes ?

— Gabin Orsoni, Monsieur.

Il attrape ma main sans vraiment me laisser le temps de la tendre. Me la serre un grand coup… puis plus fort encore. Lui ! C’est lui, le boss du Sablier. Je l’imite tout de suite, pour qu’il comprenne. Ses yeux pétillent d’intérêt.

— Mais il a l’air très bien, ce jeune homme ! Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Il a un handicap à la jambe, Monsieur.

— Eh bien ? Ça vous empêche de vous déplacer ?

— Euh… non. Pas du tout. C’est juste que...

— Bon ! Dans ce cas, on va vous inscrire. Davenport, dites à Jensen qu’il a un candidat pour une session de tests au plus tôt. Demain, c’est possible ?

Iris ne dit plus un mot. Elle se contente de hocher la tête, me jette un regard intrigué avant de quitter la pièce.

— Veuillez l'excuser, plaisante-t-il, elle a oublié les bonnes manières. Je suis Tristan Goff, le patron de l'agence française.

— Enchanté.

— C'est moi, c'est moi. J'attendais que quelqu'un vienne les poser sur la table depuis très longtemps, si vous voyez ce que je veux dire. Il semble que ce moment est enfin arrivé.

Il me regarde d'un air entendu. Je ne m’embarrasse pas d’un sourire pour le remercier de ce… compliment. On ne m’achète pas comme ça. Pour éviter qu’un silence désagréable s’installe, je fais tout de même l’effort de converser avec lui.

— Si vous êtes également le patron du Sablier, dis-je sur un ton discret, pourquoi avez-vous besoin d'agents dans le coup ? Vous avez assez de pouvoir pour…

Je m'arrête avant de le flatter pour de bon, mais c'est trop tard : il cligne des yeux avec une lenteur suprême, très fièrement, et il répond :

— J'ai en effet accès à de nombreux dossiers intéressants, et j'en fais grandement bénéficier le Sablier. Mais un agent, lui, peut emprunter la machine, travaille en profondeur sur nos affaires et, surtout, se souvient de toutes les lignes de temps qu’il a lui-même modifiées. C'est un atout inestimable.

L’idée que ces forces de la nature que j’ai toujours admirées soient sous les ordres de cet homme me paraît étonnamment difficile à tolérer.

Pourtant, je suis maintenant de ce bord-là. Je devrais commencer à m’habituer au fait que je suis le méchant de l’histoire.

 

*

 

Manon se sert un thé. Je l'accompagnerais bien avec un café, mais je ne vais pas dormir. Même sans le café, d'ailleurs…

— Alors, raconte-moi tout.

J'entends presque Robin prononcer ces mots, comme souvent ; les avant-bras à plat sur le comptoir, oubliant les clients autour de lui, allant parfois jusqu'à laisser s'exprimer une féminité bien cachée, pour rigoler. Il me demanderait pourquoi j'ai planté là l'écrivaillonne, pourquoi je ne suis pas revenu pour finir la soirée, ce que je fiche exactement avec la voisine et si je me rends compte que je me laisse conquérir, pour la première fois. Il se réjouirait, et je lui dirais qu'il a tort. Indépendamment du sexe, qui franchement n'est pas mauvais, j'ai une sensation désagréable quand je suis en présence de Manon. Je ne sais pas si c'est lié au fait qu'elle voit un autre intérêt à notre relation que celui de la pure romance. Ou bien autre chose… de plus instinctif. Je ne me sens pas en sécurité avec elle, et ce n'est pas peu dire. Je suis le genre de type qui aime prendre des risques. Qui n'a jamais peur d'une relation, ni des femmes en général… Qui va au-devant du danger sans la moindre once d'inquiétude. Je ne me suis jamais senti en insécurité. C'est une première.

— Gabin ? Tu as pu décrocher un rendez-vous ?

— Je passe les tests demain.

— Oh ! Bien.

Elle a l'air un peu déçue de mon inattention. Ses mains soulèvent le gâteau, elle me fait mordre la pointe d'une part fine.

— Il faut le finir aujourd'hui, il ne sera plus bon. Et pour l'examen d'entrée, ne stresse pas. Tout va bien se passer.

Je sens l'énervement poindre, mais je le retiens. Pas la peine de le gaspiller pour elle. Dans une autre vie, je lui aurais dit que non, tout ne va pas bien se passer. Que je vais être jugé selon mes aptitudes, que seuls les critères de sélection décideront de ce que je deviens. Et que, surtout… quelle que soit leur réponse, je l'aurai méritée.

Elle se lèche les doigts un à un avec sensualité avant de s'asseoir à califourchon sur mes cuisses. Trois jours d'affilée… c'est l'esprit qui ne suit pas, mais elle prend si bien la chose en main que je me laisse faire. J'ai l'impression de me voir de l'extérieur, en train de me faire baiser par Manon. On dirait moi, avec n'importe quelle fille.

Un peu las, je la repousse sans force. Elle ignore les signaux et continue. Sa langue dans mon oreille. Qui court le long de ma joue. En me voyant grimacer, elle s'arrête et déboucle carrément ma ceinture avec une adresse déconcertante.

Bon… okay. Demain, si je n'ai pas envie, je lui dirai non.

 

 

Manon - 14 janvier 2060

 

Depuis la mort de Papa en fin d’année, je ne suis pas sortie de chez moi sauf pour faire des courses. Il est temps que ça change. Je n’en peux plus de me morfondre et de me faire des films. Pas que je croie être paranoïaque. Non, je suis convaincue d’avoir raison. Mais je ne peux rien prouver dans ces conditions. Je dois sortir, quitte à tomber sur ces abominations de la nature. Les agents du temps.

En l’occurrence, sortir, ce soir, c’est me faire un bar bien mérité. Je prends mon temps pour m’y rendre, savourant la fraîcheur des rues que la lune surveille déjà discrètement depuis ses nuages effilochés. Mon esprit retourne malgré moi vers le tourbillon de pensées qui me hantait ces derniers mois. De tous ces scénarios que j’ai démontés et remontés dans tous les sens, je n’ai rien tiré d’autre que ma vieille théorie, celle que je ne peux raconter à personne sous peine de passer pour une sociopathe.

Si moi, je rencontrais un agent du temps… Si je le soupçonnais d’en être un, si je parvenais à le prouver d’une manière ou d’une autre, et si je voulais lui extirper des informations sur les complots que fomente son organisation…

Je me suis fourni quelques produits dans des endroits peu recommandables où personne ne vous pose de questions. Tant mieux pour eux, parce qu’il ne veulent pas savoir ce que je prévois d’en faire.

Si jamais je tombe sur un agent du temps avéré, je l’attire chez moi et je le drogue. Ensuite, je l’interroge. Je m’autorise quelques dérives. Le but : offrir au Sablier une longueur d’avance et nous permettre d’agir enfin, au lieu de rester dans l’ombre à attendre une occasion qu’aucun de nos membres n’a l’intelligence de guetter. Selon ce que j’apprends, je prévois ensuite de faire disparaître le corps suffisamment longtemps pour qu’aucun de ses collègues n’ait l’autorisation de réécrire l’histoire et ne me fasse oublier les précieuses informations que j’ai récoltées à la sueur de mon front. Dans le cas regrettable où je n’aurais rien appris, voire que j’aurais fait erreur sur la personne, j’irais me dénoncer auprès des agents du temps afin qu’ils annulent mon crime. Ce scénario serait un supplice pour moi, mais nécessaire. Je suis prête à me sacrifier pour notre cause, mais à me sacrifier utilement. De toute façon, il est peu probable que je me trompe. Je n’agirai pas sans un minimum de preuves. Des mots entendus dans un lieu public, un de leurs fameux porte-clés aperçu par hasard… quelque chose de concret.

Je pousse les portes du bar, me faufile entre les serveurs et descends les escaliers pour aller au sous-sol, d’où me parviennent une musique forte et des lumières multicolores. Il y a du monde. C’est parfait pour moi, je veux juste me fondre dans la foule. Ne pas me faire remarquer, qu’on me fiche la paix.

J’avance en dansant déjà légèrement sur le rythme prenant de la chanson. Au comptoir, je m’apprête à commander quand j’aperçois Gabin de l’autre côté de la pièce. Il a les yeux fermés, le visage vers le plafond, un sourire au coin des lèvres. Il danse discrètement, mais bien. Ses mouvements sont légers, emprunts de charisme. Une jeune femme regarde dans sa direction, timidement, et chuchote à l’oreille de son amie.

Je les imagine mortes. Elles n’existent pas. Moi, si. Je pourrais traverser cette pièce et leur passer devant. Il me connaît, contrairement à elles. Je serais forcément prioritaire.

— Vous prendrez quelque chose ? demande le barman d’un air blasé.

— Euh, non, pas tout de suite. Merci.

Il hausse les épaules et je m’éloigne, mais je m’arrête rapidement. Je suis nulle en relations sociales. Je n’ai pas la moindre idée de comment l’aborder. J’aurais préféré que ce soit lui qui fasse le premier pas, mais ces filles vont tenter leur chance d’un instant à l’autre.

Soudain, j’entends derrière moi, presque recouverte par la musique, une voix qui me dit quelque chose.

— Blonde, pas très grande, cheveux ondulés. Vous l’avez vue ?

— Je sais pas, répond le barman, il y en a une qui vient de passer par là.

Instinctivement, je me glisse derrière un groupe de danseurs et j’essaie de voir qui a parlé.

Elle est là, le bras posé sur le comptoir, les doigts repliés grattant nerveusement la paume de sa main. Cheveux brun roux. Air de chien battu. Elle cherche quelqu’un qui correspond à ma description, mais je reste calme. Ce n’est peut-être pas moi qu’elle veut. Elle avance avec hésitation sur la piste, s’approchant dangereusement de moi.

Elle aperçoit Gabin. Son corps se fige, elle a même un mouvement de recul. Il ne la remarque pas, occupé à danser et à glisser des œillades aux filles non loin de lui. Voulant l’éviter, elle pivote et nos regards se croisent.

Sans réfléchir, je fais volte-face et je fuis vers la sortie. Je me retourne par intermittence, mais je ne suis certaine de rien. Est-ce que c’est bien moi qu’elle scrute au milieu de la foule ? Je photographie mentalement une dernière scène alors que j’arrive aux escaliers et sors du bar à la va-vite. Elle tournait complètement le dos à Gabin et remerciait le barman comme si elle partait, elle aussi.

Ça ne va pas du tout. Si elle en a après moi, je ne peux pas mettre mon plan à exécution. Il faut que je tombe sur un agent avec l’avantage de la surprise. Aujourd’hui, aussi forte que puisse être mon envie de la torturer pour lui extirper toutes les cachotteries de son agence, je dois me retirer et méditer sur ce qui vient de se passer.

Pour ne pas qu’elle me rattrape, je me mets à courir dans la rue et rentre chez moi. Mon carnet m’attend, avec l’histoire de ma rencontre avec cette femme mystérieuse. Dès que je mets la main sur mon stylo, j’écris le chapitre suivant de ce thriller qui finira dans le sang. 14 janvier 2060 : la pleurnicheuse est de retour. Mêmes cheveux. Même nervosité. Même objectif : me parler pour effacer de l’histoire une chose vouée à y être écrite.

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