Lorsqu’il sort de l’échoppe paternelle si traditionnelle de Bordeaux avec ses murs en pierre blanche et son faux-semblant de plain-pied, Eugène passe un premier appel à sa sœur Sophie.
Elle ne décroche pas.
Alors, plutôt qu’un message vocal dont il a horreur, il se dépêche de lui écrire :
« Rappelle-moi, c’est urgent. »
Tandis qu’il traverse le centre-ville d’un pas pressé, il consulte sans cesse son téléphone pour constater que sa sœur n’a toujours pas répondu. Et cela, Eugène le trouve suspect.
Sophie est toujours pendue à son téléphone. Et si elle avait compris dans son ton insistant qu’elle avait été prise la main dans le sac ?
Sophie est à Rome, se répète-t-il pour ne pas sombrer dans la paranoïa. Elle est en week-end avec sa petite-amie Clara. Aussi difficile à croire que cela puisse être, elle a le droit de ne pas répondre à la commande.
Pourtant, le frère continue de la rappeler. Sans succès. Il a les yeux rivés sur son téléphone et ne porte pas le moindre égard aux trésors architecturaux de la ville avec sa cathédrale gothique et son palais Rohan. Il se repère dans les rues sans même regarder où il va, alternant la vue de ses pieds et de l’écran de son téléphone, les ruminations et les expirations furieuses. Il ne relève la tête qu’une fois arrivé dans la rue Vital Carles où trône la devanture bleue de chez Mollat, la grande librairie bordelaise. Là, il fait le tour de la vitrine, le souffle coupé, jusqu’à constater que Club n’y est pas. Alors, il respire de nouveau : dans son malheur, le livre ne bénéficie pas d’une telle publicité.
Pour la première fois, Eugène rechigne à rentrer dans une librairie. Une fois dedans, il devra se confronter à la réalité du rayon. Tenir entre ses mains un exemplaire de Club disponible à la vente. Toucher du doigt un rêve, avant de plonger la tête la première dans un cauchemar éveillé. L’un de ses manuscrits inachevés a été publié, mais aussi important que puisse être un auteur dans la chaîne du livre, Eugène n’en a pas été crédité. Pire, il vient de l’apprendre chez son père, à l’occasion du retour de lecture de celui qui a trouvé Club décevant. À y réfléchir de plus près, dès le titre, tout est annoncé : Le Club des duellistes a été amputé de plus de moitié : ainsi en est-il de la vérité sur son auteur.
Même si Eugène a le livre dans son sac, il ne peut pas croire que celui-ci soit entouré d’autres ouvrages dans un rayon, encore moins vendu à d’autres lecteurs. Il a beau avoir Internet, il doit le voir de ses propres yeux. Prendre cette claque dans cette librairie sanctuaire. Chez Mollat. Alors, d’un pas décidé, il s’approche de la porte qui grince sur son passage.
D’habitude, il préfère se laisser porter par une couverture attirante, un résumé aguichant et, si les premières lignes sont concluantes, empiler les ouvrages sous son bras. Même au moment de passer en caisse, il peut se laisser séduire par la recommandation d’un libraire ou s’arrêter devant une nouvelle section qui lui ôte toute notion du raisonnable. Peu lui importe que les étagères de sa bibliothèque croulent sous les livres encore non lus : il y en aura toujours à acheter. Cette fois, pourtant, Eugène n’a pas la patience pour cette curiosité. D’un œil affûté, il déambule de rayon en rayon. Ne s’arrête que pour mieux s’assurer qu’il peut passer à la section suivante. La couverture, il la connaît : un plan grisé aux allures cubiques. Quatre lettres en relief au centre, où convergent plusieurs chemins. Club, d’un soi-disant Zuka.
La librairie ne lui facilite pas la tâche. Pour lutter contre le statique, Mollat se réinvente à chacune de ses visites, si bien qu’Eugène ne sait même pas où se rendre pour chercher ce livre qu’il a pourtant déjà dans son sac. Et même s’il veut croire qu’il pourra trouver lui-même, le labyrinthe des salles bondées vient à bout du peu de patience qu’il lui reste. Il finit par capituler. Repérer une libraire qui pourrait le renseigner. La suivre jusqu’à son comptoir, pour remarquer qu’elle doit s’occuper de deux autres personnes avant lui. Assister à une commande. Eugène voudrait la secouer, cette cliente qui hésite entre le grand format et le poche. Au lieu de cela, il se ronge les ongles.
« Vous avez une photo des deux ? demande la cliente d’une voix aigüe.
— Seulement la fiche technique, Madame.
— Je vois… »
Elle n’a toujours pas décidé… Alors, Eugène esquisse un pas hors de la queue, le regard alerte aux rayons alentour. Sur la pointe des pieds, il se dresse pour observer une étagère, tout près, qu’il n’a pas encore vérifiée. Mais à peine s’éloigne-t-il qu’un jeune homme se rapproche dangereusement de la file.
D’un bond, Eugène reprend sa place.
« Je vais y réfléchir, je reviendrai pour passer commande » finit par lâcher la cliente trop lente.
Quand son tour arrive enfin, Eugène bafouille. Ses lèvres refusent d’articuler le nom d’un auteur qui n’en est pas un. Alors, il se contente de dire tout bas :
« Je cherche Club. Le roman…
— Zuka ! Oui bien sûr… Club donc, répète la libraire en l’invitant à la suivre sans même consulter sa base de données. Avec sa sortie en poche et le nouveau qui est paru ce mois-ci, vous le trouverez plus facilement sur l’étal que dans les rayons. »
Le nouveau ?
Eugène reste sur place. Son cerveau ne parvient pas à emmagasiner l’information.
Club n’est pas le seul livre de Zuka ?
Pour l’instant, Eugène tente de se rassurer : peut-être que le « nouveau » a été volé à quelqu’un d’autre. Peut-être que cet autre livre a vraiment été écrit par ce Zuka, et que les manuscrits d’Eugène n’ont rien de plus à voir que la purge dans laquelle il venait de s’éveiller plus tôt dans la journée.
Quand il se ressaisit enfin, la libraire a rejoint une table qu’Eugène aurait pourtant juré avoir vérifiée plus tôt. Tandis qu’elle lui désigne une pile de livres à la couverture au labyrinthe grisé, les yeux d’Eugène accrochent sur un petit bout de papier. « Coup de cœur » titre-t-il en majuscules, souligné deux fois.
Aussitôt, la libraire écarte l’ouvrage d’exposition pour lui présenter un autre exemplaire, et Eugène n’a ni le temps ni la vue pour lire le petit texte manuscrit remisé sur le côté.
« C’est votre premier Zuka ?
— En réalité… »
Malgré son sourire qui se veut bienveillant, la vendeuse fronce les sourcils.
« Disons que c’est pour offrir, reprend Eugène.
— Il n’y a pas plus beau cadeau que d’offrir un livre inoubliable ! Le grand format est en rupture de stock jusqu’à réimpression. »
D’une voix éteinte, sans même un regard, Eugène la remercie pour son aide. Il n’a d’yeux que pour cette pile où la libraire vient de reposer l’exemplaire d’exposition accompagné de son petit mot, et attend qu’elle soit repartie s’occuper des autres clients pour s’en emparer :
« Jeux d’influence et faux-semblants au sein d’un groupe secret. Tous les ingrédients sont bons pour intriguer, captiver et envoûter. C’est un livre qu’on ne lâche pas jusqu’à l’avoir fini ! Un thriller à lire de toute urgence. »
Un thriller ? Le Club des Duellistes est de nombreuses choses, mais il n’est pas un thriller. Eugène ne peut le croire. Ses griffes en déforment la couverture. Il le repose et part en quête de la lettre Z dans le rayon attenant. Zuka. Aux côtés d’un énième Club, un autre livre, moins dense : Son Opéra. Lui aussi publié par les illustres Éditions Verglas.
Cette fois, la couverture représente un homme masqué. Il s’en dégage une atmosphère bien différente. Orangée. Fantasque, avec ce personnage au long costume bordeaux.
Eugène halète. Lit la quatrième de couverture. Ne respire plus. Découvre les premières lignes. Puis, ses râles s’emballent jusqu’à devenir incontrôlables. L’air lui manque. Son cœur tambourine.
Respirer.
Il a beau se concentrer sur son seul souffle, il manque d’air. À chaque nouvelle inspiration, il gonfle un peu plus ses poumons mais rien n’y fait : il étouffe.
À côté de lui, un client lui demande s’il va bien. Il ne répond pas, et se contente de lui remettre l’exemplaire de Son Opéra entre les mains : il n’a plus la force de le ranger. De situer Zuka dans un rayon, de lui restituer un livre qu’il lui a volé.
Eugène court vers la sortie. Vers l’air, qu’il tente d’attraper à coup de grandes inspirations. Il ne s’arrête pas au bout de la rue : il doit s’éloigner de cette librairie, de sa devanture bleue et de ses livres. Jamais quitter Mollat ne lui a paru aussi impératif.
La cloche du tramway sonne, mais Eugène laisse l’arrêt Gambetta sur sa gauche, comme il laissera défiler les prochains jusqu’à la place de la Victoire. Plus que salutaire, cette marche lui sera vitale. Un coup d’œil dans le rétroviseur le lui confirme : ce teint blafard lui peint encore la face.
Son fantôme se ressaisit pour sortir son téléphone. Sa sœur Sophie n’a toujours pas répondu à son message. Ses doigts tremblent de rage. Au bout du fil, les sonneries restent sans réponse.
« Putain, Sophie ! » beugle-t-il en tentant un appel.
Sur le trottoir d’en face, une femme qui promène un petit chien détourne le regard, puis plonge son visage dans le haut de son manteau qu’elle relève d’une main gantée.
« À la fin de votre message, vous pourrez le réécouter en tapant dièse, chante la voix du répondeur.
— Sophie, c’est moi. Il y a un gros problème, rappelle-moi dès que tu peux, ok ? »
Mais sa sœur ne le rappellera pas du week-end.
Je n'ai pas trop compris si Club était publié tel quel, c'est-à-dire inachevé par Eugène, ou si quelqu'un l'avait finalisé ? Je pencherai plutôt pour la première option.
Et quel désastre de comprendre que l'auteur a eu du succès et a récidivé ! Enfin, désastre qu'en partie, ça veut dire qu'Eugène est un "bon auteur" au sens de la chaîne du livre en tout cas...
J'ai cru comprendre qu'Eugène et Philippe étaient au taquet sur les sorties et l'actualité littéraires. Est-ce qu'on gagnerait pas encore en justesse dans ce chapitre en précisant qu'Eugène se mord les doigts de ne pas avoir décelé le vol plus tôt, puisqu'on en est au format poche et à l'édition d'autres ouvrages de Zuka ?
A très vite !
Ta dernière remarque est aussi très juste. Le père est davantage au fait de l'actualité littéraire que le fils, mais pour quelqu'un qui va souvent en librairie il aurait pu voir en effet cette couverture passer déjà.
J'ai encore une fois beaucoup apprécié =)
D'une part pour tous les petits détails d'ambiance. La route à travers cette espèce de mer de vignes dorées au début (très chouette moment au passage, jolie description rurale <3 ). Et puis surtout l'ensemble du moment dans la librairie, avec plein de petits gestes réalistes et d'automatismes dans lesquels on se reconnaît. Le coup de sortir de la queue, et puis zuiiiiiip, d'y retourner ni vu ni connu quand quelqu'un menace de prendre la place. La cliente agaçante et trop lente, avec ses hésitations - on a tous connu ça aussi ahah.
Et d'autre part la montée des émotions, jusqu'à cette stupeur finale devant la découverte. Un passe d'une sorte de train-train à un événement "choc" qui fait exploser la colère. Très hâte de lire la suite du coup. J'y cours de ce pas !
Un chouette deuxième chapitre ! J'aime beaucoup retrouver les rues bordelaises et ma librairie préférée dans laquelle j'adore me perdre !
"Il n’avait pas eu un coup d’œil pour la cathédrale Saint-André ni pour son beffroi au style gothique qui règnent sur la place Pey Berland. "=> J'ai butté sur la phrase. Peut-être parce qu'il faut que tu mettes ton verbe à l'imparfait?
Du coup le deuxième livre "son costume" est aussi de lui ? Si c'est le cas, peut-être un petit mot pourrait un peu plus orienter vers cette option. Comme "encore" ou "impossible" ?
En tout cas, on plonge directement dans l'histoire. C'est efficace. Je me demande si tu ne pourrais pas prendre un peu plus ton temps avant pour nous présenter ce personnage car pour l'instant on ne connait pas trop Eugène.
J'aime bien le pseudo Zuka, c'est un mélange entre le virus Zika et la Zumba (oui, cette remarque ne te sert à rien XD).
Le mystère sur le livre est toujours très efficace !
Je file lire la suite !
bisous <"
Alors je te confirme que Zuka m'est apparu autrement qu'en mélangeant Zika et Zumba, cela dit, j'aime beaucoup l'idée ! Ahahah
Oui il faut que je clarifie ce second livre, qui est aussi de lui... Parfois je me demande même si je ne dois pas le faire avoir publié un livre seulement,...
J'ai toujours du mal à introduire suffisamment mes personnages, du coup, je vais devoir affiner tout ça davantage. Je le mets sur la liste du retravail !
Merci pour tes retours ;)
De nouveau très intriguée par ce deuxième chapitre ! Ce que je trouve très bien fait c'est le "show don't tell" par rapport à l'imposture sur le livre. Même si on a tous lus le résumé et qu'on sait que c'est Eugène qui a écrit le best-seller, tu ne l'écris pas explicitement, les actions et le comportement d'Eugène sont suffisamment limpides pour le faire comprendre au lecteur. C'est quelque chose que j'ai personnellement du mal à faire, donc bravo pour ça ! J'ai moins aimé la fin, je trouve dommage que les deux chapitres terminent exactement de la même manière (mais c'est peut-être voulu ?).
Voici quelques petites remarques :
- pour quelqu'un qui ne connait pas Bordeaux (comme moi), les détails géographiques du début sont un peu perturbants (trop d'infos, on ne sait pas si c'est important ou pas)
- Toucher du doigt un rêve, avant de plonger la tête la première dans un cauchemar éveillé. ==> joli !
- j'aime beaucoup la description de sa routine de librairie, tout ça contribue grandement au réalisme du personnage :)
- la dexcription de la couverture du livre est plus claire que dans le premier chapitre
- d’un prétendu Zuka. ==> j'ai bien compris l'idée que Zuka n'est pas l'auteur du livre, mais Eugène ; par contre la formulation ici laisse à penser que la personne qui publie ne s'appelle pas Zuka (or même si c'est un imposteur, j'imagine que c'est quand même son nom ?). C'est un détail mais ça m'a fait bizarre à la lecture :)
- Eugène voudrait la secouer ==> aurait voulu ?
- Vous avez une photo des deux ? demandait la cliente d’une voix aigüe. ==> qui demande la photo d'un livre ? c'est incongru ^^
- Mais à peine s’éloigna-t-il qu’un jeune homme se rapprocha dangereusement de la file. ==> haha on l'a tous vécu ça aussi
- Avec la sortie du poche, et le nouveau qui est paru ce mois-ci, ==> je ne comprends pas, est-ce que Club est le poche ou le nouveau ?
- Orangée ==> une atmosphère orangée ?
- Son fantôme se ressaisit pour sortir son téléphone ==> j'aime beaucoup l'idée !
Merci pour ton retour et ta vigilance, je vais reprendre ça !
Avant, les deux premiers chapitres étaient ensemble et c'est vrai qu'en les découpant, je me suis fait la remarque sur la fin similaire.... A méditer donc, j'enlèverai sûrement celle du chapitre 1 pour laisser celle-ci.
Bien à toi
C'est encore un très beau chapitre ! Tu ne nous ennuies pas, au contraire, ce chapitre me fait de nouveau me poser pas mal de questions. Aussi, j'aime beaucoup tous les détails que tu donnes, comme les paroles de la cliente, entre autres.
Par contre, je suis vraiment allé taper Zuka sur Internet :') Mais du coup, je réitère, je sens qu'il y a une question d'IA derrière tout ça, ce qui expliquerait ce nom original, justement.
Bref, une lecture toujours aussi plaisante, j'ai hâte de découvrir la suite !