Elle marchait comme tout humain en était capable. Elle arrivait à me toucher. Elle pouvait me parler.
Comment avais-je pu la voir et communiquer avec elle ?
Longtemps, j'étais resté immobile, dans ma pièce à vivre, à surchauffer mon cerveau jusqu'à ce que le ciel s'eut assombri et que je commençais à remarquer les lumières des lampadaires s'allumer.
Ce soir, je décidai d'aller sur la place du marché. J'entendais de la musique par ma fenêtre, et j'avais l'impression qu'il y avait une festivité à laquelle assister.
- C'est bientôt Noël ! s'écria un homme, dissimulé sous le costume d'un pingouin géant en distribuant des affiches aux passants.
Sur l'horloge de la place, on pouvait y lire dix-neuf heures passées. La nuit était tombée tôt, ce qui expliquait le nombre conséquent d'habitants malgré le ciel sombre.
- Concert public ! Venez au concert de la place à vingt heures ! s'époumonait un renne, cette fois-ci.
Je pouvais me promener une bonne demi heure avant d'assister à cet évènement. Alors je me dirigeai vers le nord, par-là où Annie m'avait demandé de la suivre quelques heures auparavant.
Le cimetière était fermé la nuit. Cela devait expliquer le regard affolé bien qu'impuissant du gardien qui ne voulut pas m'empêcher d'ouvrir le portail. Je pris soin de refermer celui-ci et m'engouffrai dans le lieu.
Arrivé devant la pierre d'Annie, je glissai mes doigts sur le cadre de la photographie. Rapidement, je me repris et me rappelai l'un des objets de ma venue ici. Mes yeux glissèrent sur son nom, puis cherchèrent des dates.
J'avais trouvé.
Je fis le compte et surpris, je fixai longtemps, les iris vides, la photographie d'une femme à la vie perdue si vite.
Elle était morte il y avait trois ans de cela. Son esprit errait depuis trois longues années.
- Tu vois... Je ne suis pas centenaire, entendis-je dans mon dos.
Je me retournai rapidement, cherchant du regard l'origine de cette voix. Mais je ne la vis pas.
Lentement, la déception m'envahissant légèrement, je parcourus chaque pierre, lus chaque nom, chaque prénom, observant chaque photographie. Je ne savais pas ce que je cherchais exactement. Mais à la fin de ma marche, ce fût très déçu que je quittai le cimetière.
De retour à la place du marché, j'assistai d'une oreille distraite à la représentation musicale, puis rentrai chez moi, le pas traînant.
Qui étais-je ?
Pourquoi ne connaissais-je que mon prénom ?
Quel était mon âge ?
Pourquoi ne connaissais-je pas mon âge ?
Des larmes coulèrent à nouveau. Elles roulèrent le long de mes joues. Et je me mis à pleurer silencieusement, tout en rentrant chez moi.
***
Aux premières lueurs du soleil, je me levai et pris la direction de l'école.
Hier je ne m'y étais pas rendu car j'avais rencontré Annie.
Aujourd'hui, mercredi, je devais m'y rendre pour m'instruire.
Cette fois-là, je décidai de passer par la porte ouverte et de marcher à pas de loups, puis de m'installer au fond. Pas un seul regard en ma direction. Tous étaient pendus aux lèvres du professeur.
En écoutant le cours, je me souvins qu'il y avait quelque chose où je pouvais figurer.
Les cahiers de classe.
Il y avait les informations de chaque élève de la classe de l'instituteur.
Et comme je ne savais pas en quelle classe j'étais, il fallait que je cherche dans chaque salle. À compter du moment où tout le monde quitterait la pièce.
- Bien, vous pouvez ranger vos affaires.
Je sortis avec les autres, puis fis le tour du couloir avant de retourner devant la salle de classe.
Plus personne.
Alors j'entrai dans la pièce et attrapai le cahier. Je me mis à le feuilleter, observant chaque visage, chaque nom. Aucun Milan.
Déçu, je quittai la salle et entrai dans la pièce adjacente. Il y avait un même cahier. Je me mis alors à tourner chacune des pages. Toujours aucun Milan.
Je reproduis la même action une bonne dizaine de fois. Jamais aucun Milan.
Je décidai d'essayer une dernière fois. D'aller à la bibliothèque pour chercher les cahiers de classe des années précédentes.
Je pénétrai la réserve et me mis à fouiller dans la tonne de papiers. Je me mis à feuilleter chaque livre jusqu'au dernier, avant de tenter ensuite ceux d'il y a deux ans.
J'attrapai le dernier, puis au moment d'essayer de l'ouvrir...
Mes mains furent paralysées. Contractées. Plus aucun mouvement ne pouvait être effectué avec.
J'asseyai d'esquisser un geste, sans y parvenir. Je geins en y mettant plus de force, puis fermai les yeux en proie à la peur.
- Ne regarde pas dedans.
Affolé, mes paupières s'ouvrirent, regardant autour de moi. Annie se tenait à deux pas, accroupie à côté de moi.
- Ne regarde pas dedans, répéta la jeune femme, d'une voix inquiète.
- C'est toi ? murmurai-je d'une voix nerveuse, en regardant mes mains paralysées.
- Promets-moi de ne pas regarder.
Le corps tremblant, je hochai la tête et elle relâcha la pression sur mes mains qui redevinrent valides.
- Pourquoi ? interrogeai-je d'une voix chevrotante.
- Pose moi les questions auxquelles tu veux des réponses, annonça-t-elle seulement.
Frustré, je me levai en silence.
- Je t'avais dis que si tu voulais des réponses, on se reverrait.
- Oui, mais...
- Alors pose moi les questions qui te passent par la tête.
Elle me tendit sa main pour que je l'aide à se relever.
- Sortons d'ici d'abord, hasardai-je en rangeant le bazar que j'avais créé.
- Allons chez toi.
J'opinai tandis que je marchai devant, cette fois.
Qui était-elle pour me dire cela ? Avait-elle même les réponses à mes questions ?
Arrivés au niveau de la place du marché vide d'évènement - mais pas de ses éternels passants, Annie marcha plus vite afin de se mettre à mon niveau.
Je m'écartai ensuite pour la laisser entrer, et la regardai s'installer sur ma place habituelle, m'assayant à même le sol.
- J'ai une première question. Pourquoi avez-vous cette autorité sur moi ?
Elle eut un regard triste, et se mordit la lèvre en regardant ailleurs.
- Je ne sais pas.
Elle ne voulait pas me le dire.
- En fait... Vous ne voulez apporter une réponse qu'à ce que vous voulez, je déduisis la voix éteinte.
- Non, je ne sais vraiment pas pourquoi, insista-t-elle, l'air de vouloir se convaincre elle même plus que moi.
- Pourquoi n'ai-je pas le droit de voir ce cahier ?
Elle baissa les yeux.
- Pas maintenant. Après, mais pas maintenant.
Le sentiment qui me traversa fut inédit. Instinctivement, j'avais serré les poings.
- Avant de lire le cahier, nous devons chercher la réponse à certaines questions, ajouta la jeune femme en liant ses iris glacées aux miennes.
- Quelles questions ?
Elle se replaça correctement, et je fis de même, m'approchant instinctivement de quelques centimètres.
- Pourquoi arrives-tu à me voir ? demanda-t-elle.
- Je ne sais pas.
Elle me sourit d'un air peiné que je comprenais pas.
- Pourquoi arrives-tu à me parler ?
- J- je ne sais pas... bégayai-je d'une petite voix.
- Pourquoi est-ce que tu ne connais que ton prénom ? interrogea-t-elle une troisième fois.
- Je ne sais pas... murmurai-je à nouveau, la voix de plus en plus basse.
Quant à la jeune femme, elle posa une main sur mon épaule. J'eus à ce contact un sentiment de chaleur qui atténuait un peu mon angoisse.
- Pourquoi personne ne prête-t-il attention à toi ?
- Je... ne sais pas...
Face à mon air entièrement perdu, Annie posa une deuxième main sur mon épaule.
- As-tu déjà dormi ou eu un sentiment de fatigue ?
Lentement, je secouai la tête de droite à gauche.
- As-tu déjà mangé ?
- Jamais, avouai-je d'un chuchotement, le regard rivé au sol.
Mon interlocutrice renforça sa prise sur mon épaule.
- Pourquoi, Milan ?
Je me tus. C'était vrai, cela. Pourquoi ? J'en serrais fort les poings, pris à nouveau de cette sensation désagréable.
- Réfléchis Milan, pourquoi ? refit-elle d'une voix douce, malgré son insistance.
Pourquoi, pourquoi, pourquoi, pourquoi ?
- Je ne sais pas ! criai-je malgré moi.
Elle fut surprise un instant, desserrant sa prise sur mes épaule.
Peu à peu, à mesure que je me calmai, mon esprit se détendit.
- Désolé... Je ne sais pas ce qui m'a pris.
- Tu étais en colère, m'apprit-elle.
En colère...
- Milan... reprit Annie.
Je verrouillai mon regard dans le sien, et eut un sentiment qui prit le dessus sur la colère. Une chaleur indéfinissable envahissait mes joues.
- Ne sais-tu vraiment pas ? demanda-t-elle d'une voix triste.
Je fixai ses iris ancrées dans les miennes. J'avais l'impression de me noyer dans ses yeux. Elle avait un visage si attirant que je ne pouvais cesser de l'observer malgré moi.
Alors qu'elle aussi me regardait, Annie entrouvrit ses lèvres et me posa une question qui me prit de court :
- Fais-tu semblant de ne pas savoir ?