Chapitre 3

Marc O’rren les emmena dans un camp dressé au milieu d’une clairière. Il devait bien y avoir une trentaine de tentes. L’homme leur proposa à boire, mais ils refusèrent. Ian fut impressionné par le luxe de leurs installations − grandes tentes en cuir, sièges avec coussins, fruits, bière de bonne qualité. Le « O » du nom d’O’rren justifiait cette opulence : c’était un noble. Après avoir reçu sa lettre, ils avaient cherché à savoir qui était leur opposant. Il existait des documents sur les O’rren, leur accession à la noblesse cinquante ans plus tôt, mais rien sur Marc. Les dossiers n’avaient sûrement pas été mis à jour, et il était impossible de savoir s’il avait hérité du domaine familial, dans la région de l’Ameria.

Ian eut beau chercher dans sa mémoire, le visage de cet homme ne lui disait rien. Pas plus que ceux de la trentaine de Charmés qui l’accompagnait. Pourtant, sa position au château et le fait qu’il ait été un membre actif de la Configuration, quelques années plutôt, lui avaient permis de rencontrer de nombreux Charmés. Mais pas ces rebelles.

« Je ne vais pas vous faire patienter plus longtemps, lança O’rren. Sole O’membord est venu vous transmettre ma requête à Kaltane, n’est-ce pas ?

− En effet, répondit Hannah.

− Notre demande est simple. Il y a des terres inhabitées en Pesée, où personne ne veut vivre par superstition. Vous le savez, et O’membord le sait aussi. Je représente un groupe de Charmés, les Capes Noires. Nous avons un seul vœu : trouver un endroit où nous vivrons en communauté, sans être dérangés par des non-Charmés. Nous voulons que le roi nous octroie cette part de la Pesée. »

Il parlait calmement, les bras croisés sur la poitrine. A son index droit brillait une chevalière qui marquait son appartenance à une famille noble.

« Vous ne pouvez pas vous présenter comme porte-paroles de Charmés, déclara froidement la conseillère. Il existe déjà un groupe, avec un chef attitré. Et jamais Talika ne demanderait cela au roi.

− Vous devriez comprendre, répondit-il. Votre nature de Charmés est publique : n’osez pas me dire que tout le monde vous accepte. Vous êtes peut-être protégés par votre rang, mais nombre d’entre nous ne sommes rien. »

En entendant ces mots, Ian comprit pourquoi O’rren avait réclamé la présence de Charmés uniquement. Il essayait de les rallier à sa cause.

« Vous êtes noble, pourtant, remarqua Hannah.

− Je le suis, et cela n’a pas empêché le village avoisinant ma propriété de m’accuser d’avoir envoyé une malédiction sur eux. Ils sont même venus jusque chez moi pour tenter de m’arrêter.

− Une malédiction ? répondit Ian, sceptique. Je n’en ai pas entendu parler.

− Ce n’est pas remonté jusqu’au roi. Une dizaine d’enfants a attrapé une étrange maladie l’hiver dernier, et les trois-quarts en sont morts. Vous savez comme moi que tuer ainsi des êtres vivants n’est pas en mon pouvoir ; mais les villageois n’ont pas voulu me croire. »

Un court silence s’ensuivit. D’un côté, Ian comprenait le point de vue de O’rren, mais de là à attaquer des non-Charmés ?

« J’ai dû fuir ma maison, mon foyer. Ma fille et sa mère, non-Charmées, sont allées se réfugier dans ma belle-famille. J’ai jugé qu’il valait mieux pour tout le monde que je ne les accompagne pas. J’ai rencontré d’autres Charmés dans le même cas que moi. Vous n’entendez peut-être rien depuis votre haut château, mais les altercations et haines entre Charmés et non-Charmés en Ameria remontent à bien longtemps. Notre région est pauvre, et l’aria y est très rare. Sans cette potion en leur possession, les gens nous craignent. Nous en avons assez de nous faire insulter et agresser sans raison. Tout ce que nous voulons, c’est vivre tranquillement. Ce n’est pas si aberrant de demander un bout de région, inhabité, qui plus est.

− Vous avez lancé des attaques contre des marchands, vous vous en êtes pris à des habitants inoffensifs, répliqua Hannah. Et pour quoi ? Parce qu’on vous insultait ?

− Nous voulions qu’enfin, on nous écoute. Mais O’membord a rejeté notre demande sans même s’y intéresser. Il n’a que faire de ces terres, mais refuse d’en céder le moindre mètre carré. Et pourquoi ? Par orgueil, voilà tout. Il nous réclame un impôt que nous ne pouvons pas payer. A-t-il vraiment besoin de cet argent ? »

Ian songea qu’effectivement, la Pesée était suffisamment riche. Mais d’autres raisons se cachaient derrière le refus de O’membord, qu’O’rren ignorait apparemment.

« O’membord ne peut pas simplement vous donner ces terres, répondit-il. Sinon, cela créerait des jalousies, et le reste de sa région ne comprendrait pas pourquoi ils doivent payer l’impôt et vous, non.

− Les peséens sont riches, et n’ont pas envie d’aller dans les Landes. Cette zone n’a aucune raison d’appartenir à la Pesée. Ecoutez, ajouta O’rren d’une voix légèrement agacée. Nous voulons faire les choses de façon correcte. C’est pour ça que nous demandons l’autorisation avant de nous installer d’office dans les Landes. Le roi a le pouvoir de faire plier O’membord : nous voulons qu’il le fasse.

− Vos agissements vont amplifier l’aversion du peuple envers nous, gronda la conseillère. Si vous avez une demande à faire au roi, n’attaquez pas les gens et ne pillez pas les villes. L’appartenance à la Configuration du quatre est un gage des bonnes intentions des Charmés pour le peuple.

− Et nous n’avons pas été acceptés, cracha l’homme. Regardez combien nous sommes ! Tous, nous avons été rejetés de l’organisation, et pourquoi ? Parce que nous étions trop en colère, ou avions le simple désir que la Configuration se soucie du bien être des Charmés en priorité. Nous avons un pouvoir puissant, que nous ne devrions pas avoir à cacher, ni à justifier.

− La Configuration a été créée dans le but d’amener la paix en Aélie, intervint Ian. Pas de séparer le peuple en deux.

− Eh bien elle devrait reconsidérer ses objectifs. »

O’rren fit un signe de la main, et deux hommes s’avancèrent, pointant leurs épées vers Ian et Hannah.

« Dites au roi que si nous n’obtenons pas un endroit où vivre en toute sérénité, alors nous cesserons de nous cacher, et nous contre-attaquerons. Dites-lui que les Capes Noires rassemblent plus de Charmés qu’il ne le pense, et qu’il ferait mieux de nous donner ces terres qui n’intéressent personne d’autre. Sinon, nous les prendrons de toute manière. »

Sur ces mots, il leur tourna le dos et disparut dans une tente.

 

Hannah et Ian faisaient route vers l’ouest, en direction de Kaltane, en silence. Le ciel menaçant depuis le matin avait fini par déverser des trombes d’eau sur eux. Être trempé n’arrangeait en rien l’humeur de Ian. Le roi serait fâché en écoutant leur compte-rendu.

« Merci de m’avoir soutenue », lâcha soudain Hannah.

Ian la regarda, surpris. Il n’avait presque pas parlé, alors pourquoi prenait-elle la peine de le remercier ?

« Je ne m’attendais pas à un quelconque soutien de votre part, reprit la Conseillère.

− Je ne suis pas venu pour faire la potiche, Hannah. Un garde aurait suffi dans ce cas. Je connais les affaires du roi aussi bien que vous, je suis le représentant de la Configuration au palais.

− Je sais, vous êtes à son service depuis bien plus longtemps que moi. J’avais simplement eu l’impression jusqu’ici que votre travail n’était qu’une façade pour vous permettre de rester au château. J’ignorais que le sort des Charmés et de la Configuration vous inquiétait réellement. »

Ian la dévisagea, outré. Il n’y avait qu’Hannah Da’lensso pour lâcher ce genre de commentaires. Il avait cru qu’elle voulait être gentille, mais son caractère méprisant venait de reprendre le dessus.

Et le pire, c’était qu’elle avait raison. Il n’était pas vraiment nécessaire qu’il y ait un représentant de la Configuration du quatre au palais royal, car Talika Brenne, chef de la communauté, y venait souvent. Mais le roi Phelps avait créé le poste lui-même, afin de donner une raison à la présence de Ian à ses côtés. Personne ne le savait, mais l’homme n’était pas surpris que Hannah l’ait deviné. Cette femme était très perspicace − trop, parfois.

« Comme vous le dites, je soutiens le roi Phelps depuis bien longtemps. Et je vous signale que mon travail m’importe, et que j’ai souvent des affaires à régler. Ces Capes Noires risquent d’amener des problèmes sur l’ensemble des Charmés, et je ne peux laisser passer ça.

− Ces quelques affaires, le chef de la Configuration s’en était toujours chargé, avant vous, fit Hannah d’une voix moqueuse. C’est pour cela que je me demande pourquoi le roi a pris la peine de créer le poste pour vous.»

Cette fois, il était surpris : elle avait donc pris la peine d’aller vérifier si le poste existait avant lui. Ian eut un mince sourire. Ils avaient passé beaucoup de temps ensemble dernièrement, mais la conversation allait rarement plus loin que quelques phrases polies avant que l'un d'entre eux ne lâche une pique. Ian savait que Hannah était obsédée par une question : pourquoi le roi tenait-il en si haute estime un homme sans noblesse ?

« Je suppose que c'est au roi qu'il vous faut poser la question, Conseillère. »

Elle ne répondit rien, et Ian put remarquer encore une fois sa facilité à dissimuler ses émotions.

« Le roi aura d’autres préoccupations, je le crains », fit-elle au bout d’un moment, et il ne put qu’acquiescer.

 

Ian ruminait encore leur rencontre avec les Capes Noires lorsqu’il se rendit à la caserne. La conseillère et lui venaient de faire leur rapport au roi, et le Charmé avait besoin d’un remontant. Bien qu’à un poste élevé au château, Ian n’avait pas de titre, et il s’était toujours bien mieux entendu avec les soldats qu’avec les nobles du palais.

Il poussa la porte de l’antre des gardes de Kaltane et se retrouva dans la cantine. Des tables étaient alignées, et une dizaine de soldats prenaient leur pause. Lorsque le battant claqua derrière lui, quelques regards se tournèrent. Ian sourit, s’attendant à un salut, mais certains froncèrent les sourcils et reprirent leur conversation à voix basse. Surpris, il chercha du regard une âme amie, et aperçu le lieutenant Carl. Il s’avança vers lui, conscient que les gardes ne le quittaient pas des yeux. Nul doute que leurs murmures le concernaient. Mais pourquoi ?

Ian s’assit face au vieux lieutenant, saisit un pichet et se servit du vin.

« Salut, Carl, fit-il. Comment va Louisa ? »

L’autre était un homme aux cheveux grisonnants, les épaules larges, le visage dur. Ils se connaissaient depuis longtemps, et Ian avait vu naître sa fille. Louisa, la femme de Carl, avait été malade récemment.

« Elle va bien. »

Le ton sec de son ami le surprit. Il leva les yeux vers lui, et le vit tendu, les sourcils froncés et la mâchoire serrée.

« Qu’y a-t-il ?

− Ne fais pas comme si tu ne le savais pas, Ian. Tout Kaltane est au courant de ce que tu as fait. »

Abasourdi, Ian posa la carafe et le verre qu’il venait de remplir.

« De quoi parles-tu ? Je viens de rentrer de mission avec la conseillère, je…

− Pour voir les Charmés, pas vrai ? Dis-moi, combien de temps faudra-t-il avant que Da’lensso et toi preniez possession de l’esprit de notre roi ? A moins que ça ne soit déjà fait ?

− Attends, tu rigoles ? » Outré, Ian foudroya Carl du regard. « Premièrement, on ne peut pas simplement prendre possession de l’esprit de quelqu’un. D’autant plus si ce quelqu’un prend quotidiennement de l’aria. Deuxièmement, jamais je n’abuserais de ma magie ! Je ne suis pas comme ces rebelles, ces Capes Noires !

− Et pourtant un enfant est mort de ta magie. Sûr que tu n’en as pas abusé ? »

La surprise le rendit muet. De quoi parlait donc Carl ? Le silence était tombé sur la caserne, et pas un soldat ne perdait une miette de la discussion. Deux femmes de la garde entrèrent à ce moment-là.

« Comment oses-tu ? »

L’une des nouvelles venues s’avança vers Ian à grands pas, le visage déformé par la fureur. Gaelle Kelenit, avec qui il lui arrivait d’aller boire un coup le soir.

« Comment peux-tu te montrer ici, après ce que tu as fait ? C’était mon neveu, Ommone ! Je devrais t’écorcher vif ! »

Sa lame glissa hors de son fourreau lorsqu’elle la brandit vers lui. Ian sauta de son banc et recula, stupéfait de la réaction de la femme.

« Mais je n’ai tué personne, Gaelle ! De qui parles-tu donc ? Arrête !

− Pose ton arme, Kelenit, fit Carl d’une voix glaciale. Ce n’est pas à toi de le punir. »

Son regard se posa derrière Ian, et celui-ci se retourna pour croiser celui de Lorene Da’line, la cheffe de la garde. Elle était suivie de deux soldats qui portaient les insignes personnels du roi.

« Ian Ommone, le roi vous demande.

− Mais je reviens d’une réunion avec lui ! Lorene, qu’est-ce que c’est que cette histoire de mort d’enfant ? »

Lorene fit signe aux deux gardes, qui pointèrent leurs armes vers Ian. Celui-ci leva les bras pour les apaiser.

« Ça va, je vous suis. »

Les deux gardes et Lorene le menèrent dans les couloirs du palais. Tous ceux qu’ils croisaient le regardaient d’un air choqué, dégoûté. Il avait hâte de pouvoir enfin s’expliquer devant Phelps, et que tout le monde comprenne que ce n’était qu’une erreur. Le regard de Lorene d’ordinaire si chaleureux était froid. Elle aussi le considérait comme coupable, sans même qu’il ait pu se défendre.

Mais le pire, c’était qu’il n’avait aucune idée de ce dont il devait se défendre.

 

Le roi Phelps régnait sur l'Aélie depuis la mort de son père. Il était connu pour être juste et savait déceler la vérité. Cependant, il pouvait entrer dans des fureurs noires, et ne supportait pas qu'on le trahisse. Ian et le souverain se connaissaient depuis très longtemps, mais Phelps faisait toujours passer le devoir avant ses propres sentiments. Ian savait qu'il ne ferait pas exception à la règle.

Hannah était assise à la table du roi, l'air perturbé. Elle ne leva pas les yeux sur Ian quand Lorene l'amena.

« Asseyez-vous, Ommone », ordonna Phelps d’un ton impérieux.

Inutile de discuter. Si le roi l’appelait par son nom de famille, c’est que l’heure était grave.

Le visage du monarque semblait fatigué. Il s’enfonça dans son siège, et croisa les doigts sur sa poitrine. Hannah, raide, évitait le regard de Ian.

« Je viens de recevoir de nouvelles fort désagréables, Ian, commença Phelps. Vous êtes-vous rendu en ville, hier, en fin d’après-midi ?

− Oui », répondit prudemment Ian.

Il ignorait où voulait en venir le roi, mais cela l’inquiétait de plus en plus.

« Et vous êtes-vous rendu dans la boutique d’Alizée Chevalere, vendeuse d’étoffes, bijoux et produits en cuir ? »

Oui, il y était allé, ayant eu besoin d’une nouvelle besace, car les lanières de la sienne étaient prêtes à craquer. Il avait hésité longuement devant les beaux articles que proposait Alizée. Il avait fini par se décider, et en sortant de la boutique il avait entendu des cris. Il était revenu dans le magasin, pour voir la femme aux prises avec un gamin. D’autres badauds étaient venus voir ce qui causait ce tapage.

« Alizée et un enfant étaient en train de se battre quand je suis revenu dans la boutique, expliqua-t-il. Le gosse avait l’air enragé. J’ai d’abord cru qu’il avait voulu voler Alizée, mais il n’essayait pas de s’enfuir. Il… Je crois qu’il essayait de l’étrangler. »

Il fronça les sourcils, tâchant de se rappeler la scène. Le petit, tous ongles dehors, s’acharnait du mieux qu’il pouvait pour blesser la femme.

« Deux hommes sont intervenus avant que je puisse le faire, et je suis parti, expliqua-t-il en haussant les sourcils. J’étais pressé par mes devoirs au château, je n’avais pas de temps à perdre avec une dispute qui ne me concernait pas. Pourquoi ? Que s’est-il passé ensuite ? »

Phelps soupira.

« Il semblerait que l’enfant ait été… possédé. Comme tu l’as dit, deux hommes ont voulu aider Alizée, mais il s’est échappé de leur poigne, a saisi le couteau de l’un et s’est tranché la gorge. Tous les témoins ont affirmé avoir reconnu l’œuvre de la magie. Et tous ont déclaré avoir vu un Charmé s’enfuir de la scène du crime quand la situation s’est aggravée. »

Le choc le rendit muet. L’enfant s’était-il réellement suicidé au milieu de la boutique d’Alizée, sans aucune raison ?

« Alors ils croient que c’est moi ? Vous pensez vraiment que je suis capable de faire cela à un enfant, Sire ? C’est ridicule ! Jamais je ne pourrais pousser quelqu’un à se trancher la gorge ! »

Phelps secoua la tête.

« Je suis désolé, Ian, je n’ai pas le choix. Alizée a porté plainte, et la mère de l’enfant aussi. »

Ian pensa soudain à Gaelle. Le gosse était son neveu. Il comprit pourquoi elle avait voulu l’embrocher, un peu plus tôt.

« Mon roi…

− Une enquête sera menée, bien entendu. Nous découvrirons le fin mot de l’histoire. Mais en attendant, Ian Ommone, vous séjournerez dans la prison royale. Je ne veux pas qu’une révolte anti-Charmés éclate au cœur-même de la capitale. Lorene, emmenez-le. »

 

* * *

 

Kaoline guida de nouveau Léana à travers la forêt jusqu'à la Prairie. Elle chantonnait doucement, et souriait à la jeune fille quand leurs regards se croisaient. Celle-ci en était étrangement calmée. Elle appréciait la présence de la femme, de même que l’atmosphère douce qui l’environnait. Kaoline s'arrêta à l'endroit précis où Léana était apparue, au milieu de la clairière. Les questions tournaient en boucle dans sa tête, et elle regretta son empressement à vouloir partir. Elle était sûre que le vieux Gregor aurait répondu à ses interrogations. Qu'était cette Configuration du quatre ? Pourquoi Léana possédait-elle un don propre aux habitants de ce monde ? Et comment l'homme connaissait-il le nom de son père ?

Cette dernière question la taraudait plus que les autres. Elle venait à peine d'apprendre que son père s'appelait Jack Legan. Gregor l'avait-il lu dans son esprit, et cru qu'elle s'appelait Léana O'legan ? Pourquoi ce préfixe avant le nom ?

« Approche », fit Kaoline, accroupie, en lui tendant la main. Léana obéit. Une petite zone vide d'herbe cachait une pierre blanche toute lisse, ornée du signe de la Configuration du quatre. Sans préambule, Kaoline lui prit la main et la posa sur la roche : la jeune fille se sentit basculer en avant comme si elle plongeait dans de l’eau.

Fais attention à toi, pensa la femme. Le danger est souvent là où on s'y attend le moins.

La fin de sa phrase résonna dans la tête de la jeune fille alors qu'elle franchissait le miroir et que tout s’évanouissait autour d'elle.

 

Quelqu'un frappait à la porte, et les battements répétés faisaient l’effet de coups de tambour dans la tête de Léana. Ne pouvait-on la laisser tranquille ? Elle se roula en boule, mais grimaça en sentant le sol froid et inconfortable sous elle.

« Léana ! »

Elle connaissait cette voix, lui faisait confiance, mais la peur la tenaillait. Des dizaines de pensées sans queue ni tête tourbillonnaient en elle ; une Prairie, un fauteuil à bascule, le regard pénétrant d'un vieillard. Elle ouvrit brusquement les yeux, se rendant compte qu'elle était couchée sur le sol de la cave de sa grand-mère. Léana se redressa avec l’impression qu’on enfonçait des lames dans ses tempes. Elle grimaça de douleur. Le miroir se dressait derrière elle, lui renvoyant son expression effrayée. Que s'était-il passé ? La lumière jaune du cagibi paraissait avoir faibli. Un nouveau coup frappé à la porte la fit sursauter. Léana se leva d’un bond qui lui fit tourner la tête, et ressortit de la pièce en éteignant la lampe. Elle repoussa la porte, puis l’armoire.

« Léana ? 

− Deux secondes ! »

Elle regarda le bazar qu’elle avait mis par terre, puis décida que ça pouvait attendre. Elle alla donc ouvrir à Lucas, qui soupira de soulagement en la voyant.

« J'ai cru qu'il t'était arrivé quelque chose ! Ça fait plus d'une heure que tu es partie, Mamie a dit de ne pas s'inquiéter, mais... tout va bien ?

− Je... j'ai juste fait un rêve bizarre. J'ai dû m'endormir.

− Viens, remontons. »

Elle lança un ultime coup d’œil à l’immense armoire, songeant à ce qui se cachait derrière.

« Je te rejoins dans cinq minutes. J’ai fait un peu de bazar, je dois nettoyer. »

Elle lui ferma la porte au nez sans attendre sa réplique. Elle n’aurait pas su lui expliquer pourquoi elle avait mis toutes les réserves de leur grand-mère par terre.

Tout en rangeant, Léana tentait de se raisonner. Elle avait simplement dû s'évanouir et se cogner la tête : c'était la seule explication plausible. A part une profonde confusion, elle ne ressentait rien : pas de voix d’animaux dans sa tête. Elle n’entendait rien non plus provenant de son cousin. Elle en fut soulagée : tout ça n'était pas réel. Léana inspira profondément, et retrouva un peu de son aplomb habituel. Être seule dans sa tête était un sentiment très agréable.

 

Quand elle remonta, Claire avait rejoint la cuisine, tandis que le reste de la famille et Morgan jouaient au Monopoly dans le salon. La mère de Léana était assise sur le canapé, les yeux perdus dans le vague. Léana voulut l’ignorer, mais son cousin lui prit le bras.

« Elle se sent coupable, dit-il doucement. Va lui parler. Tu ne veux pas en apprendre plus sur ton père ?

− Elle m'a menti pendant dix-sept ans », gronda la jeune fille.

Elle sentit sa colère affluer de nouveau, mais de façon moins intense. Effectivement, la liste des questions qu’elle aurait aimé poser à sa mère était longue. Elle lui en voulait toujours de lui avoir menti, mais elle devrait mettre sa fierté de côté pour avoir des réponses. Elle s’assit donc sur le canapé, raide. Carmen leva le regard sur sa fille.

« Ma chérie...

− Je veux savoir pourquoi. »

Carmen la fixa. Autour de ses yeux tristes, ses rides ressortaient. Léana pouvait lire toute la fatigue du monde sur le visage de sa mère, mais elle n’en démordrait pas. Il était temps qu’elle lui dévoile enfin toute la vérité.

« Pourquoi tu m’as menti pendant tout ce temps ? »

Elle sortit le médaillon et le retourna : le signe était toujours là. Elle l'effleura du doigt, persuadée à présent que son cerveau lui avait joué un tour.

« Je te l’ai dit, Léana. J’avais peur que tu aies envie de retrouver ton père, et que tu fonces dans un mur. Je ne sais pas où il est parti ; je n’aurais eu aucun moyen de t’aiguiller, et je ne voulais pas que cette quête impossible te fasse souffrir.

− Tu as dit qu’il était reparti chez lui. C’était où, « chez lui » ?

− Je… Je ne sais pas. Jack refusait de parler du pays d’où il venait ; et je ne voulais pas lui poser de questions gênantes.

− Il ne t'a rien dit ? Tu ne sais même pas si c’est en Europe ? »

Carmen secoua la tête, lasse.

« Il y a de nombreuses choses qu'il ne m'a pas dites. D'où il venait. Pourquoi il en est parti, seul avec sa mère. C’était un sujet douloureux pour lui que je n’osais pas aborder. »

Léana médita un moment ces paroles et son regard croisa celui de Morgan. Lui aussi était redevenu « normal » : elle n’avait plus l’impression qu’il vibrait d’émotions comme un peu plus tôt. Elle sentit un poids s’ôter de ses épaules et reporta son attention sur sa mère. Peu lui importait que toute sa famille et un étranger écoutent avec elle. C’en était fini des secrets.

« Parle-moi de lui. »

Alors Carmen s’exécuta. Elle parla à sa fille du jeune homme qu'elle avait rencontré un soir de printemps.

« Jack m’aimait, je le savais, mais il avait aussi des problèmes personnels qui l’empêchait d’être entièrement honnête avec moi. A chaque fois que j’essayais de l’interroger dessus, il évitait le sujet. Je pense que ça concernait sa mère et l’endroit d’où ils venaient. C’était une femme très peu bavarde. Je ne l’ai pas beaucoup côtoyée, et je ne crois pas qu’elle m’appréciait. Au bout de quelques mois, pourtant, il a fait preuve de moins de réserves envers moi, et on a vécu quelque chose d’incroyable. Et quand je lui ai annoncé que j’étais enceinte, il m’a promis de veiller sur nous. Il semblait vraiment amoureux. Mais un mois plus tard, sa mère est morte d’une maladie, et il a dû repartir. Il n’est jamais revenu. » 

Méditant les paroles de sa mère, Léana parcourut les visages des gens assis auprès d’elle. Lucas avait l’air aussi perdu qu’elle par ces révélations. Claire, qui était apparue dans le salon sans que la jeune fille ne s’en rende compte, la fixait d’un regard impénétrable. Léana fronça les sourcils à l’attention de sa grand-mère, mais celle-ci eut un sourire, secoua la tête et repartit dans sa cuisine. Morgan, lui, fixait Carmen d'un air étrange, et Léana se souvint de la facilité avec laquelle il avait ouvert la boite contenant le trésor de son père. Il avait eu l’air de bien connaître le mécanisme. Alors qu’elle songeait à une simple coïncidence, il ouvrit la bouche :

« Vous a-t-il dit pourquoi il avait fui ? »

Aussi surprise que sa fille par l’intervention de Morgan, Carmen répondit néanmoins.

« Fui ? D’après ce que j’ai compris, ce sont des affaires qui les ont forcés à venir à Paris. Mais il parlait parfois de son père avec douleur, alors j’ai toujours supposé qu’il était mort, et qu’ils avaient déménagé pour passer à autre chose.

− Pourquoi crois-tu qu'il aurait fui ? » demanda Léana à Morgan, les sourcils froncés. Il hausa les épaules d’un air gêné.

« C'est ce que j'avais cru comprendre. J'ai dû me tromper. Pardon, ma question est sortie toute seule, mais ça ne me regarde pas.

− Donc si je résume, reprit Léana, tu ne connaissais pas ses parents, tu ne savais pas pourquoi il était venu habiter ici, ni d’où il venait. Et tu as quand même eu un enfant avec lui. »

Sa mère lui lança un regard blessé.

« Tu ne peux pas comprendre, répondit-elle d’une voix sèche. Tu n’as jamais été amoureuse ainsi. »

Léana sentit ses joues s’enflammer. Comment sa mère osait-elle l’humilier de cette façon ? Elle ouvrit la bouche pour lui lancer une remarque acerbe, mais une phrase claqua dans son esprit.

Ça m’étonnerait qu’il ait été capable d’amour véritable.

Elle sursauta brusquement, incapable de croire ce qu'elle venait d'entendre. Le cœur battant, elle dévisagea Morgan. Ces mots étaient accompagnés d’un parfum de bruyère, comme imprégnés de l’essence du garçon.

Non, c’était impossible. Était-ce lui qui avait pensé ça ? Ou son cerveau lui jouait-il encore un tour, associant son rêve aux questions étranges du jeune homme ? Elle tendit l'oreille mais n'entendait plus rien. Son imagination, c’était forcément son imagination. Léana se mordit la lèvre et regarda de nouveau sa mère, tâchant de mettre sa fierté de côté.

« Très bien, très bien, alors c’était une belle histoire d’amour. Et il était comment dans la vie de tous les jours ? »

Carmen eut un sourire nostalgique.

« Il était charmant, un vrai gentleman. Il lui arrivait de s'exprimer parfois bizarrement, avait un peu le même accent que Morgan, d’ailleurs. »

Tous les regards se tournèrent vers le jeune homme, qui parut soudain extrêmement mal à l’aise. Mais Carmen enchaîna.

« Et il était un peu parano, mais ça ne m'embêtait pas trop. Il adorait les soirs d'été mais détestait l'hiver, disant que c'était à ce moment-là de l'année que les problèmes surgissaient. Et il me racontait des histoires fantastiques sur un pays lointain. »

Léana sentit son cœur rater un battement.

« Un pays lointain ?

− Sa mère lui en parlait quand il était petit, il disait qu’il aimerait te raconter ces histoires aussi. Il m’a vraiment fait croire qu’il voulait t’élever avec moi.

− Quel genre d'histoires ? » intervint encore une fois Morgan.

Léana le dévisagea. Carmen venait de dire que Morgan avait le même accent que son père, cette sonorité mélodieuse et chantante. Plus elle l’entendait, plus la jeune fille lui trouvait des ressemblances avec l’intonation du vieil homme de son rêve. Son cerveau s’était sûrement inspiré de la voix de Morgan pour la retranscrire dans son songe.

« Oh, des contes sur un royaume gouverné par un roi juste et sage devant faire face aux problèmes de son pays. Selon la légende, la magie régnait là-bas, mais les gens la considéraient comme mauvaise et en avaient peur.

− De la magie ? interrogea Léana d’une voix étranglée.

− Ce ne sont que des histoires, tu sais », fit remarquer Carmen en haussant un sourcil. « Il me semble que certains habitants de ce pays de conte étaient télépathes. Je ne sais plus trop. »

La jeune fille ferma les yeux : elle n'avait pas rêvé. Elle avait traversé un miroir pour se rendre dans un royaume parallèle, et elle possédait la magie de ce monde. Les pièces commençaient à s'assembler dans sa tête. Son père venait-il de ce royaume qu’il décrivait, ou bien l’avait-il simplement visité comme les nombreux voyageurs dont lui avait parlé Gregor ? Le vieil homme qui parlait français, vivait dans un monde parallèle et lisait dans les esprits. Léana eut un rire nerveux, qu’elle transforma en toux pour ne pas attirer l’attention. Ce n’était pas possible. Les détails de son rêve -ou plutôt, de son voyage-, lui revenaient en tête. La clarté du jour, la netteté des éléments, des mots entendus dans son esprit. Les couleurs, les odeurs, le goût du fruit qu’elle avait mangé. Elle glissa sa langue sur ses dents, et y sentit un reste d’arôme du gog.

Soudainement, Morgan éclata de rire.

« Télépathes ? Quelle blague ! Il avait beaucoup d'imagination, votre prince. »

Il se mordit la lèvre. La peur du garçon envahit soudain l'esprit de Léana, et il se mit à vibrer de nouveau. Elle ferma les yeux, et continua de distinguer sa présence, sa fureur contre lui-même. Qu’avait-il dit ? Lorsqu’elle rouvrit les yeux et qu’elle croisa le regard de Morgan, elle comprit qu’il jouait la comédie depuis le début. Il en savait bien plus qu’il ne voulait l’avouer.

« C'est vrai qu'il se comportait souvent comme un prince, acquiesça Carmen. Il avait l’ego qui va avec. »

Mais Léana ne pouvait détacher son regard de Morgan. Elle ne parvenait pas à séparer ses émotions de celles du garçon. Elle le sentit perturbé, étonné. Puis, finalement, il écarquilla les yeux. Il avait compris qu’elle savait. Comme s’il les avait chuchotés à son oreille, les mots retentirent dans son esprit :

Je crois que nous devrions parler.

 

« Qui es-tu ?

− Que sais-tu ? » rétorqua Morgan.

Léana se tenait dans la chambre d'amis de la maison de sa grand-mère, enfermée avec le jeune homme. Ils avaient réussi à s'éclipser discrètement.

« Pas grand-chose, avoua-t-elle, sur la défensive. Je sais que le pays dont mon père parlait existe vraiment et qu'on y accède par le miroir dans le sous-sol. »

Mais elle avait surestimé les connaissances de Morgan. Il écarquilla les yeux.

« Il y a un passage ici ? Comment l'as-tu trouvé ?

− Une question chacun. Qui es-tu ? »

Il la dévisagea un moment, puis répondit :

« Je m'appelle Morgan O'toranski. Et je viens de ce pays dont tu parles.

− Alors je n’ai pas rêvé, il existe réellement un monde parallèle au mien ? C’est… »

La jeune fille s’assit lentement sur le lit, et se prit la tête entre les mains. Elle revit Kaoline, Merle, Gregor, leur maison perdue dans les bois. Elle se souvint de la sensation d’avoir l’esprit fouillé par quelqu’un d’autre.

« Comment as-tu découvert le passage ?

− Grâce au signe sur le médaillon, répondit-elle. Je me suis souvenue qu'il était aussi sur le miroir dans la cave de ma grand-mère. »

Morgan grimaça.

« Ça explique beaucoup de choses.

− Comme quoi ?

− Comme le fait que tes parents se soient rencontrés. »

Elle rassembla les pièces du puzzle dans sa tête.

« Mon père qui vient d’un pays inconnu, puis qui disparaît sans laisser de traces… et qui a le même accent que toi, toi qui viens d’un monde parallèle. Il venait de là-bas, pas vrai ?

− En effet. Léana, que s'est-il passé ? Tu es descendue comme une furie et ensuite, on ne t’a plus entendue pendant une heure. Tu es entrée dans le miroir ? Où t'es-tu retrouvée ?

− Je n’arrive pas à croire que j’ai cette conversation, s’exclama la jeune fille. Ça n’a aucun sens, les mondes parallèles n’existent pas.

− Et pourtant j’en viens, fit-il doucement. Et si je comprends bien, tu y es allée aussi. »

Elle se releva, et se mit à faire les cent pas, incapable de rester immobile. Elle mourait d’envie de s’enfuir en courant, et d’oublier cette journée. Et pourtant, elle sentait une force naître en elle, un besoin d’en apprendre plus sur ce monde, de savoir qui était son père et d’où il venait. Morgan pouvait lui fournir certaines réponses. Alors elle lui raconta dans les moindres détails ce qu’elle avait vécu dans l’autre monde. A la fin de son récit, il hocha la tête.

« Je savais qu'il y avait un passage gardé par la famille Telonska, mais j'ignorais où ils habitaient... et j’ignorais aussi que le prince et la reine étaient passés par là.

− Le prince et la reine ? Ça te dérangerait d’être plus clair ?

− Je crois que je devrais commencer par le début. L'Aélie est un royaume dirigé par le roi Phelps Tan'o'legan, et son fils est le prince Jack O’legan. »

Léana le dévisagea.

« Jack O’legan ?

− Oui. Et je suis quasiment certain que la femme sur ce médaillon est sa mère, la reine. Alors même si ta mère a dit que ton père s’appelait Jack Legan, je pense pouvoir affirmer que mon prince et lui sont une seule et même personne.

− Et moi je suis quoi, princesse ? »

La réplique moqueuse était sortie toute seule, mais Léana sentit son visage se décomposer quand Morgan hocha la tête. La chaleur lui monta aux joues, elle balbutia :

« Je… je suis princesse ? Mon père est un prince ? »

Il acquiesça de nouveau.

« Oui, il est de sang royal. Mais ça fait longtemps qu’il a laissé tomber son titre.

− Pourquoi ?

− Il y a de nombreuses années de cela, un groupe d'insurgés s'est soulevé contre Phelps Tan’o’legan : ils voulaient la peau de la famille royale. Prenant peur pour les siens, le roi a organisé la fuite de son fils et de sa femme. »

Léana sortit le portrait de sa poche.

« Cette femme est donc ta reine.

− Était. J'avais quatre ans quand elle est partie. Ta mère ne s’est pas trompée sur ce point : il y a dix-neuf ans, la guerre faisait rage, et notre prince et notre reine ont fui comme des lâches. »

Léana fut étonnée de sentir de la rancœur dans sa voix.

« Ce n'était pas pour se protéger ? demanda-t-elle.

− Le rôle d'un monarque est de protéger son peuple. Ce n'est pas en fuyant qu'ils ont sauvé des vies, au contraire. Quand ils ont disparu, ça a été encore pire, parce que les gens pensaient avoir été trahis. Le reste du peuple a pris part à la guerre. Mes parents en faisaient partie.

− Ils ont combattu leur roi ?

− Ils ont considéré que leur roi avait manqué à son devoir envers son peuple. Ma famille était noble, ce n’était pas difficile de prendre les armes. Mes deux parents sont morts parce que ton père a fui ses responsabilités. »

Léana frissonna : bien qu'elle n'y fût pour rien, elle ne pouvait empêcher la culpabilité de l'envahir.

« Je suis désolée...

− Et un an plus tard, voilà qu'il réapparaît, déclarant que sa mère, la reine, est morte. Pour que la paix revienne, le roi avait été obligé de céder aux instances du peuple et ça n'a pas plu au prince. Il a tenté de s'emparer du pouvoir pour remplacer son père, mais le roi l'en a empêché. Jack a quitté le pays, et on n'a plus eu de nouvelles depuis. »

Léana fut prise de nausées en comprenant que son père avait disparu depuis dix-huit ans sans laisser de trace. Peut-être était-il réellement mort à sa naissance, comme elle l'avait toujours cru.

« A-t-il parlé de moi ? A-t-il dit... qu'il avait eu un enfant avec une étrangère ? »

Morgan secoua la tête.

« Je suis désolé, Léana, mais le prince Jack ne suivait que ses propres intérêts. Il a peut-être aimé ta mère, mais je ne pense pas qu'il ait prévu de revenir s'occuper de toi. »

Une sensation de désespoir s'empara de la jeune fille.

« Et toi, que fais-tu ici ? Un stage ? Tu viens d'un pays étranger dont je suis, comme par hasard, la princesse... »

Sa voix s’éteignit sur ce mot. Mais le regard de Morgan changea, et il inclina soudain la tête.

« C'est vrai, vous êtes ma princesse. Je vous prie de m’excuser si je vous ai blessée.

− Arrête, gronda Léana, c'est ridicule. Que fais-tu ici ? »

Une lueur de malice brillait dans son regard quand Morgan répondit :

« Pardonnez-moi, mais vous êtes ma supérieure, princesse Léana. »

Elle le foudroya du regard, peu désireuse de plaisanter à ce sujet. Elle avait peine à intégrer tout ce qu’il venait de lui dire.

« La vérité, c’est qu’on m'a confié pour mission de me rendre chez les Mercier, mais j’ignorais de quoi il retournait. Je devais y rester un mois, et attendre la suite des évènements. J'ai pris contact rapidement avec Lucas et on est devenus amis. J’ignorais qui tu étais avant que Carmen ne nous dise que la femme sur le médaillon était ta grand-mère.

− Et tu crois que je vais gober ça ? Que c’est par hasard qu’on se rencontre le jour où je découvre un passage vers ton monde ? »

Il prit un air blessé, mais elle n’eut pas le temps d’insister. La porte s'ouvrit d’un coup et Lucas fit irruption dans la pièce, l’air surpris.

« Qu'est-ce que vous faites ici ? interrogea-t-il. Pourquoi vous vous êtes enfermés tous les deux ?

− On discute. Ça te pose un problème ? répliqua Léana, aussitôt sur les nerfs.

− Je me demande juste ce que vous faites, Léana. »

Il jeta un regard étrange à Morgan.

« Ça fait à peine quelques heures que vous vous connaissez. Je trouve que c’est un peu tôt pour s’enfermer dans une chambre. »

A un autre moment, Léana aurait sans doute pris la remarque à la rigolade. Mais elle était bouleversée, et le sous-entendu caché de son cousin la mit hors d’elle.

« Non mais qu’est-ce que vous avez, tous, à me considérer comme une gamine ? Tu crois que je ne suis pas capable de me défendre si j’en ai besoin ? Ou alors tu penses comme ma mère, que je ne suis une enfant fragile ? J’ai le droit de faire ce que je veux ! »

Probablement alertée par les cris, Claire fit apparition dans la chambre. Elle avait l’air impassible qu’elle prenait toujours lorsqu’elle cherchait à comprendre quelle bêtise ils avaient bien pu faire. Le calme olympien qui émanait d’elle envahit Léana et apaisa la flamme brûlante de sa colère. Elle en eut le souffle coupé.

« Pourquoi tous ces cris ? 

− Lucas s’imagine des choses, répondit la jeune fille d’une voix soudain faible. Je… j’ai besoin qu’on me laisse tranquille.

− Ecoute, Léana… commença Lucas, mais sa grand-mère l'interrompit.

− Laisse-moi m’en occuper, Lucas. Sors un peu prendre l'air et rassurer tout le monde, je vais parler à ces deux jeunes gens. »

Le garçon s’en fut avec un soupir agacé. Claire ferma la porte, puis se tourna vers sa petite-fille.

« Assieds-toi et calme-toi. Tu trembles. »

Léana se rendit compte que c’était vrai. Elle se laissa tomber sur le lit, posa sa tête dans ses mains et se força à prendre de grandes inspirations. Le silence régna dans la pièce tandis qu’elle calmait ses pensées tumultueuses, et reprenait le contrôle d’elle-même.

« Je suppose que vous vous êtes enfermés tous les deux ici pour discuter du père de Léana. Je me trompe ? »

La jeune fille releva la tête, surprise. Sa grand-mère avait les bras croisés, le dos droit, et fixait Morgan de son regard ambré. Celui-ci fronça les sourcils.

« Alors vous savez. »

Claire hocha la tête.

« J’ai reconnu votre accent dès l’instant où vous m’avez saluée.

− Une seconde… intervint Léana. Mamie, tu savais d’où venait Morgan ? Tu… tu savais d’où venait mon père ? »

La vieille femme la regarda, et poussa un soupir.

« Crois-tu vraiment que je pourrais cacher la porte d’un autre monde dans ma cave sans en avoir conscience ?

- Le miroir… depuis tout ce temps, tu savais ? Comment t’as pu me cacher ça aussi longtemps ? Maman est au courant ?

- Ta mère ne t’a pas menti sur ce point-là. Elle a toujours ignoré d’où venaient Jack et Camilla. »

Léana tressaillit. Camilla était probablement le nom de sa grand-mère. Instinctivement, elle caressa le médaillon qu’elle tenait encore.

« Tu y es allée, n’est-ce pas ? » demanda Claire. Lorsque la jeune fille fit signe que oui, elle continua d’une voix pleine de regrets : « Je pensais pourtant avoir bien caché ce miroir. Comment l’as-tu trouvé ?

- Je me suis souvenue du signe sur le miroir, le même que sur le médaillon. »

Elle tourna le bijou pour leur montrer.

« Et ensuite, je… je ne sais pas. Je sentais qu’il était encore dans la cave. Mon instinct m’a guidée.

- Ou autre chose, murmura Morgan.

- Et qu’as-tu vu ? » demanda Claire d’un ton curieux.

Cette question finit d’assommer la jeune fille. Sa grand-mère lui avait caché non seulement la vérité à propos de son père, mais aussi l’existence d’un monde parallèle dans sa cave. Elle n’avait plus les mots pour répondre, ne savait plus que penser. Le sentiment de trahison était trop grand. Elle fut soulagée lorsque Carmen arriva pour leur annoncer que la famille Sene devait partir. Léana se rendit compte qu’il était déjà dix-huit heures, et une lointaine alarme dans sa tête lui rappela qu’elle avait deux contrôles le lendemain. Ce problème lui semblait à présent si insignifiant ! Elle se leva tel un robot, évita les regards de Claire et Morgan et suivit sa mère hors de la pièce. Dans la salle principale, Maxence et Benjamin se préparaient pour partir. Léana mit son manteau, et s’apprêtait à suivre sa famille en bas quand sa grand-mère la stoppa.

« Reviens me voir le plus vite possible, ma chérie, fit Claire. On a beaucoup de choses à se dire. »

Toujours incapable de répondre, Léana lui lança un regard peiné. Elle vit ensuite que Morgan la fixait.

« Et tu as un royaume à découvrir », chuchota-t-il.

Léana lui tourna le dos, et dévala les escaliers. Elle s’arrêta devant son cousin, qui arborait un air inquiet.

« Tout va bien, Lucas, ne te prends pas la tête pour rien. On discutait juste, j’avais un coup de fatigue et je voulais un peu de calme. Morgan m’a tenu compagnie.

- Désolé, je suis stupide. Je m’inquiète toujours pour toi, c’est tout ! On se revoit bientôt ?

- Tu rigoles ? Maintenant que je suis de retour à Paris, tu ne pourras plus te débarrasser de moi. »

Ils s'embrassèrent, puis Léana dit au revoir à sa tante et sortit de la maison. Alors qu'elle quittait la maison, une pensée adressée par Morgan lui parvint :

Ne crois pas que tu t'en tireras comme ça. Tu auras très bientôt des nouvelles de mon pays et de moi, calita.

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