Puisque j’étais arrivé en retard au cours du professeur Bloodworth, le sort me réserva une contrariété des plus cruelles : je n’eus guère le loisir de choisir ma place. L’amphithéâtre opératoire, vaste et circulaire, exhalait une odeur de chair froide et de formol ; il était déjà bondé, envahi par une foule d’étudiants avides de science. Les gradins étaient chargés de silhouettes aux visages pâles.
Et pourtant, le destin, perfide, me désigna une unique place vacante : à la droite même de l’étudiant sénior que j’avais croisé le jour de mon arrivée. Je ne l’avais point revu depuis lors. Que faisait-il donc ici, parmi les novices ? La réponse s’imposa bientôt à mon esprit : ce paon arrogant avait dû redoubler sa première année. Une satisfaction secrète, presque vicieuse, s’empara de moi, et je pris place à ses côtés.
Lorsqu’il me reconnut, un sifflement méprisant passa entre ses dents. Mais il se contint, car sir Bloodworth venait d’apparaître. Le maître, figure cadavérique à la barbe effilée, leva son scalpel et commença la découpe.
Deux heures s’écoulèrent ainsi, dans une fascination fiévreuse. J’étais happé par chaque geste, chaque mot, chaque craquement d’os et chaque filet de sang séché. Le reste du monde s’évanouissait, et l’élève odieux à ma gauche n’était plus qu’une ombre.
Lorsque enfin la séance prit fin, je rassemblai mes notes d’une main encore tremblante et me levai. Mais une poigne brutale se referma soudain sur mon bras. Je me retournai, et reconnus aussitôt le regard clair et glacé de l’étudiant sénior.
— Attends, dit-il simplement. Je viens avec toi.
Un instinct me commandait de fuir, mais je me contraignis à rester digne : si cet homme était aussi influent que je le soupçonnais, mieux valait ne point s’en faire un ennemi. Il rangea ses affaires d’un geste nonchalant, puis me suivit dans les longs couloirs, dont les vitres ruisselantes diffusaient la pâleur de la pluie.
— Quel est ton prochain cours ? demanda-t-il d’une voix mielleuse.
Il avait plaqué sur son visage un sourire gracieux, une expression trop parfaite pour être sincère.
— Biologie, avec sir Spine, répondis-je d’un ton sec.
— Parfait, moi aussi ! dit-il avec vivacité. Au fait, je me dois de m’excuser pour mes manières… disons, exécrables, l’autre jour. De mauvaises nouvelles m’avaient assombri l’esprit. Je t’ai traité avec froideur, et je le regrette.
Je le fixai un instant, incertain de la véracité de ses paroles. Mais je répondis, d’un ton prudent :
— Je vous pardonne.
Son sourire s’élargit, éclatant, presque trop lumineux pour ces couloirs assombris.
— Allons, tu peux bien me tutoyer, Ashwood. Après tout, nous sommes presque du même âge. Quel âge as-tu donc ?
— Dix-neuf ans.
— Ah ! Un an de moins que moi, seulement, s’exclama-t-il, feignant la découverte d’une affinité soudaine.
Je me mordis la langue pour ne pas l’interroger sur son supposé redoublement.
— Et comment dois-je t’appeler ? osai-je demander.
Il s’arrêta net, un éclat étrange brillant dans son regard. Puis il tendit la main, d’un geste théâtral :
— Je me nomme Nathaniel Le Duc. Enchanté, Ashwood.
Je serrai sa main, à contrecœur, sentant la fermeté glaciale de sa poigne.
— Enchanté, répondis-je du bout des lèvres.
Son sourire revint, plus fin, presque carnassier.
— Dis-moi, Ashwood… As-tu des projets ce soir ? Quelques amis et moi nous réunissons dans ma chambre pour une séance d’étude. Tu devrais nous rejoindre. Ce serait l’occasion de rencontrer du beau monde.
Un frisson me parcourut, comme si une toile invisible cherchait déjà à m’enserrer. Mais je pensai à mes parents, à leur fierté, et au poids de leur attente. Refuser cette invitation eût semblé folie. Et puis, que pouvait-il m’arriver en acceptant ? Je pourrai toujours prétexter la fatigue pour m’éclipser plus tôt.
— J’en serais honoré, mentis-je avec un hochement de tête.
— Parfait, murmura-t-il.
Et son sourire s’étira davantage.