Il se dégage des draps une odeur âcre et désagréable qui lui rappelle celle des vieilles choses oubliées au fin fond des placards. Il a mal, son corps gémit, ses mouvements sont entravés par le tissu trop lourd qui l'emprisonne, comme une sorte de camisole improvisée. Son esprit est embrumé. Il a peur de mourir, ou d'être déjà mort. Il ne sait plus très bien. Ses souvenirs s'emmêlent et il se perd dans les méandres de sa propre mémoire. Au dehors, le brouhaha continu et rassurant de l'hôpital a laissé la place à un silence oppressant, au milieu duquel surgissent d'étranges bruits, des sons effrayants que Victor n'a jamais entendu auparavant. On dirait des cris déchirants. Sa conscience affaiblie lutte pour reprendre pied et se soustraire à cette folie qui le gagne lentement. Tout semble si confus. Et puis, il y a ces yeux effrayants qui pèsent sur lui dans l'ombre, comme deux points qui déchirent le voile de la nuit.
Que cherchent-ils? Viennent-ils pour lui ? Vont-ils l'attaquer dans son sommeil ? Ou se contentent-ils de guetter le moment propice?
Victor voudrait appeler à l'aide, crier pour les faire fuir, mais aucun son ne sort de sa bouche. Il a perdu sa voix. Il n'est plus qu'une enveloppe de chair vide. Il voudrait se réveiller, s'extirper du sommeil pour leur faire face, mais il replonge aussitôt dans l'inconscience.
Quand enfin il ouvre un oeil, le jour est déjà levé. Les premiers rayons du soleil pénètrent dans la pièce à travers la fente des rideaux disjoints. Ses yeux peinent à faire la mise au point, sa mémoire aussi. Ces rétines sont devenues lentes, comme son esprit. Mais peut-il réellement espérer y échapper ? Il faut bien se faire à l'évidence, il a atteint le bout de la route. Cet endroit n'est qu'une antichambre. Pas besoin de s'attacher.
Non, décidément ce n'est pas dans ses habitudes de se défiler, il prend une profonde inspiration ouvre bien grands les yeux, près à affronter son destin face à face, comme un homme.
Il commence par balayer la pièce du regard, pour découvrir son nouvel environnement. Mais le manque de lumière l'empêche de distinguer autre chose que des ombres, des silhouettes aux formes étranges. Soudain il les aperçoit, à quelques pas du lit, l'observant toujours dans la pénombre.
- Qui est là ? Répondez donc !
Personne ne répond, il n'y a rien d'autre que ces yeux imperturbables, deux émeraudes taillées dans le vif.
Il tente alors péniblement de se relever pour retrouver un semblant de dignité. Mais à chacun de se mouvements, il s'enfonce davantage dans la couche moelleuse, comme si le lit essayait de l'engloutir. Matelas, oreillers, draps et couverture se liguent contre lui pour retenir son corps entre leurs griffes. Il se débat pour garder la tête haute, il enrage, en vain. On dirait que le combat est perdu d'avance, il ne fait pas le poids. C'est alors qu'un rayon de soleil plus plus téméraire que les autres s'infiltre dans la pièce sombre et Victor y voit enfin plus clair. Il peut enfin apercevoir le visage aux yeux verts, emprisonné dans la toile immense accrochée sur le mur qui fait face au lit. Une femme au regard envoûtant, presque hypnotique, vêtue d'une robe d'un autre âge. Elle capte toute la faible lumière et le reste de la pièce demeure plongé dans l'obscurité.
Il voudrait bien approcher d'un peu plus près, pour mieux la voir. Alors, dans un effort désespéré pour s'extraire de cet océan de plumes et regagner la terre ferme, il saisit de ses doigts noueux le montant du lit, solide pilier de bois sculpté et s'y accroche de toutes ses forces. Il n'ose plus la regarder mais il est certain que les yeux de la jeune femme sont toujours posés sur lui, suivant du regard sa lente progression. Pourtant, grâce à ce soutien imaginaire, il parvient à se hisser de quelques centimètres le long du montant de bois, dégage son torse de sa prison douillette, puis libère ses jambes des lourdes couvertures qui entravaient leurs mouvements. Il ne reste plus qu'à les laisser glisser pour qu'elles atteignent enfin le sol. C'est moins haut qu'il n'y parait. Un tapis moelleux l'accueille. Après une courte pause, il se met debout. Ça craque un peu, ses articulations font de la résistance, mais finissent par lui obéir et il se déplie lentement, victorieux. Il se dirige d'abord vers la grande fenêtre et ouvre les rideaux pour faire entrer davantage de lumière. Il en profite pour poser son regard quelques instants sur le jardin qu'il n'avait vu que de nuit. Conformément à sa première impression, tout semble avoir été laissé à l'abandon depuis bien longtemps. Il aperçoit tout de même quelques vestiges qui ressemblent à d'anciennes allées ou des parterres de fleurs et , au loin, une tâche rouge qui attire son regard. On dirait un vieux kiosque en bois, comme on en trouvait dans le temps dans le parc de certains châteaux. Il n'a pas oublier la femme aux yeux d'émeraude, il prend juste son temps, retarde la confrontation. Puis n'y tenant plus, il se tourne lentement vers celle qui le contemple toujours immobile, le dominant du regard. La peinture est d'un réalisme déroutant. C'est fascinant. Victor est subjugué. Il a presque envie de cela toucher pour s'assurer qu'elle n'est pas réelle, que le grain de sa peau, la délicatesse de ses boucles, la finesse des dentelles de sa robe ne sont faits que de pigments et de peinture. Il aperçoit en arrière plan le fameux kiosque rouge, paradant fièrement au milieu d'une pelouse parfaitement entretenue, témoins d'un autre temps, d'une époque révolue.
Soudain des coups frappés contre la porte de la chambre le ramènent à la réalité.
- Monsieur Victor, vous êtes réveillé ?
- Oui.
- Bien dormi ?
Il se contente de ronchonner. L'autre n'accorde guère d'importance à cette mauvaise humeur désormais habituelle.
- Je pars faire des courses en ville, vous trouverez tout ce qu'il faut pour votre petit-déjeuner dans la cuisine, au bout du couloir. Vous pourrez vous débrouiller tout seul? Il ne lui laisse pas le temps de répondre. Je reviens dans une heure.
C'est ça, bon vent !
Victor réalise qu'il meurt de faim. Il faut dire qu'il n'a rien mangé depuis hier, têtu comme il est, il a refusé d'avaler tout ce que l'autre lui proposait.
Il patiente encore quelque instants, l'oreille tendue. Il entend le bruit des pas sur le carrelage, la porte d'entrée qui claque, puis, les pneus qui crissent sur les graviers. Le voilà enfin seul. Il peut quitter cette chambre et partir explorer tranquillement le reste de la maison. Ce n'est pas une vieille bicoque délabrée qui va l'impressionner. Il avance le long du couloir appuyé sur sa canne. Il n'a même pas pris le temps de rajuster son pyjama usé ou de jeter un oeil sur l'état pitoyable de sa tignasse clairsemée. Peu importe.
Une odeur agréable de café chaud le guide à travers la maison inconnue. Il ne prête pas attention au décor qui l'entoure, bien trop pressé de sustenter son estomac affamé. Toutes ces émotions lui ont creusé l'appétit. Il n'a rien mangé depuis hier midi, refusant catégoriquement de se rabaisser à demander à l'autre de s'arrêter pour dîner. De toute façon, ils auraient eu l'air de quoi en tête à tête sur une air d'autoroute...
La porte de la cuisine est grande ouverte. Il aperçoit la cafetière fumante et les petits pains chauds disposés dans une corbeille sur la table. Il y a aussi des fruits, de la confiture et des yaourts. Un vrai festin ! Victor s'installe et dévore tout ce qui lui tombe sous la main sans se poser de questions sur la provenance de toute cette nourriture. Il y a bien longtemps qu'il n'avait pas mangé autre chose que les plats infâmes servis à l'hôpital. Des choses insipides qui ne servaient qu'à le maintenir en vie. Ici même le café est bon. Une fois repu, il lève enfin la tête et prend le temps d'observer le vieux fourneau en fonte qui trône contre le mur, avec sa batterie de casseroles en cuivre suspendue au-dessus. Un peu plus loin, il y a aussi une ribambelle de petits pots à épices en faïence disposés en ordre décroissant. La grande table, devant laquelle Victor s'est assis, occupe presque tout l'espace central, ses doigts caressent machinalement l'épais plateau de chêne, les marques qui y sont gravées semblent raconter une histoire, celles de toutes les mains qui se sont succédées à cet endroit. Là c'est une casserole trop chaude qui a bruni le bois, là c'est une lame qui a dérapé, laissant son empreinte, ici on devine encore une tâche de vin qui s'est doucement imprégnée dans les rainures.
Il quitte la table des yeux pour poser son regard sur le sol dont les motifs géométriques l'hypnotisent. Les carreaux de ciment dessinent des losanges bicolores réguliers.
Victor se sent bien, détendu, les hurlements inquiétants de la nuit ont cessé. Il n'y a plus que le silence apaisant. Son corps est légèrement engourdi par le mauvais de sommeil, les courbatures et la douce odeur du café. Il n'a pas la moindre envie de bouger.
Une cloche retentit dans le lointain sans qu'il y prête vraiment attention, comme si cela faisait partie du décor.
Mais le tintement de plus en plus pressant le tire de sa rêverie et l'incite à se lever en bougonnant.
- Qu'est ce c'est que ça encore, on ne peut pas être deux minutes tranquille par ici ?
Surement l'autre crétin qui a oublié la clef...
Victor prend son temps. Il ne va tout de même pas se casser une jambe pour lui éviter d'attendre quelques minutes de plus.
Comme les jeunes peuvent se montrer impatients de nos jours !
La cloche tinte de plus belle alors qu'il se trouve juste derrière la porte, de sorte que le bruit lui souffle dans les tympans.
- J'arrive, j'arrive ! C'est bon. Pas la peine de s'exciter comme ça !
Il ouvre la porte d'un geste brusque et agacé, puis fait ostensiblement demi tour pour regagner sa chambre, sans prendre la peine d'adresser un seul regard à l'autre.
Il n'espère tout de même pas que je vais l'aider à porter les courses ! Il ne manquerait plus que ça !
- Bonjour.
La petite voix inconnue le surprend, alors qu'il a déjà presque tourné le dos à la porte.
- Excusez-moi de vous déranger...
Il jette un bref coup d'oeil à sa visiteuse et il est immédiatement frappé d'un violent coup dans la poitrine qui le met KO. Ses pensées se bousculent, confuses. Il sent seulement que l'heure de sa fin approche. Il savait que ça arriverait, mais il n'imaginait pas que ça se passerait de cette manière. Il aurait préféré que la chose se fasse dans son sommeil, tranquillement, sans qu'il s'en aperçoive. Dans un sursaut d'énergie il se dit qu'il n'abandonnera pas la partie sans avoir lutté jusqu'au bout, et dans une ultime bravade il referme violemment la porte au nez de cette visiteuse importune, avant de s'écrouler sur le sol inconscient.
Il n'entend pas les coups martelés de l'autre côtés de la porte.
J'aime bien la suite ! :) On continue à avancer dans l'histoire, c'est joliment tourné...
une petite coquille : "Le pain est frais, son corps est légèrement engourdi par le mauvais de sommeil et les courbatures." le "de" est en trop ou alors tu parlais du manque de sommeil ?
belle journée et bonne écriture pour la suite :) je reste en veille.
MLdlG
Je suis très touchée que tu continues à lire mon histoire et encore plus qu'elle te plaise!
Merci pour la coquille, je me suis un peu embrouillée on dirait...
bonne journée à toi et à bientôt
Apo