Chapitre 2

« Sire, vous m’avez fait demander ? »

Ian Ommone se tenait à l’entrée de la salle de réunion du roi. Le monarque était assis dans son fauteuil, en bout de table. A sa droite se trouvait le seigneur Sole O’membord, à sa gauche la conseillère royale Hannah Da’lensso.

« Oui. Asseyez-vous, Ian », répondit le roi Phelps en lui indiquant un siège.

L’homme obéit. Le roi avait envoyé un page le chercher sans explication. Ian savait que le seigneur O’membord avait quelque chose d’important à leur annoncer. Il était monté de la Pesée jusqu’à la capitale uniquement pour cette réunion. Ian s’installa à côté de Hannah.

« Sole, fit Phelps, pourriez-vous répéter à Ian ce que vous venez de nous expliquer ? »

Le seigneur de la Pesée était un homme grand et fin, le dos toujours droit. Ses cheveux bruns étaient attachés en une natte qui tombait dans son cou. Il acquiesça et se tourna vers Ian.

« Si je suis venu jusqu’à Kaltane aujourd’hui, c’est pour vous prévenir d’une potentielle menace envers la paix du royaume. Avant-hier, j’ai eu une entrevue avec un certain Marc O’rren. Il s’est immédiatement présenté comme le représentant d’un groupe de Charmés du sud du pays qui, d’après lui, se sentent oppressés par les non-Charmés. Il m’a réclamé des droits sur les Landes. Je lui ai demandé s’il était prêt à payer l’impôt nécessaire pour s’installer sur mes terres. Il a refusé. J’ai donc rejeté sa demande. »

Ian était surpris. Les Charmés avaient la capacité de partager les pensées d’autres êtres vivants : en général, c’étaient plutôt les non-Charmés qui se sentaient menacés. Pas l’inverse.

« Ne font-ils pas partie de la Configuration ? Je ne comprends pas pourquoi des Charmés se sentiraient oppressés par des non-Charmés.

− Ils se plaignent d’être traités comme des sorciers par leurs voisins. Apparemment, il y a eu des agressions. O’rren allait même jusqu’à dire qu’ils étaient chassés et harcelés par leurs propres familles. Je pense qu’il exagérait. Moi-même, je n’ai eu vent d’aucun problème de ce genre en Pesée. »

Ian secoua la tête, les sourcils froncés. En tant que représentant du peuple Charmé au conseil royal, c’était lui qui recevait les plaintes des habitants de la capitale sur ce sujet.

« Moi non plus. J’ai plutôt l’habitude des non-Charmés qui pensent avoir été manipulés mentalement, ou qui prétendent avoir été volés par leur voisin Charmé.

− L’appartenance à la Configuration du Quatre est pourtant censée être une assurance des bonnes intentions des Charmés, intervint Hannah d’un ton sec.

− Ils n’en font pas partie, à ce que j’ai compris, répondit Sole. J’ai bien sûr demandé à O’rren pourquoi, et il m’a fourni une réponse assez enflammée contre la Configuration. Je vous avoue que je n’ai pas compris la raison de sa colère. »

Ian soupira et vit Hannah se raidir. Elle aussi était Charmée. Comme Ian, elle appartenait à la Configuration du Quatre, mais leurs avis divergeaient grandement sur la manière dont celle-ci était gérée.

« Il y a des failles dans l’organisation, expliqua Ian. Vous savez peut-être que pour y entrer, nous devons suivre une formation auprès d’un Instructeur, puis passer une évaluation auprès des grands maîtres. Parfois, ils jugent qu’un apprenti n’est pas apte à entrer dans la Configuration. »

Ian se tut. Il aurait préféré ne pas continuer, car il craignait que ses paroles ne fassent resurgir la discorde qui régnait entre Hannah et lui. Mais Sole le relança :

« J’en ai entendu parler, mais je n’ai jamais compris les raisons de ces rejets. »

Ian se garda bien de se tourner vers sa voisine. Il sentait pleinement la colère froide qui émanait d’elle. Tâchant de garder sa neutralité, il répondit :

« Souvent, le pouvoir de l’apprenti est trop infime pour qu’il soit nécessaire de l’intégrer à la Configuration. D’autres fois, les maîtres rejettent l’élève parce qu’il ne maîtrise pas suffisamment sa magie, et ils le renvoient à sa formation. Mais, parfois… ils refusent d’intégrer à la Configuration quelqu’un qui n’a pas de bonnes intentions.

− Ce qui est logique, ne put s’empêcher d’intervenir Hannah. La Configuration a la réputation d’être fiable. Si vous avez le signe sur le poignet, c’est qu’on peut vous faire confiance pour ne pas violer mentalement d’autres esprits. Alors pourquoi intégrer ceux à risque ? Ils terniraient la réputation de la Configuration.

− Les rejeter est la meilleure façon d’intensifier leur fureur, répliqua Ian en se tournant vers elle. Talika a tort sur ce sujet et vous devriez le comprendre mieux que personne, Hannah. Si cet O’rren a été rejeté de la Configuration, c’est normal qu’il en garde rancœur et qu’il cherche à se faire accepter autrement.

− Allons, Ian, lui répondit Hannah d’un ton mielleux, nous connaissons tous la vraie raison pour laquelle vous voudriez que la Configuration accepte ce genre de personnes. Vous…

− Il suffit ! »

Le souverain s’était redressé, l’air agacé.

« Ce n’est pas le moment de vous disputer. Sole, je suppose que votre entrevue avec O’rren ne s’est pas arrêtée là ?

− C’est la raison pour laquelle je suis venu vous voir, mon roi, approuva le seigneur. Il m’a affirmé que sa réclamation remonterait jusqu’à vous et que, s’il n’obtenait pas ce qu’il voulait, il y aurait des conséquences sur l’ensemble du pays. »

Le roi fronça les sourcils.

« L’ensemble du pays ? Combien sont-ils, exactement ?

− Je l’ignore.

− L’Aélie ne compte même pas un quart de Charmés.

− De Charmés connus, Sire, intervint Ian. Malheureusement, certains ne se rapprochent pas de la Configuration, et nous ignorons donc qu’ils existent.

− Ce qui est sûr, mon roi, reprit O’membord, c’est que la nouvelle s’est déjà répandue dans ma région. Juste avant de venir vous voir, j’ai entendu parler d’attaques de convois de marchandises et de grèves du travail.

− Qui fait grève ? »

Phelps semblait perdu.

« Les non-Charmés ?

− Les Charmés. »

Le roi secoua la tête et soupira.

« Bien, nous attendrons d’avoir des nouvelles de O’rren. Nous n’en aurons peut-être pas, et ces petits actes de rébellion se calmeront d'eux-mêmes. »

 

Le lendemain midi, Ian recevait une lettre de Marc O’rren. Celui-ci demandait une entrevue avec le conseil royal. Cependant, conscient qu’il risquait de se faire arrêter pour les ennuis causés dans le sud, O’rren demandait un entretien privé avec la Conseillère Da’lensso et Ian Ommone, hors du château. Ian comprit qu’il ne souhaitait échanger qu’avec des Charmés. Dans quel but ?

Tout en lisant la lettre, l’homme se rendit compte que O’rren prétendait représenter tous les Charmés. Pourtant, les membres de la Configuration du quatre n’avaient rien à voir avec ceux qui suivaient O’rren. Si la nouvelle se répandait avec cette confusion, alors la peur suivrait. Les non-Charmés ne feraient aucune différence entre les rebelles et ceux qui n’avaient rien demandé. Et Ian savait très bien comment ce genre d’amalgame se transformait. Alors qu’il apportait la lettre au roi, il se demanda sombrement s’ils n’étaient pas aux portes d’une nouvelle guerre civile.

La route caillouteuse faisait peiner leurs chevaux. Ian et Hannah s'efforçaient d'atteindre le lieu de rendez-vous fixé par les opposants, à l’entrée des Monts de l’Est. Ils devaient pénétrer dans la petite chaîne de montagnes rocheuses, mais n’avaient pas prévu que le chemin serait aussi escarpé.

L’Aélie était un pays vaste si on le parcourait du nord au sud, mais il s’étendait modérément d’ouest en est. Leur trajet n’avait donc pas été trop long. Ils avaient chevauché toute la matinée, sous la menace du ciel grondant. L’homme était soulagé qu’ils n’aient pas essuyé d’averse, mais la tension dans l’air ne faisait qu’amplifier son propre stress.

Ils n’avaient pas échangé beaucoup de mots depuis leur départ du château. Ian n’aimait pas Hannah, un sentiment qui était réciproque. Leur animosité remontait à bien des années.

La femme savait gérer les affaires du royaume, avait un talent pour parlementer et résoudre les conflits, mais n’était pas sympathique. Il la connaissait depuis bientôt six ans, et il ne l’avait vue sourire qu’en de très rares occasions.

Néanmoins, malgré leur hostilité réciproque, il était rassuré qu’elle l’accompagne. Il espérait qu’elle pourrait calmer O’rren et ses partisans.

Le soupir agacé que lâcha soudain la Conseillère le surprit. Chassant ses pensées grises, il regarda autour de lui. Ils venaient de parvenir à une intersection. L’un des chemins semblait redescendre vers la campagne, et l’autre s’enfonçait plus avant dans la montagne. Les pierres qui encadraient ce dernier sentier étaient de plus en plus imposantes, rendant le couloir ainsi formé peu attirant.

Hannah stoppa son cheval. Ses cheveux blonds coupés au carré effleuraient ses épaules raides. Tout était fin et dur chez elle, en particulier son regard bleu glacé. Quand elle le posa sur Ian, il grogna intérieurement.

« Il ne me semble pas me souvenir de cette intersection sur notre plan.

− Nous nous sommes probablement trompés de route. »

Elle le fusilla du regard mais, avant qu’elle puisse décider quoi que ce soit, une silhouette sombre surgit sur le chemin.

« Vous êtes au bon endroit, Conseillère Da’lensso. »

Tout autour, postés sur les rochers et bloquant les passages, des hommes et des femmes apparurent, arcs pointés vers eux. Ian serra les dents. Avaient-ils été attirés ici pour être tués ?

L’homme qui avait parlé était plutôt petit et scrutait les conseillers royaux de ses yeux clairs. Ses courts cheveux bruns encadraient un visage taillé au couteau. Il portait une veste et un pantalon gris qui se fondaient dans les rochers, mais sa cape était d’un noir d’encre. Ian repéra l’épée à sa ceinture. Elle était ornée d’une pierre de jade. Était-il noble, ou l’avait-il volée ?

Les Charmés étaient capables de lire dans les pensées des autres, mais aussi de créer une barrière psychique pour empêcher ces intrusions. Ian eut une désagréable sensation quand l’homme face à lui sonda son barrage mental. Au moins, une chose était sûre : ils avaient trouvé les rebelles.

« Pas de gardes, juste deux Charmés, reprit l’homme d’un ton approbateur. Les règles ont été respectées. »

Il regarda derrière eux. Ian se retourna. Un homme approchait sur la route qu’ils venaient d’emprunter. Il hocha la tête à l’attention de l’homme en gris. Depuis combien de temps les avait-il suivis ?

« Et pas d’escorte », conclut le premier rebelle.  « Bien. Je me nomme Marc O'rren, veuillez me suivre. »

Il fit volte-face, sûr qu'ils obéiraient. Et avaient-ils le choix ? Ian jeta un regard sur les armes menaçantes pointées dans sa direction. Il remarqua que tous portaient la même cape noire que le meneur.

Il se tourna ensuite vers la Conseillère. Elle ne faisait pas attention à lui, fixant le dos de O’rren d’un air sombre. Brusquement, elle donna un coup de talons à sa monture pour suivre l’ennemi. Ian l’imita, conscient des regards qui pesaient sur eux. Pourraient-ils réellement négocier dans de telles conditions ?

 

* * *

 

Léana lut et relut le mot, tentant difficilement de l’intégrer. De nombreuses émotions se bousculèrent dans son esprit : elle fut tout d’abord abasourdie, puis blessée, et enfin en colère. Sa mère lui avait toujours dit que son père était mort. Qu’elle n’avait aucun souvenir de lui, rien qui lui ait appartenu. Que signifiaient ces quelques phrases ? Avait-elle réellement sous les yeux un message écrit par son père, l’homme dont elle avait rêvé toute son enfance ? Pourquoi Carmen lui avait-elle caché qu’elle possédait un bijou auquel il accordait autant d’importance ? Ne s’était-elle pas doutée que Léana aimerait l’avoir ?

Et qui était cette femme sur la photo ?

Sans entendre les mots que prononçaient son cousin et son frère, Léana se leva et retourna dans la salle, le papier et le médaillon à la main. Les adultes n’avaient pas bougé. Sa mère souriait, servant du vin blanc à son époux chéri. Quand leurs regards se croisèrent, le sourire de Carmen disparut.

« Tu m’as menti. »

Léana posa avec fureur le médaillon et le papier sur la table. La colère avait occulté tout le reste. Elle vit sa mère blêmir en reconnaissant les objets.

« Je… Léana, je…

− Ça veut dire quoi, ce mot ? Il est encore en vie ? Il t’a juste quittée et toi, tu m’as dit qu’il était mort ? »

En prononçant ces mots, elle sentit sa voix se briser. Elle supplia sa mère du regard, espérant de toutes ses forces qu’elle la contredise. Peut-être était-il parti à un moment, puis revenu, et ensuite était mort comme Carmen le lui avait raconté. Quant au bijou, Carmen l’avait peut-être simplement oublié dans le carton, et n’avait pas pensé à le donner à sa fille.

Mais les yeux remplis de larmes de sa mère lui confirmaient qu’elle ne se trompait pas.

« Je suis désolée de t’avoir menti, ma chérie, chuchota Carmen. Je… je vais tout t’expliquer. »

La douleur qui s’empara de Léana la fit tituber. Elle sentit des mains la soutenir mais se détacha brusquement. Elle ne voulait pas qu’on la traite comme une pauvre petite chose. Elle voulait comprendre.

« T’as intérêt à être convaincante. »

Sa voix, maîtrisée avec difficulté, était glaciale. Elle aurait voulu hurler, mais il lui fallait d’abord entendre l’explication.

Le visage défait, Carmen chercha du soutien auprès de sa mère, qui secoua la tête. Elle posa donc le portrait sur la table et passa une main sur son visage.

« Tu ne préfères pas qu’on aille autre part ?

− Non. Je veux que tout le monde entende, ça te dissuadera de me mentir encore une fois. »

Sa mère soupira, puis but une gorgée de vin. Léana serra les poings. Elle s’assit face à elle, prête à entendre la vérité.

« J’ai rencontré ton père il y a dix-neuf ans. Il disait venir de très loin et s'était installé récemment à Paris, avec sa mère. La femme du médaillon.

− Dix-neuf ans, murmura Morgan d'une voix si basse que Léana crut avoir rêvé.

− Je connais cette partie de l’histoire », gronda la jeune fille.

Néanmoins, elle saisit le bijou pour observer sa grand-mère. Ce que Maxence avait remarqué un peu plus tôt lui semblait à présent évident : Léana possédait les mêmes yeux en amande que la femme du portrait.

Retrouvant peu à peu sa contenance, Carmen enchaîna :

« Nous sommes tombés amoureux très vite. J’ai appris que j’étais enceinte au bout d’un an. J’avais vingt-cinq ans et lui vingt-quatre. Jack m’avait juré qu’il s’occuperait de toi, que nous formerions une famille. Mais sa mère est morte et il a dû retourner chez lui. Il m’a promis qu’il reviendrait », dit-elle d’une voix amère en désignant le papier. « Et pas seulement par écrit ! Crois-moi, nous en avons longuement discuté. Je lui faisais confiance. J’ai perdu deux ans de ma vie à croire qu’il tiendrait sa promesse, mais il ne m’a jamais contactée et n’a probablement jamais eu l’intention de revenir. »

La colère de Léana fut peu à peu transformée en peine. Son père les avait abandonnées. Elle l’avait si souvent idéalisé, imaginant qu’il aurait été un père aimant, se jouant des scènes avec lui… alors qu’en réalité, il se fichait bien qu’elle existe.

« Ton père s'appelait Jack Legan. Je t'ai dit que je ne connaissais pas son vrai nom parce que j'avais peur que tu essayes de le retrouver. Quelques temps après, j'ai rencontré Benjamin, et j'ai réussi à l’oublier. Je… je t’ai menti parce que je le haïssais, et je ne voulais pas que tu te mettes à sa recherche. J’avais peur que tu le trouves et qu’il te brise le cœur comme il a brisé le mien. »

Léana resta sans voix. Ses joues chauffaient sous le coup de l’émotion. Elle était partagée entre la douleur et la colère. Ce fut cette dernière qui l’emporta.

« Tu aurais dû me le dire. Tu n’aurais pas dû me mentir. J’ai dix-sept ans, maman ! A quel âge tu pensais me l’annoncer ? »

Son regard tomba sur sa grand-mère.

« Et toi, tu le savais ? »

Claire ne broncha pas.

« Oui. Mais parfois, garder le silence, même sur quelque chose d’aussi important, est la meilleure chose à faire. »

Elle se tut sur ces mots, ce qui amplifia l’incompréhension de Léana.

« Quoi ? »

Sa grand-mère l’observa quelques instants puis soupira.

« Ce n’était pas à moi de te le dire.

− C’est absurde ! » cria la jeune fille.

Elle ne parvenait pas à le croire. Sa grand-mère était la première personne à qui elle se confiait. Le sentiment de trahison était encore pire qu’avec sa mère.

Benjamin se leva soudain, le visage rouge.

« Léana, ça suffit ! Ta réaction prouve que tu es trop immature pour connaître la vérité. »

Elle lui lança un regard noir.

« Évidemment, toi, tu le savais. Je vais bientôt être majeure et pourtant, vous avez passé l’année à me traiter comme une gamine. »

Elle fit volte-face avant que des larmes de rage ne coulent sur ses joues. Le médaillon toujours dans la main, elle évita le regard inquiet de son cousin, et s’enfuit au sous-sol.

Léana claqua la porte et tourna la clef dans la serrure. A présent dans le noir, elle n’entendait plus que ses sanglots. Elle se laissa glisser au sol. Sa mère et sa grand-mère, ces deux personnes en qui elle avait confiance, lui avaient menti toute sa vie. Son chagrin redoubla à cette pensée. Elle enfouit sa tête dans ses genoux. Pourquoi lui avoir caché la vérité ?

Pour qu’il ne te brise pas le cœur, avait dit Carmen. C’était toujours son excuse : elle cherchait à la protéger. Elle l’avait forcée à les suivre aux États-Unis en prétendant qu’elle avait besoin de sa famille, qu’elle avait besoin d’être encadrée. Dès que Léana faisait quelque chose, c’était irresponsable, dangereux, stupide. A quel moment la considèrerait-on enfin comme une adulte ?

Et son père… son père, bien en vie quelque part, ayant probablement construit une autre vie de famille. Ou c’était peut-être un ermite, qui vivait cloîtré dans son manoir à l’abri des visiteurs. Ou bien il était vraiment mort.

Léana se redressa, atteignit l’interrupteur et appuya dessus. Elle s’essuya les joues d’un revers de manche en observant le médaillon. La femme était donc sa grand-mère. Sa mort justifiait que son père parte, mais pourquoi n’était-il pas revenu ? Et d’ailleurs, était-il reparti ? Dans sa fureur, elle ne l’avait même pas demandé à Carmen. Elle comprit avec regret qu’elle devrait remonter et s’excuser si elle voulait la réponse à cette question. Ainsi qu’aux dizaines d’autres qui lui trottaient dans la tête.

Tandis qu’elle tournait l’objet dans sa main, ruminant ces pensées, elle remarqua un signe étrange, peint en noir sur l'or de la médaille. C'était une sorte de quatre à l'envers, avec une apostrophe. Tournant la tête sur le côté, elle crut lire le chiffre moins sept. Que signifiait-il ? Il lui semblait l’avoir déjà vu quelque part. Mais comment était-ce possible, puisqu’on lui avait caché ce bijou toute sa vie ?

Sa colère flamba de nouveau. Sa grand-mère connaissait-elle le contenu du carton qu’elle lui avait demandé de remonter ? Y avait-il dans ces boîtes d’autres objets appartenant à son père ? Elle avait passé son enfance à traîner dans cette maison, à fouiller parmi les trésors de sa grand-mère. Durant tout ce temps, elle avait eu ce secret sous le nez. Quelle ironie incroyable !

« Si j’avais su que tu te cachais si près », murmura-t-elle à l’attention du bijou.

Léana ferma les yeux pour se détendre. Peu à peu, elle fut envahie d’étranges sensations. Elle percevait l’agitation, à l’étage, contrastant avec le calme du sous-sol.

Calme ? C’était si l’on excluait le rat qui grattouillait derrière un vieux meuble et l’araignée tissant sa toile dans un coin. Le premier devait nourrir ses petits, tandis que la deuxième cherchait au plus vite à réparer son piège, afin d’attraper un ou deux moucherons avant le froid de la nuit. Ces problèmes essentiels réduisirent les soucis de Léana au silence, jusqu'à envahir tout son esprit. Bientôt, elle n’était plus une jeune humaine de dix-sept ans, mais tour à tour un rat puis une araignée.

Manger, manger… Percer le paquet de géant ? Nourriture dedans, sûrement !

Plus vite ! La nuit arrive et la nuit, il fait froid et quand il fait froid, les moucherons se terrent. Et pas de moucherons c’est dormir avec la faim.

Une troisième voix se mêla aux deux autres : Où est passé ce stupide écureuil ? Probablement grimpé dans un de ces arbres sans que je le voie... Grandme compte sur moi pour le déjeuner, je dois le retrouver !

Un fracas retentissant au premier étage fit sursauter Léana. Elle se redressa le cœur battant. Elle avait l’impression de s’éveiller après une nuit de rêves agités.

Était-il possible qu'elle ait... capté les pensées de ces êtres ? C'était si absurde qu'elle se releva brusquement, cherchant à revenir à la réalité. Ça n'avait aucun sens, elle avait dû s'endormir à moitié et rêver qu'elle était un rat, une araignée et un petit garçon chasseur à la poursuite d’un écureuil.

La jeune fille secoua la tête, brusquement inquiète de se trouver seule dans ce sous-sol. Elle s'apprêtait à ressortir quand ça lui revint. Elle avait déjà vu ce signe étrange quelque part.

Le miroir. Léana se retourna lentement et s'avança vers le fond de la pièce. C’était là qu’il se trouvait auparavant. Elle se souvenait très bien du grand miroir sur pied, aux montures dorées.

Lucas et elle l'avaient trouvé un jour en partant en « mission découverte » dans le sous-sol. Ils étaient en train d'observer le « miroir secret de grand-mère, sûrement le même que Blanche-Neige » quand l'appel du goûter avait interrompu leurs investigations. Ils n'avaient pas pensé à recouvrir l'objet du drap qui le cachait. Claire était entrée dans une fureur noire en découvrant qu'ils avaient joué avec. Elle avait prétexté qu’il était très ancien et très fragile, et que personne ne devait y toucher hormis elle.

S’en était-elle débarrassée ? Sans savoir pourquoi, la jeune fille avait la certitude qu’il était toujours là. Elle dépassa les étagères emplies de bric-à-brac, atteignit le fond de la cave, décala un vieux meuble de télévision. Lentement, elle fit demi-tour et observa attentivement l’endroit. Elle le revoyait, majestueux, mystérieux. Et ce signe, gravé sur le métal.

Un grattement la fit sursauter et elle baissa les yeux sur un rat. Le rat. Il s’acharnait sur un sac rempli de boites de conserves collé au garde-manger.

« Ce n’est pas là-dedans que tu trouveras à manger », murmura-t-elle en s’approchant.

L’animal leva ses petits yeux vers elle. Il la fixa un instant. Puis il se précipita derrière l’armoire contenant les réserves de Claire. Léana décala le sac de courses et jeta un coup d’œil derrière le meuble. Son cœur s’emballa quand elle aperçut une poignée. Il y avait une porte, cachée par le garde-manger !

Aussitôt, elle tenta de pousser l’armoire. C’était beaucoup trop lourd, alors elle décida de la vider. Il lui fallut cinq bonnes minutes pour tout sortir. Elle en profita pour mettre par terre un sac de pommes pour le rat. Quand elle eut fini, elle parvint à décaler le garde-manger.

Une clé était accrochée à un clou, fixé dans le bois. Incrédule, Léana la saisit et la glissa dans la serrure de la porte. Celle-ci était très discrète : sans la poignée, c’est à peine si on la distinguait. Le battant tourna sans problème. Elle parvint à se glisser derrière. La jeune fille arriva dans une petite pièce qui devait mesurer un mètre sur deux, aux murs nus. Et face à la porte, majestueux, se trouvait le miroir.

Léana trouva un interrupteur. Elle frissonna quand la lumière jaune jaillit d’une petite ampoule et que son reflet se révéla dans le miroir. Celui-ci était tel que dans son souvenir : si grand qu’elle se voyait en entier, et encadré d’un montant doré. Le fameux signe du médaillon était inscrit des deux côtés. Son doigt effleura celui de gauche : le sens dans lequel on les avait gravés montrait que ce n'était pas un ''moins sept'' mais une espèce de quatre retourné. Enfin, sur le montant supérieur, des lettres étaient gravées. Aelia. Qu’est-ce que ça pouvait bien signifier ?

Et pourquoi diable Claire cachait-elle ce miroir dans une pièce secrète, au fond de sa cave ? Comment Léana avait-elle pu ignorer l’existence de cette porte, malgré ses années d’exploration de la maison ?

Mue par son instinct, la jeune fille posa sa main sur la surface froide. Sa paume s’enfonça aussitôt dans le miroir comme dans de l’eau. Elle fut entraînée en avant.

« Qu’est-ce que… »

Léana ferma les paupières, éblouie par une lumière éclatante. Une sensation d’infinité la saisit, comme si elle sortait de son propre corps, contemplant le reste du monde et les âmes le parcourant. Puis, aussi vite qu’elle était venue, l’impression disparut et la jeune fille tomba par terre. Le choc dans ses genoux lui coupa le souffle. Elle mit quelques instants à s’habituer à la lumière du soleil. Ses mains ne touchaient pas le sol dur d’une cave, mais de l’herbe douce et légèrement humide.

Léana cligna des yeux, tâchant de maîtriser son cœur qui tambourinait dans sa poitrine. La chute l’avait remuée, la laissant nauséeuse. Le monde qui l’entourait l’envahit lentement. Un couple d'oiseaux batifolait dans les arbres, la femelle s'amusant à s'enfuir pour tester la ténacité du mâle. Un écureuil mordillait une noix, observant l'humaine qui venait d'apparaître dans la Prairie. Il entendit soudain un bruit de pas : l'humain ! L’animal fila aussitôt en haut de l'arbre. Emportée d’un esprit à l’autre, Léana capta de nouveau les pensées de l’enfant chasseur.

Là, l’écureuil ! Vite, mon arc… Mais que... une fille ?

Léana arracha difficilement son esprit à celui du garçon. Elle leva la tête et l’aperçut, bouche bée, les mains sur un arc. Il ne devait pas avoir plus de onze ans. Ses cheveux châtains étaient coupés courts. Il portait une chemise marron rapiécée. Son pantalon était à peu près de la même couleur, le bas retroussé pour laisser ses pieds nus libres. Pourquoi un si jeune garçon était-il habillé ainsi, chassant des écureuils dans la forêt ?

Et pourquoi se trouvait-elle dans cette forêt ?

La jeune fille se releva lentement, et observa les alentours. Elle était dans une clairière dominée par un grand ciel bleu. Une partie d’elle connaissait parfaitement l’endroit : si elle s'éloignait un peu vers le sud, elle trouverait l'Arbre aux Noix. Vers l'est, son nid, et...

Non, ce n'étaient pas ses pensées, mais celles de l'écureuil. Léana secoua la tête pour chasser ces étranges sensations. Il fallait qu'elle retrouve la maîtrise d'elle-même.

Un peu plus tôt, avec sa grand-mère et Morgan, sa perception était très faible : à présent, elle captait entièrement l’enfant qui l’observait. Si elle cessait de le regarder, elle avait toujours conscience de sa présence. C’était comme s’il bouillonnait et qu’elle sentait sa chaleur malgré la distance. Il la fixait toujours, alors elle finit par demander :

« Qui es-tu ? »

Le garçon eut l'air abasourdi par sa question. Soudain, il se retourna et cria un mot que Léana ne comprit pas. Puis, hésitant, il fit un pas ou deux dans sa direction. Il se mit à parler, d’une langue étrange à la sonorité douce. Un déclic se produisit dans l’esprit de la jeune fille. Elle entendait soudain les mots dans sa tête, comme s’il s’agissait de ses propres pensées.

Qui es-tu, et d’où viens-tu ?

« Je m'appelle Léana Sene et... »

Elle se retourna, encore incapable de comprendre ce qui lui arrivait. Elle s'était sûrement endormie, sinon, comment expliquer ce qui se passait ?

Une femme apparut derrière l’enfant. Elle portait une robe bleue, ses cheveux blonds tressés tombaient dans son dos. Elle tendit une main rassurante vers Léana en s’approchant. La jeune fille n’était pas inquiète : elle savait que la femme ne lui voulait aucun mal. Elle ignorait d’où lui venait cette assurance, mais décida de se faire confiance. Elle rangea le médaillon dans sa poche, avant d'acquiescer pour montrer qu'elle avait compris.

« Bonjour, hésita la femme avec un très mauvais accent français.

- Vous... vous parlez ma langue ? »

L’inconnue haussa les épaules et lui fit signe de la suivre. Léana obéit docilement. Sa conscience tenta de protester : c'était absurde, elle rêvait, il fallait qu’elle se réveille. Mais si c'était un rêve, que risquait-elle ?

 

La femme et le garçon la menèrent à travers la forêt. Le petit dévisageait toujours Léana comme si elle était une alien. Sans suivre de chemin précis, ils s’orientaient toutefois avec assurance.

Léana regardait autour d’elle, ébahie. Les arbres à l’écorce très claire étaient majestueux, leurs branches formaient un dôme de verdure masquant le ciel. La jeune fille avait pleinement conscience de la vie qui bruissait dans la forêt. Elle dut secouer plusieurs fois la tête pour se détacher des pensées légères des animaux aux alentours.

Une chaumière apparut derrière les arbres. Elle était construite du même bois clair que les troncs environnants. Un fauteuil à bascule se balançait doucement sur le porche.

Léana remarqua un symbole gravé dans le bois au-dessus de la porte d’entrée. Surprise, elle reconnut le trèfle et la dague de la boîte rouge découverte chez sa grand-mère. Que signifiait donc ce signe ? Pourquoi le retrouvait-elle ici ?

La femme donna soudain un ordre dans sa langue. Le gamin fila, non sans que Léana perçoive sa pensée :

Prévenir Grandme, d’accord !

Sa guide l’invita à entrer, un sourire sur le visage. L'intérieur de la maisonnette était très chaleureux.

En y pénétrant, Léana fut envahie par un bien-être intense. Durant une fraction de seconde, elle perçut d’innombrables souvenirs liés à ce lieu : les après-midis d’été à jouer sous le porche, les soirs d’hiver où, réfugiée au chaud, la famille se racontait des histoires… La sensation disparut dès que la jeune fille eut fait quelques pas à l’intérieur.

Au centre de la pièce principale se trouvait une grande table entourée de chaises en bois foncé. Des fauteuils au cuir usé tenaient compagnie à la cheminée éteinte. Un tapis beige assorti aux sièges couronnait le tout. Sur sa gauche, Léana aperçut une petite cuisine. Elle fut surprise de ne voir qu'un baquet contenant de l'eau en guise d'évier, tandis qu'une immense armoire entrouverte dévoilait un nombre incroyable de bocaux, casseroles, verres et assiettes.

La femme proposa à Léana de s’asseoir, puis se dirigea vers la cuisine. L’enfant avait disparu derrière une porte. Son sentiment d’appartenance à la maison l'ayant quittée, Léana se sentit perdue. L’inquiétude prit le dessus.

« Ça n’a aucun sens », murmura-t-elle.

Entendre sa propre voix ne la rassura pas autant qu’elle l’avait espéré. Elle tenta de chasser ses doutes en explorant la maison du regard. Des portraits étaient accrochés aux murs. Elle reconnut l'enfant seul, puis posant avec deux adultes : l’hôte de Léana et un homme. Probablement ses parents. Un autre tableau représentait un couple de personnes âgées.

« Kaoline. »

La jeune fille se retourna, étonnée. La femme se pointait du doigt :

« Kaoline. »

Puis elle montra l'assiette qu'elle tenait dans son autre main.

« Lertal ? »

Faim ?

Le mot frappa les oreilles de Léana, qui tressaillit. Elle acquiesça pour éviter de vexer son hôte. Elle n’avait pas réellement faim : elle venait à peine de sortir de table. L’absurdité de la situation lui parvint, mais disparut rapidement. Elle n’avait rien à craindre, ici, ce n’était qu’un rêve étrange.

Kaoline posa une panière devant elle. Léana resta abasourdie devant son contenu. Cela ressemblait à des fruits, mais elle n’en avait jamais vu de tels. En forme d’abricots, ils étaient rouge pourpre. Elle en prit un, hésitante, en tapota la surface dure. La femme sourit, en saisit un à son tour et croqua tout simplement dedans.

« Gog », expliqua-t-elle.

Aucune traduction ne se fit dans l'esprit de la jeune fille : c'était le nom du fruit. Elle imita Kaoline. C'était délicieusement sucré, craquant comme une pomme.

Une des portes s'ouvrit soudain sur une vieille femme qui s'avança vers la table, suivie du garçon. Elle portait un pull en laine beige et un pantalon marron très large. Ses cheveux blancs étaient attachés en chignon sur sa tête, son sourire orné de rides. Léana la reconnut : son portrait trônait au-dessus de la cheminée.

« Nian », fit la nouvelle venue.

Bonjour.

La jeune fille entendit le mot résonner dans sa tête. Au même moment, elle se rendit compte que la femme dégageait quelque chose de spécial. Elle paraissait… bourdonner. Léana détourna les yeux et constata qu’elle percevait encore l’inconnue.

« Bonjour... »

Kaoline présenta une chaise à la vieille femme, qui s'assit. Elle se pointa ensuite du doigt.

« Glenda. Merle o dicere que tropare tu en silva

Léana resta ahurie. Elle avait juste compris que la femme s'appelait Glenda. Leurs regards se croisèrent, et alors elle saisit : Merle m’a dit t’avoir trouvée dans la forêt. Merle devait être l’enfant.

« En effet... je suis arrivée par un... miroir. »

Elle fronça les sourcils : encore une fois, elle sentit que tout ça clochait, qu'elle aurait dû ressentir quelque chose de spécial, et ne pas rester simplement là à savourer le fruit. Mais elle se sentait encore apaisée par le calme de la forêt environnante.

Glenda hocha de nouveau la tête. Elle regarda Kaoline avant de prononcer un mot : Na'ilyia. Aucune traduction ne parvint aux oreilles de Léana, mais le mot la fit frisonner. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Kaoline réagit aussitôt :

« Estrana e na'ilyia ? »

L'incrédulité se peignit sur les traits de la femme. Ses pensées enveloppèrent Léana à toute vitesse. Comment l’étrangère pouvait-elle être na’ilyia ? D’habitude, tous les voyageurs perdus de l’autre monde étaient hermétiques ! Elles n’avaient pas le choix, elles devaient l’amener à...

« Gregor », déclara Glenda d’un ton ferme.

Elle regarda Léana droit dans les yeux. Celle-ci reprit violemment possession de son esprit. C’était comme si on l’avait giflée pour la renvoyer au fond de sa chaise, à sa place. Elle était étourdie. Avait-elle lu dans l’esprit de Kaoline, pendant quelques instants ? La perception qu’elle avait de la femme s’était atténuée d’un coup, comme si elle avait éteint brusquement la radio qu’était son esprit.

« Suis-moi », fit Glenda en français en se levant difficilement.

Kaoline dit quelques mots à Merle, mais aucun écho ne retentit dans l'esprit de Léana. La jeune fille était déboussolée. Face à elle se trouvaient trois personnes, qu’elle percevait toutes de manière différente. Après avoir envahi la tête de Léana, Kaoline était maintenant parfaitement silencieuse. Néanmoins, Léana percevait toujours sa présence. A côté d’elle, Glenda paraissait vibrante. Quant à Merle, il était aussi muet et immobile que s’il n’avait pas été là.

Que lui arrivait-il donc ? Qu’étaient ces sensations étranges ?

Glenda la mena dans une petite chambre sobrement décorée : seuls un lit et un fauteuil la meublaient. Sur ce dernier, un vieil homme paraissait somnoler. Mais lorsqu’elle entra, il ouvrit les yeux et les braqua sur elle.

La vieille femme prononça quelques mots. Il acquiesça. Glenda s'en alla, laissant Léana seule avec l'homme qui se redressait difficilement.

 

Là encore, sa perception était différente. Léana savait que l’homme était là, elle avait pleinement conscience de sa présence. Ce n’était pas seulement parce qu’elle le voyait devant elle. Cependant, le silence régnait dans sa tête.

Son calme s'effrita sous le regard intense de l’homme. Elle crut sentir une présence derrière elle, quelqu’un lui soufflant dans la nuque. Elle voulut se retourner, mais les yeux bleu clair du vieil homme la captivaient. Sa panique se transforma en confiance envers lui. Il ne lui voulait aucun mal.

Bizarrement, elle pensa à son père, puis à Morgan. Le visage de sa mère et ce qu'elle lui avait révélé s'imposèrent à son esprit. Durant quelques secondes, elle vit aussi Claire en train de lui sourire. Puis, aussi soudainement que ces pensées lui étaient venues, elles disparurent.

Léana n'entendait plus que son cerveau bourdonner. Elle avait la migraine. Que venait-il de se passer ? Pourquoi avait-elle soudain visualisé ces images, qui n’avaient aucun rapport avec la situation actuelle ? C’était fou, mais il lui semblait que, durant quelques instants, quelqu’un d’autre avait contrôlé son esprit.

Un froid glacial s'installa en elle. Léana se mit à prier avec ferveur que tout cela ne soit qu'un étrange rêve.

Léana sursauta lorsque la porte s’ouvrit. Merle entra, une chaise dans les bras. Il la posa derrière la jeune fille et disparut.

La voix du vieil homme retentit alors.

« Bonjour. Je suis Gregor Telonska. »

Léana sentit son cœur s'apaiser en se rendant compte qu’il parlait parfaitement français. Elle s’assit face à lui.

« Je m'appelle Léana.

− Je sais qui tu es. »

Il ouvrit sa paume droite vers le ciel. Léana la fixa sans comprendre.

« Tu es étrangère, tu dois apprendre les coutumes d'ici. Tu te trouves en Aélie, Aelia. Ici, on pose sa paume sur celle de l’autre pour dire enchanté. »

Elle obéit, tendant sa main droite pour la placer sur celle du vieil homme. Elle était soulagée de pouvoir enfin parler avec quelqu’un. Il hocha la tête, satisfait.

« Vous connaissez ma langue ?

− Cela fait longtemps que je m’intéresse à ton monde. De nombreux étrangers se perdent dans la Prairie, et sont trouvés par ma fille ou mon petit-fils.

− J’avoue que... je suis un peu perdue. Est-ce que... je rêve ? »

Cette hypothèse lui semblait de moins en moins crédible. Son esprit n’avait jamais rien inventé d’aussi tordu.

« Tu ne rêves pas, Léana. Tu as découvert un chemin vers nous. Les passages sont très rares. Celui que tu as traversé est l’un des deux seuls existant en Aélie.

− Vous êtes en train de me dire que je suis dans un monde parallèle ? C’est ridicule ! »

Elle se mit à rire, mais s’étrangla devant le sérieux du vieil homme. C'était impossible à croire, et pourtant la preuve se trouvait autour d'elle. Ce n’était pas le flou d’un rêve. Elle avait pleinement conscience de sa situation. Tout ce qui l'entourait était beaucoup trop réaliste, les sensations trop fortes pour qu'elle persiste à croire à un songe.

« Ce n’est pas si ridicule. Vous avez beaucoup d’histoires sur des mondes parallèles, non ? D'où viennent-elles, à ton avis ?

− Alors d'autres que moi sont venus ici et vous ont rencontrés ? Et ils ont décidé de raconter ce qu'ils avaient vu, ou cru voir ? Pourquoi personne n’est au courant, dans ce cas ? »

Il secoua la tête.

« Je ne les rencontre pas. Tu es différente. Les autres étrangers ne comprennent pas l’aélien, ils comprennent seulement quand ma fille leur dit « viens » ou « je vais vous ramener chez vous ». Ils croient rêver, et leurs rêves inspirent leurs histoires.

− Pourquoi suis-je différente ? Pourquoi est-ce que... »

Elle hésita. Comment le dire ?

« J'entends les pensées des gens, des animaux. Depuis que je suis ici, j'ai cette sensation de... de partager mon esprit avec les autres. J'ai entendu les pensées de Glenda et Kaoline. Je... je suis télépathe ? »

Lorsque le mot franchit ses lèvres, elle se sentit stupide. Ce n’était tout simplement pas possible. Assurément, il allait éclater de rire et lui dire qu'elle rêvait. Il se contenta cependant de la fixer un long moment.

« Non. Ce n’est pas de la télépathie. Ma femme et moi aussi possédons ce pouvoir. Glenda teste toujours les inconnus, au cas où l’un d’entre eux serait charmé. Ce qui est ton cas.

− Charmée ? Qu'est-ce que ça veut dire ? »

Na'ilyia. Le mot la frappa de plein fouet, sonnant dans sa tête, cherchant un écho, un sens quelque part, au plus profond d’elle. Elle sentait vaguement ce que ça signifiait. Pourtant, impossible de définir ce mot avec précision. Gregor la fixait avec un petit sourire.

Léana secoua la tête, refusant toujours de croire à la réalité de ce monde. Elle cherchait désespérément un indice qui trahirait la supercherie, une caméra cachée, un détail qui la ferait exploser de rire en comprenant que ce n’était qu’une farce. Finalement, l’homme tendit la main.

« Le médaillon. »

La jeune fille tressaillit. Comment savait-il ? L'avait-il vu dans son esprit, l'avait-il réellement sondée comme elle en avait eu l'impression ? Elle pouvait entendre d’autres esprits ; Gregor avait-il la capacité de les fouiller ?

« Je veux juste le voir », lui assura-t-il.

Elle sortit le portrait pour le lui donner. Il l’observa longuement, le tournant entre ses doigts, puis montra le signe qui ornait le dos du bijou.

« C'est le signe de la Configuration du Quatre. On dit que ceux qui en font partie sont ''charmés'', na’ilyia, car ils possèdent un don unique. Mais depuis quelque temps, certains Charmés font mauvais usage de leur pouvoir. Le peuple ne possédant pas le don, qu’on appelle les « non-Charmés », commence à en avoir peur. Et quand quelqu’un vit dans la crainte, il essaye de supprimer la menace. L’Aélie n’est plus aussi sûre qu’avant pour les gens comme nous. »

Il avait le regard dans le vide, le front barré par une ride inquiète. Il ne semblait plus faire attention à elle. Léana n'avait qu'une envie : récupérer le bijou et rentrer chez elle.

Comme s'il avait entendu ses pensées, Gregor la regarda soudain en lui rendant le portrait.

« Tu es trop jeune. Ce qu’on attend de toi est trop dangereux. Tu dois rentrer, cacher le médaillon et oublier tout ça. »

Il tendit de nouveau la paume. Léana posa délicatement la sienne dessus. Gregor acquiesça.

« Alinn’gaïa est un monde trop dangereux pour toi, Léana O'legan. Pars, et ne reviens pas. »

Il la regarda partir. Léana garda l’impression qu’il la suivait du regard longtemps après avoir quitté la pièce.

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Bianca
Posté le 29/06/2023
Coucou Marie,

Ben écoute moi j'aime beaucoup ton univers et l'histoire me paraît prometteuse.

Le seul petit truc qui m'a dérangé dans ce chapitre c'est un peu la même chose qu'à relevé Gaëlle dans son commentaire. Le coup de la voix mystérieuse de la grand-mère et je l'ai aussi ressenti quand tu écris "Était-il possible qu'elle ait... capté les pensées de ces êtres ?". Limite je trouve que ce petit paragraphe où Leana se questionne est en trop. On pourrait sauter directement quand elle revient à elle juste après un peu dans le flou.

Quand on écrit on veut être sûr de faire passer le message mais ça force un peu trop la main je trouve. En tant que lecteur le puzzle se fait bien tout seul et tu avais déjà réussi à nous mettre sur la piste en parlant des charmés en début de chapitre.

Pour finir, j'aime bien le développement des personnages et j'ai hâte de lire la suite :)
MarieSch
Posté le 02/07/2023
Hello Bianca!

Merci pour tes remarques. C'est vrai que c'est dur de savoir quand c'est suffisamment clair pour les lecteurs ou quand c'est flou... je vais retravailler ça ! :)

A bientôt!
Edouard PArle
Posté le 27/06/2023
Coucou Marie !
Juste un petit truc sur la longueur des chapitres : ils sont quand même assez importants, ça demande de prendre un bon bout de temps pour s'y attaquer. As-tu déjà envisagé des découpes ? Ca prend pas mal de travail mais ça rendra plus accessible ton histoire pour PA.
La première partie du chapitre présente un univers intéressant et des intrigues qui ont le potentiel de pas mal m'intéresser. J'avoue que j'ai eu un peu de difficulté à rentrer dedans comme il y a beaucoup d'infos à la fois : nouveaux persos / charmés / univers... Je me demande si ça n'aurait été plus compréhensible si tu l'avais mis en 2e partie de chapitre, après Léana parce qu'on aurait déjà mieux saisi ce que sont les charmés avant. Après, ça a l'intérêt d'annoncer l'univers qui attend Léana.
Le règlement de compte avec la mère permet d'apprendre l'abandon de son père. J'ai l'intuition qu'on en entendra à nouveau parler d'ici la fin du roman...
Mes remarques :
"Néanmoins, malgré leur ressentiment réciproque," répétition réciproque
"Tout était fin et dur, chez elle, et en particulier son regard bleu glacé." les virgules coupent un peu le rythme de la phrase je trouve, ma proposition : Tout était fin et dur chez elle, en particulier son regard bleu glacé
"Muée par son instinct, la jeune fille" -> Mue ?
"les soirs d’hivers où, réfugiée au chaud," -> hiver
Un plaisir,
A bientôt !
MarieSch
Posté le 27/06/2023
Salut Edouard!
C'est vrai, je n'avais pas fait attention à ce problème de taille de chapitre... je vais essayer de remédier à ça!
Au niveau de la compréhension, l'idée est effectivement de présenter le monde avec les charmés et l'histoire de Léana en parallèle. Mais si c'est vraiment perturbant, je réfléchirai à organiser les choses autrement!
Merci pour ton commentaire en tout cas :)
Bonne soirée!
Gaëlle N Harper
Posté le 14/06/2023
des élèves qui ont des volontés mauvaises => allégeable

nous savons tous la vraie raison => connaissons ? Je ne sais pas pourquoi, mais "savoir" me paraît étrange ici. Je crois qu'il n'accepte pas facilement de complément.

ces petits actes de rébellion se calmeront sans doute d'eux-mêmes => Ah, je sens l'optimisme exagéré, bientôt écrasé par le scénario :)

d’intégrer ce qui était écrit => de l'intégrer ?

Il t’a juste quittée => "juste" quittée, oui. Sans prévenir les gosses ni garder le contact. "Juste" quittée, oui da X)

« T’as intérêt à être convaincante. »
Il y a dix-neuf ans, un homme est entré dans ma vie. Il disait venir de très loin et s'était installé depuis peu à Paris
comptais-tu
=> répliques pas très naturelles, IMO

La voix de Claire était mystérieuse => Ici, je trouve dommage de devoir nous préciser qu'elle est mystérieuse. Ce serait peut-être mieux si ça ressortait de la réplique pour laisser les lecteurs décider s'ils la trouvent effectivement mystérieuse.

Plus vite ! La nuit arrive et la nuit, il fait froid et quand il fait froid, les moucherons se terrent. Et pas de moucherons c’est dormir avec la faim. => Le côté vite-vite m'étonne pour une araignée. Elles sont du genre patient et leurs prises leur durent un petit moment, elles peuvent passer des jours sans manger sans trop de problème (3 jours pour les petites, des semaines pour les mois petites)

Tu dis un coup "grandma", un coup "grandma". Je signale seulement au cas où ce ne serait pas voulu

Merle o dicere que tropare tu en silva => Une langue latine ! C'est quoi ce bazar, ils descendent d'Italiens égarés ?
MarieSch
Posté le 14/06/2023
Hey!
Qu'est-ce que ça veut dire, IMO?
Et tu as mis deux fois grandma donc je ne vois pas de différence mais je vais relire et je la trouverai sûrement x)

Quant à la langue... tu comprendras bientôt pourquoi elle ressemble au latin! :)

Encore merci pour toutes tes remarques!
Gaëlle N Harper
Posté le 14/06/2023
IMO = In My Opinion

C'était grandma et granme, pardon ! ^^
Gaëlle N Harper
Posté le 14/06/2023
*grandme, je vais y arriver ! X)
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